Mesure de la polarisation tensorielle
(t20)
dans la diffusion élastique électron-deuton

En quelques mots

Le deuton (spin 1) a 3 facteurs de forme, que l'on détermine par 2 mesures de section efficace et 1 mesure de la  polarisation du deuton dans l'état final
(tous ces mots sont expliqués plus bas):
        ---> détermination des densités de charge et de magnétisation liées aux caractéristiques de l'interaction proton-neutron,
        ---> structure du deuton à courte distance.

 
 

L'expérience s'est déroulée en 1997 au Laboratoire Jefferson (Virginie - USA),  menée par une collaboration France/Etats-Unis/Suisse/Arménie.
 
 

Le dispositif expérimental comprend:

 la cible cryogénique de puissance (lD2),
le spectromètre à électrons,
la ligne magnétique pour deutons,
le polarimètre POLDER,
étalonné à l'accélérateur Saturne (France).



 
 
 
 

Objet de notre étude : le passage d'un monde de nucléons à un monde de quarks

En principe, l'interaction des nucléons pourrait être décrite à partir des interactions entre quarks. Malheureusement, cette démarche s'avère, du moins pour le moment, d'une complexité insurmontable car la théorie mène  des équations insolubles. On utilise alors une approche moins ``microscopique'', qui consiste à observer directement l'interaction de deux nucléons, et en particulier, comme c'est ici l'objet, en déterminant les propriétés électromagnétiques du deuton.


Le laboratoire : le deuton

Le deutérium, premier isotope de l'hydrogène, fournit au physicien nucléaire le noyau atomique le plus simple, le deuton. Formé d'un proton et d'un neutron, le deuton a été abondamment étudié depuis plusieurs décennies, mais il constitue le laboratoire privilégié d'étude de certains effets non conventionels dans la structure des noyaux.

En effet, moins un noyau comporte de nucléons (proton ou neutron), plus on peut lui transférer de l'énergie sans le casser. Et plus on lui transfère de l'énergie dans ces conditions, plus on l'observe dans des configurations où les nucléons sont très proches l'un de l'autre, voire se recouvrent. Dans le cas du deuton, et pour l'expérience considérée, on ``voit'' les deux nucléons à courte distance relative (moins de 1/2 fermi = 0.5 10-15 m) sensiblement inférieure à la taille des nucléons eux-mêmes. On s'attendrait naïvement à observer des phénomènes (nucléaires) liés à la sous-structure en quarks des nucléons. Or il n'en est rien de façon manifeste et c'est ce paradoxe que théoriciens et expérimentateurs essaient de résoudre. 


Des observables pertinentes : les facteurs de forme

Le deuton, étant chargé électriquement, crée un champ électrique. Mais ce champ n'est pas isotrope, signe que la distribution de charge n'apparaît pas exactement comme une sphère dans l'espace, qu'elle est déformée. De plus, le mouvement des charges élémentaires à l'intérieur du deuton, ainsi que leurs magnétisations intrinsèques (spins), créent un champ magnétique. A ces caractéristiques électromagnétiques du deuton correspondent trois propriétés statiques, globales, mesurables: charge électrique, moment quadrupolaire électrique et moment dipolaire électrique. Comment mesurer la répartition spatiale de ces charges et magnétisations? Dans une expérience de diffusion d'électrons, la répartition des électrons après leur collision ``élastique'' (c'est-à-dire sans casser le noyau cible de deutérium) est enregistrée point par point. La figure de diffusion ainsi obtenue s'exprime en termes de quantités que les physiciens appellent ``facteurs de forme'', lesquels sont mathématiquement reliés à la répartition des charges et magnétisations par une ``transformation de Fourier''. C'est ainsi, par le biais des facteurs de forme, que les accélérateurs d'électrons tiennent lieu de puissants microscopes aux physiciens nucléaires.

Le deuton étant une particule de moment cinétique (ou spin) S=1 dans les unités usuelles, on montre que sa structure électromagnétique est totalement décrite par trois (2S+1) facteurs de forme: un facteur de forme de charge monopolaire (FC) lié à la composante sphérique de la distribution de charge électrique, un facteur de forme de charge quadrupolaire (FQ), qui est une mesure de la déviation de la forme de cette distribution par rapport à une sphéricité parfaite, et enfin un facteur de forme magnétique (FM). Dans les expériences de diffusion d'électrons, le simple comptage des électrons diffusés dans les différentes directions permet de séparer la partie ``charge'' de la partie ``magnétisation'' des facteurs de forme. Mais on ne peut distinguer ainsi les parties monopolaire et quadrupolaire des facteurs de forme de charge.

Pour y parvenir, on a mesuré la polarisation des deutons après la diffusion, la polarisation étant la valeur moyenne de la projection du spin sur un axe de référence (+1, 0 ou -1 pour une particule de spin 1). En effet la probabilité relative de peuplement de ces trois états de spin (qui en notation mathématique porte le nom de t20) s'exprime en fonction du rapport des facteurs de forme de charge monopolaire et quadrupolaire. La mesure de la polarisation des deutons permet donc de les séparer.

t20 proportionnel à f+1 +  f-1  -  2 f, f  étant la fraction de deutons dans l'état de spin correspondant (f+1 +  f-1   +  f0   = 1).  

Dans la diffusion électron-deuton, t20  est une fonction de FQ/FC.


L'expérience

Pour mesurer la polarisation des deutons éjectés par l'impact d'un électron, il faut les faire rediffuser sur une autre cible qui possède une sensibilité à cette polarisation. On doit donc réaliser une expérience de double diffusion: à la diffusion primaire électron-deuton succède la réaction secondaire du deuton avec une cible qui analyse sa polarisation. Mais l'on arrive alors à des taux de comptage très faibles (quelques unités par heure); il faut y remédier en partie par la taille et la puissance des équipements: intense faisceau d'électrons, cible épaisse de deutérium liquide (avec une puissance de refroidissement capable de dissiper l'échauffement causé par le faisceau), grande ouverture des détecteurs. Il faut de plus une bonne efficacité du polarimètre, détecteur secondaire chargé de mesurer la polarisation des deutons. Toutes ces conditions sont d'autant plus difficiles à remplir que l'on veut ``voir'' le deuton dans des configurations rares à très courte distance relative entre les deux nucléons.
 


... et son histoire

C'est en 1988, après des prédictions de théoriciens anglais, qu'a été mise en évidence auprès de l'accélérateur SATURNE la sensibilité d'une réaction dite d'échange de charge: d + p --> (pp) + n. Le neutron du deuton ``cueille'' la charge d'un noyau d'hydogène et il reste vers l'avant une paire non liée, mais corrélée, de deux protons. L'ISN-Grenoble a entrepris la construction d'un polarimètre basé sur ce principe, en collaboration avec le LNS et le SPhN-Saclay. Après étalonnage avec un faisceau de deutons de polarisation connue à SATURNE, ce polarimètre a été envoyé au Laboratoire Jefferson (Etats-Unis). Dans le même temps, le LNS et le SPhN-Saclay concevaient une ligne d'aimants destinés à ramasser le plus possible de deutons sur la cible secondaire du polarimètre et lançaient la construction d'un grand aimant quadrupolaire à ouverture disymétrique, une géométrie inhabituelle mais bien adaptée aux besoins de l'expérience. Les physiciens américains avaient de leur côté préparé un grand spectromètre pour les électrons diffusés, ainsi qu'une impressionante cible cryogénique de deutérium liquide qui, grâce à une circulation forcée au travers d'un puissant réfrigérateur, pouvait rester liquide malgré les quelques 500 watts déposés au passage du faisceau.

Autour du noyau de physiciens de l'ISN-Grenoble et du SPhN-Saclay, une collaboration internationale s'est mise en place pour finalement installer tout ce dispositif auprès de l'accélérateur d'électrons CEBAF du Laboratoire Jefferson et réaliser l'expérience en 1997. L'expérience a duré cinq mois. Elle a probablement battu un record mondial de luminosité intégrée (intensité du faisceau x épaisseur de cible x temps de mesure), ce qui donne une idée des moyens mis en jeu. Bien que longue (et éprouvante pour les physiciens et physiciennes), l'expérience s'est déroulée exactement comme prévu.

L'analyse des données enregistrées (quelques 200 Giga-octets à traiter) a été faite dans cinq laboratoires différents. Elle a duré deux ans et conduit à la soutenance de six thèses de doctorat, trois en France, une en Suisse et deux aux Etats-Unis. Les résultats préliminaires, puis définitifs, ont été présentés dans des conférences, et finalement publiés dans des revues spécialisées.


Une conclusion

Les résultats principaux de l'expérience sont illustrés dans la figure ci-dessous: la polarisation tensorielle t20 varie en fonction de l'impulsion Q transférée au deuton. On en déduit la variation du facteur de forme de charge FC. Comme l'illustrent la plupart des courbes de calculs théoriques, tout se passe encore comme si les nucléons gardaient leur identité, alors que la distance entre eux est de l'ordre de 2/Q, soit aussi petite que 0.3 fm. Le paradoxe dont nous parlions ci-dessus reste entier.

Par contre, la comparaison détaillée avec des calculs théoriques permet de tirer des enseignements précieux:

- Les courants d'échange (MEC), qui mesurent la contribution au processus de mésons échangés entre les deux nucléons, sont déterminés plus précisément.

- Des progrès théoriques récents d'une description complètement relativiste du deuton (par exemple courbe dénotée CIA sur la figure). Ceci pourra avoir des implications pour d'autres systèmes de deux particules.

- L'approche quelque peu simplificatrice de la chromo-dynamique quantique perturbative (PQCD) ne peut rendre compte des résultats, repoussant encore plus loin (à de plus grandes valeurs de Q) un régime asymptotique où les six quarks qui composent le deuton participent également au processus de diffusion de l'électron.

La figure au format PostScript


Pour en savoir plus

Il existe sur la toile d'autres sites consacré à cette expérience :
- sur l'expérience elle même, la collaboration de physiciens et les publications
- sur l'accélerateur CEBAF
- sur le polarimètre POLDER

et voici les références de nos publications scientifiques:
- Résultats de la fonction A(Q) : Physical Review Letters 82 (1999) p.1379.
- Résultats de la fonction t20 : Physical Review Letters 84 (2000) p.5053.
- Paramétrisations de l'ensemble des résultats : European Physical Journal A 7 (2000) p.421.

 

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