22 mai 2019
Des sections efficaces mesurées pour la première fois révèlent l'importance de l'appariement

L'appariement est omniprésent en physique. De la supraconductivité au modèle en couches quantique, le couplage de particules pour former des paires est l'un des moyens préférés par la nature pour réduire l'énergie d'un système. Des nouveaux résultats, obtenus au Radioactive Isotope Beam Factory (RIBF, Japon) avec le dispositif expérimental MINOS, conçu et construit à l’Irfu, montrent pour la première fois que l’appariement joue également un rôle important dans les réactions d’arrachage d’un proton dans les noyaux riches en neutrons. Ces résultats montrent que les sections efficaces d’arrachage d’un proton peuvent être utilisées comme un outil d’étude des corrélations d'appariement dans les noyaux très riches en neutrons, alors que la spectroscopie de ces noyaux n’est pas accessible. En effet, ces derniers sont produits en trop faible quantité pour que la spectroscopie, par étude des gammas émis lors de la désexcitation par exemple, soit envisagée. Cette étude a récemment été publiée dans Physical Review Letters [1].

 

Pourquoi les sections efficaces ?

La section efficace est une observable clé en physique nucléaire, tant pour la planification des expériences (choix du faisceau et de la cible pour produire le noyau d’intérêt avec une intensité raisonnable) que pour l'interprétation des résultats. Parmi toutes les réactions possibles, l'arrachage d’un nucléon (proton ou neutron), induit par une cible de protons, présente un intérêt particulier. Il s’agit, dans le cas de l’arrachage d’un proton, de la réaction :

X(Z,N) + p -> X(Z-1,N) + 2p

où Z correspond au nombre de protons et N au nombre de neutrons qui composent le noyau X. Cette réaction correspond à l’arrachage soudain d'un nucléon (ici un proton), laissant intact le reste des nucléons qui composent le noyau incident (X(Z,N)). Le système résultant de cette réaction est dit "noyau fils" (X(Z-1,N)). Habituellement, on utilise les réactions d’arrachage d’un nucléon pour peupler les états de basse énergie d’excitation d’un noyau et en réaliser la spectroscopie. Dans le cas présent, nous nous concentrons sur les sections efficaces inclusives, c'est-à-dire des sections efficaces vers tous les états finaux peuplés dans le noyau fils. 

En utilisant l'ensemble des données de deux campagnes SEASTAR au RIBF [voir Fait Marquants FM2015, FM2017], une équipe internationale, menée par le CEA Saclay, a extrait 55 sections efficaces inclusives d’arrachage d’un nucléon à partir de noyaux très riches en neutrons. L'expérience a été rendue possible grâce aux faisceaux radioactifs, uniques au monde, de l'installation RIBF de RIKEN et au dispositif expérimental MINOS conçu et construit à l'Irfu (Fig. 1).

Les noyaux analysés dans le cadre de cette étude sont représentés par des points rouges sur la figure 2 et constituent une augmentation très significative des données disponibles.

 
Des sections efficaces mesurées pour la première fois révèlent l'importance de l'appariement

Figure 1 : Le dispositif BigRIPS utilisé pour sélectionner les noyaux d’intérêt (gauche) et MINOS utilisé pour les étudier (droite).

Des sections efficaces mesurées pour la première fois révèlent l'importance de l'appariement

Figure 2 : Carte des noyaux montrant les noyaux pour lesquels des sections efficaces d’arrachage d’un nucléon ont été mesurées précédemment (en bleu) et pendant cette expérience (en rouge).

Effet pair-impair dans les sections efficaces d’arrachage d’un proton

Disposant d’un tel jeu de données, les résultats ont été analysés en cherchant des tendances systématiques. Comme les noyaux étudiés sont très riches en neutrons, leur production - par arrachage d’un proton du noyau incident - entre en compétition avec l’émission d’un neutron si le noyau fils est produit dans un état haut en énergie. C’est le noyau X(Z-1,N-1) qui résulterait alors de la réaction. Un effet très particulier a été observé dans les sections efficaces d’arrachage d’un proton en fonction de l'énergie de séparation d’un neutron Sn, c'est-à-dire l'énergie qu'il faut fournir pour enlever un neutron du noyau. Les données pour les projectiles ayant un nombre pair (impair) de protons sont représentées par des cercles vides (pleins) sur la figure 3(a). On observe deux tendances linéaires distinctes pour les projectiles de Z pair et impair.

Quelle pourrait-être l'origine de cette séparation ? L'arrachage d'un proton d'un projectile de Z impair conduit à un noyau fils de Z pair dans lequel, en première approximation, tous les protons sont appariés. Pour ces noyaux fils de Z pair, l'interaction d'appariement conduit à une densité de niveaux réduite, qui est visible notamment dans la partie à basse énergie du spectre où il existe un écart important entre l'état fondamental et le premier état excité. Les sections efficaces issues de réactions avec des projectiles de Z impairs, sont donc plus faibles en raison du nombre réduit d'états finaux disponibles dans les noyaux fils. 

Pour rendre l'effet plus visible, la figure 3(b) montre la séparation pair-impair (OES) définie, dans le cas des projectiles de Z pair, comme la différence entre la section efficace mesurée d’arrachage d'un proton et la régression linéaire pour les projectiles de Z impair présentée sur la figure 3(a). Inversement, dans le cas des projectiles de Z impair, l'OES est défini comme la différence entre la régression linéaire pour les projectiles de Z pair et la section efficace mesurée d'arrachage d'un proton.

Pour tester cette interprétation, les résultats ont été comparés au modèle de Liège Intranuclear Cascade Model (INCL), un modèle semi-microscopique développé en grande partie à l'Irfu et récemment utilisé pour décrire des sections efficaces inclusives d'arrachage de nucléons. Alors que INCL reproduit bien la diminution des sections efficaces en fonction de -Sn observée dans les données d’arrachage d’un proton, la séparation pair-impair n'est pas reproduite, comme le montrent les carrés bleus de la figure 3(a), et, de manière encore plus évidente, la figure 3(b). Pour imiter l'effet de l'appariement sur les sections efficaces inclusives dans l'approche INCL, une correction phénoménologique a été apportée à l'énergie d'excitation INCL pour les projectiles de Z impair. Cette correction a permis de reproduire qualitativement l'OES (de la ligne bleue à la ligne rouge sur la figure 3 (b)).

Une étude similaire, concernant la réaction d’arrachage d’un neutron, est également présentée dans ce même article. La dépendance entre section efficace inclusive et énergie de séparation d’un neutron n'apparaît pas aussi prononcée dans cette région des noyaux riches en neutrons, tout en n’excluant pas l'effet d'appariement décrit pour les réactions d’arrachage d’un proton. 

 
Des sections efficaces mesurées pour la première fois révèlent l'importance de l'appariement

Figure 3 : Section efficace inclusive (a) et séparation pair-impair (OES) (b) mesurées dans cette expérience en fonction de l'énergie de séparation d’un neutron Sn. Les résultats expérimentaux sont comparés aux calculs INCL.

Conclusions

Ce travail met en lumière le rôle de l'appariement dans la description des sections efficaces d’arrachage d’un proton à partir de noyaux riches en neutrons, et met en évidence la sensibilité de cette observable à la structure des noyaux. Les résultats suggèrent que les sections efficaces d’arrachage d'un nucléon peuvent sonder la structure nucléaire proche de la « dripline » neutrons (limite d’existence des noyaux riches en neutrons, au plus loin de la vallée de stabilité), là où la spectroscopie des noyaux n’est pas accessible.

 
#4589 - Màj : 22/05/2019

 

Retour en haut