04 mars 2011
De la fission nucléaire à l’hypothèse d’un 4e neutrino : l’effet papillon !

Le groupe Double Chooz de l’Irfu vient de publier des résultats surprenants sur le flux d’antineutrinos produits par la fission de l’uranium et du plutonium dans les réacteurs de centrales nucléaires. A l’aide d’une meilleure estimation de ce flux, un décalage de 3% par rapport aux prédictions qui ont fait référence depuis 25 ans a été mis en évidence. Si l’on réinterprète avec ce nouveau flux les résultats des expériences d’oscillations de neutrinos effectuées jusqu’à présent auprès des réacteurs, se révèle alors une « anomalie » significative dans l’ensemble des mesures passées. Le manque d’antineutrinos mesuré atteint près de 6%, car la révision du flux théorique vient renforcer l’effet d’un léger déficit présent dans l’ensemble des mesures. L’explication de cette anomalie par l’existence d’une nouvelle particule, un 4e neutrino « stérile », est une hypothèse qui va étonnamment dans le sens d’autres résultats indépendants. Ce 4e neutrino qui ne serait sensible qu’à la gravitation serait à rajouter au bestiaire du modèle standard de la physique des particules. Son existence aurait aussi des conséquences cosmologiques qui devront être confrontées aux observations. Mais la vérification irréfutable de l’existence de cette nouvelle particule passera par des mesures de flux de neutrinos à moins de dix mètres des cœurs de réacteurs. Ceci est à la portée des techniques actuelles des expériences de détection des neutrinos et tout particulièrement de Nucifer, un détecteur qui se prépare à prendre des données auprès du réacteur de recherche Osiris de Saclay.

 

Prédire l’émission de neutrinos  par un réacteur nucléaire

 

L’expérience Double Chooz a pour objectif l’étude précise des oscillations de neutrinos auprès de la centrale EDF de Chooz, à l’aide d’une mesure relative entre deux détecteurs identiques situés à 400 m et 1 km des cœurs de réacteur. Depuis la fin de 2010 le détecteur à 1 km des cœurs est en prise de données. En attendant le démarrage du deuxième détecteur prévu pour la fin de 2012, Double Chooz a déjà la capacité d’améliorer la mesure du paramètre décrivant le mélange entre les différentes sortes de neutrino. Durant cette phase, la référence au détecteur proche doit être remplacée par une prédiction précise du flux d’antineutrinos émis par les réacteurs au jour le jour. L’équipe de l’Irfu travaille depuis 2006 à l’amélioration des ces prédictions.

 

Un réacteur nucléaire produit de l’énergie par la fission entretenue de noyaux d’uranium et de plutonium. A chaque fission, les noyaux instables produits subissent des désintégrations β, qui émettent chacune un antineutrino et un électron associé. Pour évaluer le flux d’antineutrinos issu de réacteurs, toutes les expériences avant Double Chooz ont utilisé des données de référence pour la fission de l’uranium-235, du plutonium-239 et 241, provenant de mesures effectuées auprès du réacteur ILL de Grenoble dans les années 80 [1]. Ces données décrivent très précisément les distributions des électrons émis. On en déduit, par modélisation, les spectres de neutrinos correspondants. C’est dans le but de s’affranchir de cette modélisation que l’équipe de l’irfu a pensé à développer avec Subatech-Nantes une méthode « ab initio »  , fondée sur les milliers de désintégrations β de produits de fission répertoriées dans les bases de données nucléaires.

 

 « Nous avons constaté que nous pouvions reproduire 90% des spectres de l’ILL en faisant appel aux bases de données. Seuls les 10% restants ont dû être traités par l’ancienne modélisation » explique David Lhuillier. « Comme le spectre de fission de l’uranium-238 qui contribue pour sa part à environ un dixième du flux total émis par un réacteur n’avait pas été mesuré à l’ILL, nous l’avons évalué par notre méthode. Du coup, nous avons vraiment amélioré la justesse du calcul final »,

Le résultat de ces prédictions montre, pour tous les isotopes, une émission d’antineutrinos plus forte de 3% que celle donnée par la méthode classique. Selon David Lhuillier, « l’étude détaillée de toutes les sources d’erreur a montré que l’incertitude finale de notre méthode reste comparable à celle des publications de référence ». Tous ces travaux ont fait l’objet de la thèse de Thomas Mueller ; un article [2] va être publié dans la revue Physical Review C.

 
De la fission nucléaire à l’hypothèse d’un 4e neutrino : l’effet papillon !

Anomalie des antineutrinos de réacteurs. Sont indiqués pour chacune des 20 mesures le nom de l’expérience, la distance du détecteur au réacteur, la rapport du nombre mesuré d’antineutrinos sur celui attendu et les erreurs statistique et systématique.

L’anomalie des antineutrinos de réacteur

 

« Fort de cette nouvelle réévaluation du flux d’antineutrinos de réacteur, nous nous sommes lancé avec curiosité sur l’impact de ce changement apparemment mineur, sur l’ensemble des mesures publiées qui utilisaient, elles, les anciennes prédictions », dit Thierry Lasserre, l’un des promoteurs de l’expérience Double Chooz. Les résultats de 20 expériences réalisées dans les années 80-90 en France (ILL, Bugey 3 et 4), aux États-Unis (Savannah River), en Suisse (Goesgen), et en Russie (Krasnoïarsk, Rovno) ont été réexaminés. A la révision du flux d’antineutrinos de réacteur, se sont ajoutées la baisse de la valeur du temps de vie du neutron et la prise en compte de l’accumulation des produits de fission à vie longue dans les cœurs nucléaires — d’après des simulations réalisées en collaboration avec le laboratoire Subatech de Nantes. Ces deux effets  accroissent encore le déficit moyen entre le nombre d’antineutrinos mesuré et celui attendu qui atteint maintenant 6%  environ ! Cette « anomalie des antineutrinos de réacteur » apparait clairement dans la figure 1.

 

Cette anomalie pourrait s’expliquer tout simplement par des biais notables, soit dans la prédiction du flux d’antineutrinos, soit dans l’ensemble des résultats des expériences de neutrinos de réacteur. Mais l’amplitude importante de l’effet et le nombre de mesures mises en cause a poussé les chercheurs de l’Irfu à proposer une hypothèse plus hardie, impliquant une extension du modèle standard de la physique des particules : l’existence d’un 4e neutrino. Maximilien Fechner, physicien à l’Irfu, explique : « ce neutrino serait stérile, c’est-à-dire insensible à toute interaction hormis la gravitation, mais pourrait se mélanger avec les trois saveurs connues de neutrinos (électronique, muonique, et tauonique) par le biais d’oscillations. » La détection des neutrinos de réacteur souffrirait donc d’un déficit dû à l’oscillation d’antineutrinos vers un antineutrino stérile et donc directement indétectable !

 

D’autres mesures expérimentales présentent des anomalies que l’on peut interpréter comme un signe possible de l’existence de neutrino stérile [3] : les données d’étalonnage des expériences de neutrinos solaires Sage et Gallex (dans laquelle le CEA s’était fortement engagé dans les années 90), et les résultats de l’expérience de Fermilab MiniBooNE avec un faisceau de neutrinos produit par accélérateur. Guillaume Mention, physicien de l’Irfu est enthousiaste : « Dans notre article soumis à Physical Review D, nous avons effectué une analyse combinée de l’ensemble de ces anomalies qui montre qu’elles sont toutes compatibles avec des oscillations vers un neutrino stérile dont la masse serait très différente de celle des autres neutrinos ! »

 

L’hypothèse de l’existence du 4e neutrino doit désormais être confrontée à l’ensemble des observations expérimentales ou cosmologiques. Pour trancher définitivement, il faudrait observer au-delà d’un déficit global à grande distance, la marque de ses oscillations, c’est-à-dire la transformation d’une partie des neutrinos émis en neutrinos stériles. Ce phénomène n’est visible que dans les premiers mètres de parcours des neutrinos. La mesure la plus sensible à ce jour est celle réalisée en 1981 à l’ILL à 8,76 m seulement du cœur du réacteur, mais elle n’est malheureusement pas assez précise.

 

Moins d’un mois après la mise à disposition des résultats à la communauté scientifique un premier colloque sur l’anomalie des antineutrinos de réacteur et les neutrinos stériles vient d’avoir lieu à l’université de Munich le 8 février 2011.

Deux types de tests décisifs ont été discutés :

- la détection d’antineutrinos de réacteurs à moins de 10 m des cœurs compacts de réacteurs de recherche : plusieurs projets sont déjà en gestation de par le monde. Le projet Nucifer, initialement consacré à la non-prolifération des matières nucléaires fissiles, pourrait être le premier à entrer en lice au milieu de l’année 2011 ;

- Le déploiement d’une source de neutrinos de très haute activité , de type de celles utilisées dans les expériences Sage et Gallex, au cœur ou près de grand détecteurs à liquide scintillant (Borexino, KamLAND, SNO+) donnerait une mesure très propre de l’empreinte de l’oscillation en fonction de la distance à la source.

 

 

Activités, conférences et publications à propos de l'anomalie réacteur

 

Conclusion

            Comme un battement d’aile de papillon qui induirait un cyclone à des milliers de kilomètres de distance, le frémissement des spectres des antineutrinos de réacteurs aura-t-il des conséquences insoupçonnées ? D’abord sur l’infiniment petit avec une remise en cause du modèle standard de la physique des particules ; puis sur l’infiniment petit avec une nouvelle contribution des particules massives à la cosmologie. Si le scénario est plausible, des vérifications s’imposent et la prochaine campagne de mesures de Nucifer à Osiris pourrait apporter la première d’entre elles.

 

Contacts :

Th. Lasserre

D. Lhuillier

 

 

 

Auteurs des articles : M. Cribier, M. Fechner, Th. Lasserre, A. Letourneau, D. Lhuillier, G. Mention, Th. Mueller.

 

 

Références :

 

 

[1] K. Schreckenbach et al., Phys. Lett. 160B (1985) 325. A.A. Hahn, K. Schreckenbach et al., Phys. Lett. B218 (1989) 365.

[2] G. Mention et al., « Improved Predictions of Reactor Antineutrino Spectra » , disponible en ligne , arXiv:1101.2755 [hep-ex].

[3] C. Guinti and M. Laveder, Phys. Rev. D82 (2010) 053005.

[4] Th. A. Mueller et al. « The Reactor Antineutrino Anomaly  » : arXiv:1101.2663 [hep-ex].

 
#2988 - Màj : 25/10/2017

 

Retour en haut