L’étude précise des propriétés du boson de Higgs est une porte vers la physique au-delà du Modèle Standard dite « Nouvelle Physique ». Avec des statistiques de plus en plus grandes, les physiciens se concentrent sur les modes de production plus rares pour chercher les failles du Modèle Standard.
L’expérience CMS a fait la première observation d'un processus rare via un unique canal de désintégration du boson de Higgs. Le boson de Higgs est ici étudié dans sa désintégration en deux photons et sa production en association avec une paire de quarks top et antitop (on notera ce canal ttH).
Cette étude a permis la mesure de la section efficace de production ttH avec une précision sans précédent d’une vingtaine de pourcent, ainsi que la toute première mesure des propriétés CP (« charge-parité ») du couplage entre le quark top et le boson de Higgs. Si de telles propriétés ont été étudiées de manière extensive pour les couplages aux bosons, c’est la toute première fois que ces propriétés sont contraintes dans les couplages du boson de Higgs aux fermions (le quark top est un fermion). Le groupe CMS de l’Irfu a joué un rôle majeur dans cette publication. Ce résultat important a été présenté par un membre du groupe CMS de l’Irfu le 14 Avril lors d’un séminaire CERN dédié [1].
Pour cette première mesure [2] , les résultats sont compatibles avec le modèle standard, mais les futures données permettront de réduire les incertitudes sur ces mesures pour tester les limites du Modèle Standard.
Higgs en 2 photons : un canal de désintégration « en or »
Depuis la première observation du boson de Higgs par les expériences ATLAS et CMS du « Large Hadron Collider” (LHC) en 2012, la mesure précise des propriétés de ce boson est devenue une des priorités du programme de physique du LHC. Le boson de Higgs se désintègre instantanément dans le détecteur, il est donc étudié grâce à ses produits de désintégration. Un canal de désintégration « en or » pour l’étude des propriétés du boson de Higgs est le canal en deux photons. En effet, malgré sa rareté (moins de 0,3% des désintégrations du boson de Higgs), il permet de mesurer la masse du boson de Higgs avec une excellente résolution grâce à la mesure précise (à environ 1%) de l’énergie des photons dans le calorimètre électromagnétique de CMS (ECAL). Ce canal, qui a été un des deux canaux de découverte en 2012, permet aussi d’accéder à tous les modes de production du boson de Higgs car les bruits de fond y sont modérés. Le groupe CMS de l’Irfu a joué un rôle central dans la construction du ECAL et continue de jouer un rôle crucial dans sa calibration. Il a donc aussi naturellement joué un rôle important dans la découverte et les mesures des propriétés du boson de Higgs dans sa désintégration en deux photons et en particulier ces dernières années un rôle moteur dans l’étude de la production associée ttH.
Les limites du Modèle Standard de la physique des particules
Le boson de Higgs joue un rôle central dans la théorie qui décrit les particules et leurs interactions, le « Modèle Standard de la physique des particules ». Ce modèle, développé au cours du 20ème siècle, a acquis sa forme finale actuelle autour des années 1970. Il prédit l’existence d’une particule, le boson de Higgs, comme conséquence de la brisure de la symétrie électrofaible, mécanisme qui permet aux particules élémentaires d’acquérir une masse. Le Modèle Standard (MS) a été intensivement testé et permet de rendre compte de presque tous les phénomènes observés en laboratoire à ce jour, son dernier succès étant l’observation du boson de Higgs en 2012. Le Modèle Standard n’est cependant qu’une description incomplète de notre Univers. Il n’explique pas de nombreuses propriétés des particules élémentaires comme le nombre de leurs familles ou les différences entre leurs échelles de masse. D’un point de vue plus général, il n’explique pas non plus l’origine de la matière noire ou de l’énergie noire nécessaires à la description des observations astrophysiques.
Le canal de production ttH : une porte vers la « Nouvelle Physique » ?
De nombreuses propriétés du boson de Higgs n’ont pas encore été étudiées en détail. Le boson de Higgs interagit-il avec les autres particules de la manière prédite par le Modèle Standard ? Des modifications de ces interactions sont prédites par de nombreux nouveaux modèles, extensions du Modèle Standard. Ainsi, l’étude précise des propriétés du boson de Higgs est une porte vers la physique au-delà du Modèle Standard dite « Nouvelle Physique » (NP). Par exemple, la force de l’interaction, aussi appelée couplage, pourrait être différente de celle prévue par le Modèle Standard. Ce couplage entre le boson de Higgs et une autre particule est proportionnelle à la masse de cette particule dans le MS : plus la particule est massive, plus le couplage est grand. Le quark top étant la particule élémentaire la plus massive, son couplage au boson de Higgs, dit « couplage de Yukawa du quark top », est le plus grand.
Le canal diphoton : un canal privilégié pour la mesure du processus ttH
Avec l’échantillon de données important disponible au Run2, 137 fb-1 de collisions proton-proton à une énergie dans le centre de masse de 13 TeV enregistrés entre 2016 et 2018, et les expériences qui développent de nouvelles méthodes d’analyse, des mesures jusqu’alors impossibles voient le jour : des modes rares de production ou de désintégration deviennent accessibles. C’est le cas pour la production en association avec une paire de quarks top et antitop (ttH) qui donne un accès direct au couplage de Yukawa du quark top. Le processus de production associée avec une paire de quarks top-antitop est en effet un processus rare, il représente seulement 1% de tous les bosons de Higgs produits au LHC, avec une section efficace de l’ordre de 0.5 pb. La désintégration en deux photons est elle-même rare, mais la résolution en énergie du ECAL pour les photons permet de mesurer la masse du boson de Higgs avec une grande précision. Cette mesure précise permet d’identifier le boson de Higgs comme un pic étroit sur le bruit de fond dans la distribution de masse invariante diphoton (cf figure plus bas). De plus, ce bruit de fond, composé d’autres processus ayant des signatures très similaires, peut être déterminé directement à partir des données, ce qui rend les sources d’incertitude sur sa détermination faibles par rapport à d’autres modes de désintégration plus fréquents. Ainsi le canal diphoton est le canal en or pour la mesure du couplage entre le quark top et le boson de Higgs, et il le restera pour l’ensemble de la future prise de données du LHC, sa précision étant limitée par les incertitudes statistiques.
Canal ttH : une source supplémentaire de violation de CP ?
Au-delà de la mesure du couplage, la mesure de la structure de charge-parité (CP) de l’interaction est aussi d’un grand intérêt. La conjugaison de charge C transforme une particule en son antiparticule, les charges étant inversées ; tandis que la parité (P) est la transformation des coordonnées d’espace, (x, y, z) étant inversées en (-x, -y, -z). Lorsque les lois de la physique sont inchangées sous transformation CP, la symétrie CP est respectée et on dit que la structure de l’interaction est « CP paire ». Quand ce n’est pas le cas, on dit qu’il y a violation de la symétrie CP. Dans le cas le plus extrême où la symétrie est maximalement violée, on parle de structure « CP impaire ». Le phénomène de violation de CP est connu et permis dans le MS, il est étudié de manière extensive dans le secteur des quarks. Notre Univers est essentiellement constitué de matière – nous sommes composés de protons, neutrons et électrons plutôt que de leurs antiparticules (antiprotons, anti-neutrons, anti-électrons). Or notre compréhension de l’évolution de l’Univers postule l’existence d’une époque caractérisée par une très haute température, à laquelle matière et antimatière étaient présentes en proportions égales. L’asymétrie entre matière et antimatière dans notre Univers est actuellement un des plus grands mystères de la physique. La violation de CP pourrait expliquer cette asymétrie, mais la quantité de violation de CP observée dans le MS est insuffisante pour le faire. C’est pourquoi les recherches de sources supplémentaires de violation de CP, prédites par certains modèles de NP, pourrait nous aider à répondre à cette question fondamentale. La structure CP du couplage de Yukawa du quark top peut être étudiée grâce aux produits de désintégration des quarks top et anti-top lors de la production ttH au LHC, car elle modifie la cinématique de l’événement.
Distribution en masse invariante diphoton pour les événements sélectionnés (points noirs). L’ajustement du bruit de fond est représenté par la ligne rouge pointillée et l’ajustement incluant signal plus bruit de fond par la ligne rouge continue. Le pic à 125 GeV est le signal.
Signature du processus ttH et analyse des données
Les quarks top (ou anti-top) se désintègrent en un jet de quark b (ou anti-quark b) et un boson W. À leurs tours, les bosons W se désintègrent chacun soit en un lepton chargé et un neutrino, soit en une paire de quarks. Avec deux quarks top présents dans l’événement, les signatures possibles sont nombreuses : 6 jets dont 2 de quarks b (désintégration dite « complètement hadronique »), 4 jets dont 2 de quarks b et un lepton chargé (désintégration dite « semi-leptonique ») et enfin deux leptons chargés et deux jets de quarks b (désintégration dites « di-leptonique »). De manière similaire, le boson de Higgs peut se désintégrer de plusieurs manières. Cette étude considère uniquement les désintégrations en deux photons.
Ces produits de désintégration ne sont pas présents uniquement dans la production ttH mais aussi dans des nombreux autres processus connus qu’il est parfois difficile de différencier. Ces processus sont appelés « bruit de fond », en contraste avec le processus ttH recherché, appelé « signal ». Cependant ces processus ont une distribution en masse invariante diphoton décroissant continûment alors que le signal pique à la masse du boson de Higgs (125 GeV) ce qui permet d’estimer statistiquement le nombre d’événements de signal observé.
Machine learning pour trier le signal du bruit de fond
Dans un premier temps les événements avec deux photons bien identifiés sont sélectionnés. Pour enrichir l’échantillon en événements du type recherché sans perdre de signal, des critères de sélections lâches sont tout d’abord appliqués, par exemple on demande au moins un jet et un lepton, ou au moins 3 jets. Ensuite, afin de discriminer les bruits de fond du signal, un algorithme basé sur l’apprentissage automatique appelé “Boosted Decision Tree” (BDT) est utilisé. Cet algorithme est entrainé grâce à des échantillons de données simulées de bruit de fond et de signal, en fournissant à l’algorithme de nombreuses variables discriminantes comme par exemple les variables cinématiques des photons, des leptons, des jets, des variables d’identification des photons ou des jets de quarks b, etc... Pour chaque événement, l’algorithme fournit ensuite un score qui indique à quel point un événement est caractéristique du signal ou non. Ce score, ou variable, appelé « BDT-bkg », prend des valeurs grandes pour le signal et proche de 0 pour le bruit de fond. Sa distribution est représentée sur la figure ci-contre pour les événements comportant au moins un lepton. En ne sélectionnant que les événements à hauts scores, on enrichit significativement l’échantillon en événements de signal, comme on le voit dans la distribution de masse invariante diphoton ci-dessus, où le pic, clairement visible à 125 GeV, est le signal.
Distribution de la variable BDT-bkg utilisée pour sélectionner les événements d’intérêt et rejeter le bruit de fond. Les données (sans les zones de masse diphoton entre 120 et 130 GeV) sont représentées par les points noirs. Les différentes sources de bruits de fond simulées sont représentées en couleur et sont en très bon accord avec les données. Le signal est représenté par l’histogramme noir continu et est distribué sur la droite alors que les bruits de fond sont distribués à gauche. Les événements dans la zone grisée ne sont pas sélectionnés dans l’analyse.
En comparant la taille de ce pic avec sa taille attendue dans le MS, on en déduit le rapport μ entre la section efficace observée et celle attendue dans le MS.
Ce rapport est mesuré ici à μttH =1.38-0.29+0.36
Ces nouveaux résultats sont compatibles avec le MS. Le signal est observé avec une signification statistique de 6.6 déviations standard par rapport à l’hypothèse de l’absence de production ttH. C’est la première fois que l’observation de ce processus a lieu dans un canal unique, sans recourir à la combinaison avec d’autres canaux.
La mesure de la section efficace de production fois le rapport d’embranchement est la plus précise actuellement :
σttH × Bγγ =1.56-0.32+0.34 fb, avec une incertitude de l’ordre de 20%.
Un autre BDT a été entraîné, cette fois dans le but de différencier les événements de signal ayant un couplage standard, c’est-à-dire CP-pair de ceux avec un couplage CP-impair. La figure ci contre montre la distribution de cette variable discriminante D0- pour les données, après que le bruit de fond a été retranché, en noir, ainsi que les distributions attendues pour le cas CP pair (en rouge) et CP impair (en bleu). Il est clair que les données favorisent l’hypothèse CP-pair, c’est-à-dire celle du Modèle Standard, l’hypothèse CP-impair étant exclue par cette étude à trois déviations standard. C’est la toute première fois que cette mesure est réalisée.
Distribution de la variable D0-, sensible à la structure CP du couplage de Yukawa du quark top. Les données, après soustraction de bruit de fond, sont représentées en noir et les hypothèses CP paire (MS) et CP impaire respectivement en rouge et en bleu. Le Modèle Standard est clairement favorisé par les données.
Cette étude unique a permis d’approfondir notre compréhension du boson de Higgs et a, une fois encore, renforcé la robustesse du Modèle Standard. Les incertitudes statistiques sont cependant encore importantes et ces mesures pourront être affinées avec plus de données.
Contact Irfu : Julie Malcles
[1] présentation de Julie Malcles pour la collaboration CMS au CERN: https://indico.cern.ch/event/900904/
[2] article sur arxiv
• Constituants élémentaires et symétries fondamentales › Physique des particules auprès des collisionneurs
• Le Département de Physique des Particules (DPhP)
• CMS
• CMS