22 février 2005
Des fusées aux trous noirs
Un mécanisme d'instabilité nouveau en astrophysique

Par quel mécanisme l’absorption de matière par un trou noir supersonique est-il instable ? Malgré la puissance croissante des calculateurs, les nombreuses simulations numériques effectuées depuis près de deux décennies n'ont pu expliquer de manière satisfaisante la cause physique de cette instabilité. Une étape importante vient d'être franchie par une équipe franco-britannique conduite par Thierry Foglizzo du Service d'Astrophysique du CEA/DAPNIA qui, par une mise en équations, a découvert un mécanisme d’instabilité nouveau en astrophysique. Ce mécanisme dit « advectif-acoustique » est semblable à celui qui se développe dans certains réacteurs de fusées. Cette instabilité pourrait être à l'origine de la variabilité observée à haute énergie dans les couples d'étoiles contenant un trou noir.

 

Trous noirs supersoniques et simulations numériques

Le mouvement d’un trou noir qui se déplace dans le milieu interstellaire à une vitesse supérieure à celle du son, génère une onde de choc similaire à celle engendrée par les avions supersoniques. En 1987, les premières simulations sur ordinateur ont mis en évidence une surprenante instabilité qui déplace le cône de choc de façon très violente, une propriété non prévue par les travaux fondateurs des astrophysiciens anglais Hoyle & Lyttleton, effectués dès 1939. Cette instabilité est-elle réelle ou due aux imperfections du calcul sur ordinateur ? Les simulations numériques souffrent en effet d'une difficulté technique liée à la dimension des régions concernées. Le trou noir absorbe ("accrète") non seulement le gaz qui se trouve sur sa trajectoire, mais également celui qu’il parvient à attirer par sa gravité. A une vitesse moyenne de 300 km/s, la zone d'influence d’un trou noir, appelé aussi rayon d’accrétion, est un million de fois plus grand que sa "taille" appelée horizon de Schwarzschild. Or dans les simulations numériques actuelles, l'objet central qui tient lieu d'accréteur est au mieux 100 fois plus petit que le rayon d'accrétion. Même les méthodes numériques les plus sophistiquées n'ont pas pu identifier la cause physique de l'instabilité observée.

Le schéma de gauche (cliquer pour agrandir) décrit le mécanisme advectif-acoustique entre le choc (en orange) détaché du trou noir (point noir au centre) et la surface sonique (tirets gris). Le trajet de la matière qui passe à proximité du trou noir est représenté par les flèches noires. La fraction du flot   de matière capturée par le trou noir est délimitée par les pointillés gris. Les ondes sonores (lignes brisées en bleu) se propagent jusqu’au choc (a) et génèrent des tourbillons (perturbations d’entropie/vorticité) (en rouge) qui sont transportées vers le trou noir. Ce mouvement de fluide (dit d'advection) dans un flot inhomogène produit en retour des ondes sonores qui se propagent vers le choc. A droite, est représenté un plan d'une simulation en trois dimensions (3D) analogue au schéma de gauche où la densité de la matière est codée en couleurs. L'instabilité est révélée par la répartition et la variation très irrégulière de la matière autour du trou noir. La "taille" du trou noir a été choisie ici 50 fois plus petite que son rayon d’accrétion. (pour lancer l'animation cliquer sur l'image - format mpeg 2 Mo -, Crédit M. Ruffert )

L'équipe franco-britannique a mis le problème en équations et démontré l’insuffisance des mécanismes proposés jusqu'à présent. Elle met en évidence un cycle de perturbations dit "mécanisme advectif-acoustique" entre l’onde de choc et le trou noir. Décrit schématiquement par la figure ci-dessus à gauche, ce mécanisme peut se résumer ainsi : une onde sonore perturbe le choc, produit des perturbations d’entropie et de vorticité qui sont transportées vers le trou noir. Avant d’atteindre l’horizon du trou noir, ces perturbations excitent des ondes sonores qui se propagent à contre courant vers le choc.

Cycles instables dans les réacteurs et les bouilloires

Le cycle advectif-acoustique est une instabilité hydrodynamique globale, se développant dans un fluide en mouvement dans une cavité subsonique. On rencontre ce type d’instabilité dans des systèmes aussi variés et surprenants que le bec siffleur des bouilloires (Chanaud & Powel 1965), le réacteur à propergol solide d’Ariane 5 (Mettenleiter, Haile & Candel 2000), ou les statoréacteurs (Abouseif, Keklak & Toong 1984).

Dans le bec siffleur d’une bouilloire, la vapeur d’eau sous pression franchit un premier anneau (a), où une couche de cisaillement génère des tourbillons (en rouge) qui sont entraînés (« advectés ») à la vitesse de l’écoulement. Le passage de ces tourbillons dans le deuxième anneau (b) génère une onde sonore en retour (un « feedback » acoustique, en bleu). En atteignant alors le premier anneau, elle stimule la formation des tourbillons à une fréquence directement liée à la durée de ce cycle advectif-acoustique. L’onde sonore sortante nous alerte par son sifflement.

Dans les statoréacteurs, un cycle instable se développe entre la région de combustion des gaz (a) et la tuyère de sortie (b) selon la séquence suivante : une onde acoustique (en bleu) perturbe la combustion, produit des poches de gaz mal brûlé (en rouge) qui sont ensuite entraînées vers la tuyère. Ces perturbations d’entropie, en franchissant la tuyère, génèrent une onde acoustique qui se propage à contre courant vers la région de combustion. Cette instabilité est responsable d’une combustion imparfaite et de vibrations indésirables à basse fréquence.

Une approche analytique de cette instabilité

Les travaux de cette équipe reposent sur une étude détaillée du couplage entre ondes acoustiques (le son) et perturbations de vorticité (les tourbillons). La résolution du problème se sépare en deux étapes. La première consiste à calculer les tourbillons produits par une onde sonore qui atteint un choc. La seconde doit estimer le son produit par la chute d’un tourbillon dans un flot d’accrétion sur un trou noir. La conjugaison de ces deux processus physiques rend compte de l’efficacité du cycle advectif-acoustique global. Les auteurs sont parvenus à démontrer que l’instabilité de cet écoulement est inévitable si le choc est détaché. Pour compléter cette démonstration de principe, ils ont passé en revue 18 années de simulations apparemment contradictoires et montré qu’elles deviennent cohérentes sous l’angle de ce nouveau mécanisme physique. Ce travail ouvre également la porte à de nouvelles simulations qui permettront d’extrapoler les caractéristiques du flot instable pour des objets aussi compacts qu’un trou noir.

Au delà du cas des trous noirs supersoniques, ce mécanisme s’avère déjà prometteur dans le contexte des explosions d'étoiles. En déstabilisant le choc pendant la première seconde de l'explosion, il pourrait expliquer l'asymétrie de l'explosion. Trous noirs, explosions d'étoiles, tuyères de fusées et bouilloires offrent ainsi de surprenantes analogies physiques.

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Publication :

"A fresh look at the unstable simulations of Bondi-Hoyle-Lyttleton accretion"
Foglizzo T., Galletti P., Ruffert M. : à paraître dans la revue Astronomy and Astrophysics, 2005 

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Références :

" Ramjet rumble : the low frequency instability mechanism in coaxial dump combustor " Abouseif G.E., Keklak J.A., Toong T.Y. 1984, Combustion Science and Technology 36, 83
" Some experiments concerning the hole and ring tone " Chanaud R.C., Powell A. 1965, Journal of the Acoustical Society of America 37, 902
" The effect of interstellar matter on climatic variation " Hoyle F., Lyttleton R.A.1939, Proceedings of the Cambridge Philosophical Society 35, 405
" Adaptative control of aeroacoustic instabilities " Mettenleiter M., Haile E., Candel S. 2000, Journal of Sound and Vibration 230, 761
" Three-dimensional hydrodynamic Bondi-Hoyle accretion IV. Specific heat ratio 4/3 " Ruffert M. 1995, Astronomy & Astrophysics  Supplement series 113,133 version électronique


Notes
[1] Supersonique : Un objet est dit supersonique si sa vitesse est plus grande que la vitesse du son locale. Dans le référentiel du trou noir; le gaz est supersonique avant de franchir le choc et subsonique juste après. En s'approchant du trou noir, sa vitesse redevient supersonique. Le surface sonique définit la région de transition subsonique - supersonique.
[2] Perturbations d’entropie et de vorticité : N'importe quelle perturbation d’un gaz parfait peut se décomposer en une somme d’une partie compressionnelle, une partie tourbillonnaire, et une partie entropique. La vorticité mesure la quantité de tourbillons dans un fluide en mouvement. L'entropie est une quantité thermodynamique qui est conservée lorsque les échanges de chaleur sont negligeables. Les parties tourbillonnaire et entropique se déplacent à la vitesse du gaz. La partie compressionnelle est évacuée à la vitesse du son sous forme d’ondes sonores.
[3] Cycle advectif-acoustique : l’advection désigne le transport à la vitesse du fluide, par opposition à la propagation acoustique qui a lieu à la vitesse du son. Un cycle advectif-acoustique implique à la fois des perturbations advectées, telles que l’entropie et la vorticité, et des perturbations acoustiques. De même, lorsqu’un microphone se trouve devant une enceinte, le sifflement strident ("Larsen") provient d’un cycle instable que l’on pourrait appeler « électrique-acoustique », car la propagation du signal se fait de façon électrique du micro à l’enceinte, et de façon acoustique de l’enceinte au micro.
[4] Rayon d’accrétion : rayon du cylindre d’accrétion qui sépare la matière absorbée (accrétée) de celle qui échappe à l’accréteur. Pour un trou noir de masse M et de vitesse v, il vaut RA~2GM/v2, G étant la constante universelle de gravitation. Il est donc plus grand que l’horizon de Schwarzschild par un facteur (c/v)2, où « c » est la vitesse de la lumière.
[5] Rayon de Schwarzschild : (ou horizon de Schwarzschild) distance critique en deçà de laquelle ni matière ni rayonnement ne peuvent s'échapper du trou noir. Sa valeur est égale à 2GM/c2.
[6] Instabilité locale, instabilité globale : une instabilité locale s’exprime par un critère local, comme par exemple l’existence d’un maximum de vorticité (instabilité de Kelvin-Helmholtz) ou la présence d’un gradient d’entropie vers le bas (instabilité convective). A l’inverse, une instabilité globale peut s’interpréter par l’interaction de régions éloignées entre elles, sous forme d'un cycle.

Rédaction: Thierry Foglizzo / Christian Gouiffès

 
#1202 - Màj : 22/02/2005

 

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