Les étoiles naissent dans des filaments
Philippe André

Les images fournies par le télescope spatial Herschel, depuis ces deux dernières années, apportent aux astrophysiciens des enseignements précieux sur le processus de formation des étoiles, l’une des grandes énigmes de l’astrophysique. Au sein du partenariat international créé autour de l’observatoire Herschel, le Service d’Astrophysique (SAp) du CEA-Irfu coordonne un programme  d’étude  nommé  « Relevé  des  nuages  de  la  ceinture  de  Gould ».  Du  nom  d’un gigantesque anneau d’étoiles proches du Soleil, ce programme donne de premières clés de compréhension de la naissance des étoiles au sein de réseaux de « filaments » dans les nuages interstellaires.

 

Les caméras SPIRE et PACS d’Herschel, témoins privilégiés de la naissance des étoiles dans les nuages interstellaires

Herschel est l'observatoire spatial de l’ESA, l’Agence Spatiale Européenne, spécialisé dans le  domaine  spectral  de  l’infrarouge  lointain  et  du  submillimétrique,  une  gamme  de  lumière privilégiée pour observer la naissance des étoiles dans les nuages interstellaires. Parce que ces nuages sont froids (-260oC), ils sont généralement sombres et complètement inobservables sur des images prises en lumière visible. En revanche, les nuages interstellaires deviennent très brillants sur les images obtenues par Herschel dans le domaine de l’infrarouge lointain et du submillimétrique. L’un des programmes coordonnés par le Service d’Astrophysique (SAp) du CEA- Irfu sur l’observatoire Herschel se nomme « Relevé des nuages de la ceinture de Gould1 » (André, Ph., Menshchikov, A., Bontemps, S. et al. 2010, Astronomy & Astrophysics). Il a pour cible la vingtaine de nuages interstellaires ou sites de formation stellaires les plus proches du Soleil (moins de  500  années  lumière),  dont  les  plus  connus  sont  les  nuages  d’Orion,  du  Taureau  et d’Ophiuchus.  Ces  nuages  proches  sont  les  meilleurs  « laboratoires »  dont  disposent  les astronomes pour essayer de reconstituer le « film » de la formation des étoiles et comprendre les mécanismes physiques mis en jeu. L’analyse des images obtenues avec Herschel en direction des trois premiers nuages étudiés en détail par l’équipe du « relevé de la ceinture de Gould », connus sous les noms d’Aquila, IC5146 et Polaris, a déjà conduit à de premiers résultats surprenants.

Avec un diamètre de 3,5 m, Herschel est le plus grand télescope jamais lancé dans l’espace. Equipé  notamment de ses deux caméras d’imagerie de pointe, PACS et SPIRE, pour la construction desquels le SAp a beaucoup contribué (conception des bolomètres - les éléments constituant le plan focal - de PACS, et conception des cryoréfrigérateurs équipant les deux instruments), Herschel offre aux astrophysiciens une moisson de nouvelles informations spatiales et  spectrales2   sur  les  objets  les  plus  froids  de  l’univers.  Les  caméras  embarquées  à  bord d’Herschel ont permis notamment de cartographier de manière complète plusieurs complexes de nuages interstellaires au sein de la « Ceinture de Gould ».

La première surprise est venue de l’observation d’un enchevêtrement de filaments dans chacun des nuages interstellaires étudiés. Avant le lancement d’Herschel en mai 2009, des observations dans l’infrarouge avaient déjà montré la présence de gigantesques réseaux de filaments de gaz dans ces nuages mais le rôle de ces filaments dans le processus de formation stellaire restait mystérieux. Avec Herschel, il a été démontré d’une part que les filaments interstellaires sont beaucoup plus répandus que ce que l’on pensait jusque là et d’autre part que la formation des étoiles a lieu principalement dans les plus denses d’entre eux. Un filament très dense imagé dans le complexe d’Aquila contient, par exemple, un amas d'environ 100 étoiles en formation (Bontemps, S., André, Ph., Könyves, V. et al. 2010, Astronomy & Astrophysics). La comparaison de ces résultats d’observation avec des modèles théoriques a mis les astronomes sur la piste d’un scénario « universel » de manière à expliquer la génèse des étoiles dans les galaxies.

 

Les chercheurs dénouent les filaments interstellaires et exploitent une nouvelle piste pour expliquer leur origine

Avec les images inédites de réseaux de filaments interstellaires livrées par Herschel, ces réseaux de filaments apparaissent comme des éléments omniprésents et constitutifs du milieu interstellaire froid. Un enchevêtrement très riche de filaments est en effet observé dans tous les nuages, aussi bien dans ceux qui ne forment pas du tout d’étoiles comme le nuage de Polaris (Figure 2) que dans ceux qui ont déjà formé un grand nombre d’étoiles comme les complexes d’Aquila (Figure 3) et IC5146 (Figure 1). Polaris est en particulier très filamentaire (Figure 2) alors qu’il s’agit d’une région dans laquelle la formation des étoiles ne s’est pas encore véritablement amorcée. Cette observation fournit un premier indice : l’apparition des filaments dans le milieu interstellaire semblerait précéder la formation des étoiles.

 

 
Les étoiles naissent dans des filaments

A gauche, combinaison des images obtenues avec les caméras SPIRE et PACS d’Herschel. Les « fausses » couleurs correspondent aux différentes longueurs d’onde observées par le télescope (rouge = 500 µm ou micromètres, vert = 250 µm, et bleu = 70 µm). La zone bleue est une nébuleuse éclairée par une étoile massive, plus chaude que le reste du complexe. A droite, zoom qui montre la structure filamentaire qu’a permis d’observer Herschel. (Crédits: ESA/Herschel/SPIRE/PACS/ « Gould Belt survey » Key Programme)

Grâce au pouvoir de résolution spécifique du télescope Herschel, les astrophysiciens ont pu pour la première fois mesurer précisément les dimensions des filaments interstellaires. 90 filaments dans les trois nuages IC5146, Aquila et Polaris ont ainsi été passés au crible par les chercheurs. Chaque filament peut s'étendre sur des dizaines d'années lumière dans l'espace. La surprise est venue de la largeur uniforme de tous les filaments observés : les chercheurs ont constaté qu'ils s’étalaient tous sur une bande de près de 0,3 années-lumière (Arzoumanian, D., Ph. André, Ph., Didelon, P. et al. 2011, Astronomy & Astrophysics). Considérée comme petite dans le milieu interstellaire, cette largeur correspond néanmoins à environ 20.000 fois la distance de la Terre au Soleil.

 

Ce résultat surprenant sur la largeur des filaments interstellaires fournit un deuxième indice quant à leur origine. Le diamètre uniforme de 0,3 années-lumière des filaments se rapproche en effet d’une autre échelle caractéristique connue depuis le début des années 80 dans le milieu interstellaire : l’échelle en dessous de laquelle les mouvements désordonnés qui correspondent à ce que l’on appelle la « turbulence interstellaire » deviennent plus lents que la vitesse du son. A partir de ce constat et d’une comparaison des observations avec plusieurs modèles théoriques, les astronomes de l’équipe du « relevé de la ceinture de Gould » ont pu conclure que les filaments observés avec Herschel sont probablement le résultat direct de la « turbulence interstellaire ».

 

Cette turbulence correspond à des mouvements de gaz désordonnés se propageant dans les nuages interstellaires. Elle est observée depuis les années 70 par les radioastronomes. Les chercheurs s’interrogent encore sur son origine; elle ferait suite aux explosions d’étoiles massives en fin de vie - ou supernovae - qui injectent une quantité énorme d’énergie dans le milieu interstellaire.

 

Les mouvements de gaz désordonnés qui en résultent ont lieu à des vitesses supersoniques3. A l’image du ‘bang’ d’un avion passant le mur du son, ils produiraient donc des chocs qui compriment la matière interstellaire, jusqu’à transformer celle-ci en des filaments plus denses que leur milieu environnant.

 

Lorsqu’on observe ces nuages interstellaires à grande échelle, les vitesses des turbulences interstellaires sont élevées, supersoniques. En revanche, si on cible les observations sur de petites régions interstellaires, les vitesses sont plus faibles, jusqu’à devenir inférieures au mur du son. La largeur observée des filaments correspond justement à l’échelle intermédiaire où les mouvements turbulents sont proches de la vitesse du son. Certains modèles théoriques prédisent d’ailleurs que l’épaisseur caractéristique des structures - telles que des filaments - comprimées par chocs dans les nuages interstellaires doit correspondre à l’échelle « sonique » de la turbulence. Couplé à l’observation d’une profusion de filaments dans des nuages ou cirrus très ténus comme Polaris où les forces de gravité ne peuvent pas être invoquées pour former la texture filamentaire, il s’agit là d’une indication très forte quant à la connexion entre la turbulence interstellaire et l’origine des filaments vus par Herschel.

 

 
Les étoiles naissent dans des filaments

A gauche: Image obtenue avec la caméra SPIRE d’Herschel en direction du nuage interstellaire de Polaris qui ne montre aucune formation d’étoiles. A droite : Zoom qui montre des détails de l’enchevêtrement de filaments observés avec Herschel. (Crédits: ESA/Herschel/SPIRE/« Gould Belt survey » & « Evolution of interstellar dust » Key Programme)

L’observation de proto-étoiles le long des filaments les plus denses

Le pouvoir de résolution d’Herschel a aussi permis aux astronomes d’établir, pour la première fois, un lien direct entre la texture filamentaire du milieu interstellaire et le mécanisme de formation  de  ce  que  l’on  appelle  les  « cœurs  pré-stellaires »  (André,  Ph.,  Menshchikov,  A., Bontemps, S. et al. 2010, Astronomy & Astrophysics). Ces cœurs pré-stellaires sont des globules ou condensations de matière froide dans les nuages interstellaires qui sont sur le point de s’effondrer sur elles-mêmes sous l’effet de leur propre poids jusqu’à donner naissance à des embryons d’étoiles. Les embryons d’étoiles ou proto-étoiles grossissent ensuite et s’échauffent progressivement jusqu’à s’allumer en véritables étoiles comme notre Soleil. L’un des objectifs principaux du « relevé de la ceinture de Gould » avec Herschel consiste justement à obtenir un recensement complet des cœurs pre-stellaires et proto-étoiles dans les nuages interstellaires les plus proches afin d’étudier leur courbe démographique et d’essayer de mieux comprendre l’origine de la distribution en masse des étoiles.

 

 
Les étoiles naissent dans des filaments

A gauche: Combinaison des images obtenues en direction du complexe d’Aquila avec les caméras PACS et SPIRE d’Herschel. Les « fausses » couleurs correspondent aux différentes longueurs d’onde observées par le télescope (rouge = 500 μm, vert = 160 μm, et bleu = 70 μm). La zone bleue est une nébuleuse éclairée par une étoile massive, plus chaude que le reste du complexe. A droite: Zoom qui montre plusieurs globules pré-stellaires et proto-étoiles qui correspondent à des embryons d’étoiles. Ces points brillants en lumière submillimétrique ne sont pas des étoiles déjà allumées mais de simples condensations de gaz en train de s’effondrer sur elles -mêmes et de s’échauffer pour finir par former de véritables étoiles. (Crédits: ESA/Herschel/SPIRE/PACS/ « Gould Belt survey » Key Programme)


Dans le seul complexe d’Aquila, les images obtenues avec Herschel ont mis en évidence environ 500 cœurs pré-stellaires et 200 proto-étoiles (Könyves, V., André, Ph., Men’shchikov, A. et al.  2010,  Astronomy  &  Astrophysics  /  Bontemps,  S.,  André,  Ph.,  Könyves,  V.  et  al.  2010, Astronomy & Astrophysics). Les astronomes ont aussi constaté que la grande majorité de ces cœurs pré-stellaires et proto-étoiles sont distribués le long des filaments les plus denses du complexe, au-dessus d’un certain seuil critique en masse (figure 4) (ou plus précisément masse par unité de longueur des filaments). Ce seuil est d’environ 5 MSolaire (ou masse-Solaire) par année lumière lorsqu’on l’exprime en masse par unité de longueur des filaments. Sur le plan théorique, il s’interprète simplement comme le seuil au-dessus duquel les filaments interstellaires deviennent gravitationnellement instables pour une température de gaz d’environ -260oC. Le même seuil est observé dans le complexe d’IC5146 qui contient également un grand nombre de cœurs pré- stellaires. De plus, dans le nuage de Polaris qui lui ne contient aucun cœur pré-stellaire et aucune proto-étoile, tous les filaments observés avec Herschel sont moins massifs que le seuil de 5 MSolaire par année lumière. Les observations des trois complexes Aquila, IC5146 et Polaris montrent donc la turbulence interstellaire n’est pas suffisante en soi pour former des étoiles. Un ingrédient supplémentaire – la force de gravité – est nécessaire pour fragmenter les filaments les plus denses et conduire à la naissance de proto-étoiles dans les nuages interstellaires.

 
Les étoiles naissent dans des filaments

A gauche: Figure montrant le réseau de filaments identifiés par les astronomes dans le nuage interstellaire d’Aquila à partir des observations obtenues avec Herschel. Le contraste des filaments par rapport au reste du nuage a été accentué par traitement d’image. A droite: Les positions des « cœurs préstellaires » identifiés grâce à Herschel sont indiquées par des triangles bleus sur la même image. Ces cœurs pré-stellaires sont situés principalement le long des filaments les plus massifs du complexe, indiqués en blanc sur l’image, au -dessus d’un seuil d’environ 5 MSolaire par année lumière en masse par unité de longueur des filaments. (Crédits : Herschel « Gould Belt survey » Key Programme / Ph. André & D. Arzoumanian)

En recoupant les premiers résultats d’Herschel obtenus dans le cadre de l’étude systématique  des  nuages  de  la  « ceinture  de  Gould »  avec  des  modèles  théoriques,  les chercheurs ont ainsi pu proposer un scénario pour la formation des étoiles, comprenant deux étapes principales  (André,  Ph.,  Menshchikov,  A.,  Bontemps,  S.  et  al.  2010,  Astronomy  & Astrophysics) :

- Dans    un   premier    temps,    les   « turbulences   interstellaires »    engendrent    un enchevêtrement complexe de filaments dans chaque nuage interstellaire;

 - Puis, dans un deuxième temps, la gravité prend le dessus et fragmente les filaments les plus denses en « cœurs pré-stellaires », qui s'effondrent alors eux-mêmes rapidement en proto-étoiles et finalement étoiles.

 

Autrement dit, les filaments interstellaires et les cœurs pré-stellaires  apparaissent comme les « briques de base » de la naissance des étoiles dans les nuages interstellaires. En particulier, la masse des filaments est identifiée comme le paramètre critique qui contrôle la formation des

étoiles.   Sous   l'effet   de   la   gravité,   les   plus   denses   des   filaments   se   développeraient progressivement par accrétion de matière, pour ensuite se fragmenter en globules individuels, qui finissent par former des étoiles. Les chercheurs estiment que cette étape critique de fragmentation des filaments en globules correspond à un seuil générique au-dessus duquel les filaments interstellaires sont gravitationnellement instables. De manière remarquable, ce seuil générique s’observe aussi à beaucoup plus grande échelle dans les galaxies. Il se pourrait donc que ces filaments interstellaires jouent un rôle « universel » pour comprendre les mécanismes qui régulent la formation d’étoiles dans toutes les galaxies.

 

 

Les  observations  déjà permises  par  Herschel vers  les  trois  nuages  proches  d’Aquila, IC5146 et Polaris ne fournissent pas des preuves directes de ce scénario mais plutôt de très fortes présomptions. L’analyse complète des observations de la vingtaine de complexes de la « ceinture de Gould » avec Herschel ainsi que des observations complémentaires notamment avec des radiotélescopes au sol devront confirmer l’hypothèse des astrophysiciens. Complétés par des efforts de modélisation théorique, ces prochaines observations aideront également les astrophysiciens en vue d’affiner leur scénario sur le processus de formation des étoiles au sein des nuages interstellaires dans les galaxies.

 
#3125 - Màj : 29/03/2013

 

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