02 février 2004
L'accélérateur qui voit double
Pour observer la forme des particules élémentaires, les physiciens utilisent de gigantesques microscopes électroniques, les accélérateurs d'électrons. Mais quand, avec le même appareil, deux observateurs voient deux images complètement différentes du proton, on commence à se poser des questions. Pierre Guichon (SPhN) et Marc Vanderhaeghen (université de Williamsburg) proposent une explication. Parmi les particules élémentaires, le proton joue un rôle central car il constitue, sous forme d'hydrogène, la quasi-totalité de la matière visible de l'univers. C'est aussi, grosso modo, la moitié des constituants des noyaux atomiques, l'autre moitié étant les neutrons. Il est donc bien normal qu'on s'intéresse de près à cette particule qui n'est pas si élémentaire que ça. C'est quand même un petit objet. On sait que son rayon est environ un millionième de millionième de millimètre et donc, pour l'étudier, il faut un microscope électronique à (très) fort grossissement : c'est l'accélérateur d'électrons. Actuellement il n'en existe que deux capables de fournir une image raisonnablement précise. Le vénérable Slac, en Californie et le fringuant Cebaf qui est situé au laboratoire JLab en Virginie. L'Europe, qui en son temps eut un projet ambitieux, se contente d'envoyer des physiciens travailler dans ces installations américaines. Le proton est constitué de particules plus petites dont certaines portent une charge électrique. Quand un électron propulsé par l'accélérateur arrive dans le voisinage du proton, les charges internes de celui-ci l'attirent ou le repoussent plus ou moins selon leurs positions. Ceci perturbe la trajectoire de l'électron et avec un appareil de détection idoine, on détermine la probabilité pour qu'il soit dévié dans telle ou telle direction. On appelle cela mesurer la section efficace de diffusion. A partir de celle-ci on peut alors reconstruire la répartition des charges, ce qui donne une image « électrique » de la forme du proton. Pour que ça marche il faut que l'électron ait une grande énergie, sinon il peut être dévié alors qu'il est encore trop loin du proton pour voir sa structure interne. Une cible ponctuelle, au sens mathématique du terme, produirait le même effet, qu'on appelle « diffusion de Rutherford ». Naturellement celle-ci sert de référence pour dire si une particule est ponctuelle ou non. Le rapport entre la section efficace mesurée et la section efficace de Rutherford définit les facteurs de forme de la particule étudiée. Ils sont la signature de sa structure spatiale et pour le proton il y en a deux : l'électrique, GE, et le magnétique, GM, qui sont fonction de la variable Q2, une combinaison de l'énergie et de l'angle de diffusion de l'électron. Plus Q2 est grand, meilleure est la définition de l'image finale. Comme leur nom le suggère, GE dépend de la distribution spatiale des charges électriques tandis que GM dépend de la distribution de la magnétisation. Celle-ci est crée, comme dans un électro-aimant, par les courants électriques qui circulent à l'intérieur du proton. Ces deux facteurs de forme recèlent donc des informations fondamentales et c'est pourquoi des efforts importants ont été, et sont encore, consacrés à leur détermination expérimentale par la diffusion d'électrons de haute énergie. La méthode de mesure repose sur l'approximation d'échange d'un seul photon. En gros l'électron incident émet un photon virtuel qui est absorbé par la particule cible. On peut alors montrer que la probabilité de diffusion est une combinaison linéaire de GE et GM. En variant l'énergie du faisceau et l'angle de diffusion à Q2 constant, on change les coefficients de cette combinaison, ce qui permet d'extraire GE et GM. Cette méthode, dite de Rosenbluth, a été la seule praticable à grand Q2 jusqu'à l'avènement des faisceaux d'électrons polarisés au JLab. 
Lorsque l'électron est polarisé, le photon virtuel transmet une partie de cette polarisation à la cible. En mesurant la polarisation transférée, on accède directement au rapport GE/GM, toujours en supposant l'approximation d'échange d'un seul photon. Les premiers résultats du Jlab utilisant cette méthode sont parus vers la fin des années 90 et ont été complété par la suite. Ils sont manifestement incompatibles avec le même rapport mesuré au Slac par la méthode de Rosenbluth. La figure ci-contre montre l'ampleur du désastre : à Q2 = 5 GeV2, le résultat du Slac est le triple de celui du Jlab ! 
Curieusement il n'y eut pas vraiment de réaction devant cette contradiction. L'avis général et tacite était que la méthode de Rosenbluth est si difficile à mettre en oeuvre à grand Q2 qu'il valait mieux jeter le voile pudique de l'oubli sur les résultats du Slac. Les résultats du Jlab prirent donc le devant de la scène et déclenchèrent une pluie de spéculations théoriques car la décroissance rapide de GE/GM (ronds rouges sur la figure) est insolite. Patatras ! Au printemps 2003 une expérience du Jlab utilisant cette fois la technique de Rosenbluth est venu confirmer les anciens résultats du Slac pour le rapport GE/GM. Qu'un même laboratoire produise des résultats complètement différents pour la même quantité faisait un peu désordre et un certain malaise était perceptible chez les expérimentateurs qui annoncèrent ces résultats à l'atelier de Trente en avril 2003. Très vite les soupçons se sont portés sur l'approximation d'échange d'un seul photon, en dépit des tests que cette approximation avait réussis dans le passé. Il faut dire qu'après avoir vérifié tout le formalisme, on ne voyait plus rien d'autre à mettre en cause dans l'analyse théorique... Mais abandonner cette approximation n'est pas une mince affaire car cela remet en question la fameuse simplicité de la diffusion d'électrons. Pour être clair, on ne sait pas évaluer l'échange de deux photons sans faire apparaître de nouvelles inconnues en plus des facteurs de forme que l'on veut mesurer. Marc Vanderhaeghen et moi-même avons pensé qu'ouvrir cette boîte de Pandore risquait de mener à une impasse. C'est pourquoi nous avons proposé une analyse phénoménologique, publiée récemment dans Physical Review Letters, où le calcul explicite des effets à plusieurs photons n'est pas nécessaire. Si on abandonne l'approximation d'échange d'un seul photon, que se passe-t-il ? On se retrouve avec l'amplitude la plus générale de diffusion électron-proton. Or celle-ci n'est pas extraordinairement compliquée. En utilisant au maximum les symétries de l'électrodynamique et le fait que la masse de l'électron peut être négligée à haute énergie, on trouve que cette amplitude ne dépend en fait que de trois inconnues. Les deux premières sont, à peu de chose près, les facteurs de forme que l'on veut mesurer. Seule la troisième inconnue est une quantité nouvelle qui n'existe que si plusieurs photons sont échangés pendant la diffusion. L'idée s'impose alors d'elle-même : il suffit de combiner judicieusement les donnés de la méthode de Rosenbluth et celles de la méthode de polarisation pour extraire cette inconnue qui mesure l'erreur due à l'approximation d'échange d'un seul photon. La bonne surprise a été de trouver que cette quantité est très petite. C'est bien ce qu'on attend pour un mécanisme d'ordre supérieur dans la constante de couplage de l'électrodynamique, α ~ 1/137, et c'est rassurant car cela explique pourquoi cet effet avait jusqu'alors échappé à la détection. Une fois cette inconnue fixée par la combinaison des deux expériences, on peut alors l'utiliser pour déterminer un rapport GE/GM expérimental corrigé de l'effet d'échange de plusieurs photons. Le résultat est donné par la courbe continue de la figure. On constate alors que la vraie valeur de GE/GM coïncide pratiquement avec celle mesurée par la méthode de polarisation. En d'autres termes, la correction due aux échanges de plusieurs photons a un effet qui est négligeable pour cette méthode, alors qu'il est énorme, à grand Q2, dans le cas de la méthode de Rosenbluth. Tout est bien qui finit bien. D'une part, la technique moderne de mesure par polarisation l'emporte et, d'autre part, cet épisode troublé de la recherche basée sur les accélérateurs d'électrons ouvre de nouvelles perspectives, qui n'auraient jamais vu le jour sans un accélérateur moderne comme celui du Jlab. Ces effets à deux photons, si longtemps négligés, recèlent sans doute de précieuses informations sur la structure du proton et de nouvelles expériences vont les étudier systématiquement. L'avenir de ce domaine inexploré reste à écrire.  
#249 - Màj : 02/02/2004

 

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