La collaboration CMS a présenté sa mesure la plus aboutie actuellement des propriétés du boson de Higgs dans le canal de désintégration en deux photons à l’occasion de la conférence ICHEP en Août 2020. Les résultats sont basés sur les données complètes du Run 2 du LHC, enregistrées entre 2016 et 2018 et montrent un niveau de précision jamais atteint auparavant.
Grâce à cet échantillon accru, à des méthodes d’analyse sophistiquées utilisant l'intelligence artificielle et développées en partie par le groupe CMS de l’Irfu, des mesures jusqu’alors inimaginables voient le jour : l'étude des modes rares de production devient possible. Ce travail de fourmis a permis de réaliser des mesures de plus en plus précises des propriétés du boson de Higgs permettant de tester toujours plus en avant le Modèle Standard de la physique des particules. Ce dernier sort de nouveau triomphant de cette confrontation.
Mais avec le redémarrage du collisionneur LHC en 2022, puis sa montée en luminosité en 2027, la quantité de données va augmenter de manière significative permettant d'examiner le Modèle Standard sous toutes ses coutures.
Le boson de Higgs en un mot (ou presque...)
Depuis la première observation du boson de Higgs par les expériences ATLAS et CMS du Large Hadron Collider (LHC) en 2012, la mesure précise de ses propriétés est devenue une des priorités du programme de physique du LHC. Le boson de Higgs se désintègre instantanément dans le détecteur, il est donc étudié grâce à ses produits de désintégration. Un canal de désintégration en or pour l’étude des propriétés du boson de Higgs est le canal en deux photons. En effet, malgré sa rareté (moins de 0.3% des désintégrations du boson de Higgs), il permet de mesurer la masse du boson de Higgs avec une excellente résolution grâce à la mesure précise (à environ 1% près) de l’énergie des photons dans le calorimètre électromagnétique de CMS (ECAL). Ce canal de désintégration, qui a été un des deux canaux de découverte en 2012, permet aussi d’accéder à tous les modes de production du boson de Higgs car les bruits de fond y sont modérés. Enfin, les bruits de fond peuvent y être estimés à partir des données directement, ce qui réduit les sources d’incertitude de manière importante par rapport à d’autres canaux. Le groupe CMS de l’IRFU a joué un rôle central dans la construction du ECAL et continue de jouer un rôle crucial dans sa calibration. Il a donc aussi naturellement joué un rôle important dans la découverte et les mesures des propriétés du boson de Higgs dans sa désintégration en deux photons et en particulier ces dernières années un rôle moteur dans l’étude de la production du boson de Higgs en association avec une paire de quarks top anti-top ttH.
Le boson de Higgs joue un rôle central dans la théorie qui décrit les particules et leurs interactions, le Modèle Standard de la physique des particules (MS). Ce modèle, développé au cours du 20ème siècle, a acquis sa forme finale actuelle autour des années 1970. Il prédit l’existence d’une particule, le boson de Higgs, comme conséquence de la brisure de la symétrie électrofaible, mécanisme qui permet aux particules élémentaires d’acquérir une masse. Le MS a été intensivement testé et permet de rendre compte de presque tous les phénomènes observés en laboratoire à ce jour, son dernier succès étant l’observation du boson de Higgs en 2012. Le MS n’est cependant qu’une description incomplète de notre Univers. Il n’explique pas de nombreuses propriétés des particules élémentaires comme le nombre de leurs familles ou les différences entre leurs échelles de masse. D’un point de vue plus général, il n’explique pas non plus l’origine de la matière noire ou de l’énergie noire nécessaires à la description des observations astrophysiques et comologiques. La physique au-delà du Modèle Standard, ou « Nouvelle Physique » (NP) a été recherchée activement de manière directe au LHC, c’est-à-dire sous la forme de nouvelles particules non prédites par le MS. Malheureusement, ces recherches sont restées vaines et de larges zones de masse et de sections efficaces ont été exclues par ces recherches. L’absence d’observation directe de nouvelles particules au LHC a mené à un changement de paradigme : les mesures de précision sont maintenant de première importance, dans le but de mettre en évidence des incohérences dans le modèle. En effet, la physique au-delà du MS pourrait interagir et interférer avec les particules connues et laisser son empreinte sur les propriétés des particules du MS. Ainsi, la mesure précise des propriétés des particules et de la force de leurs interactions pourrait fournir des indices sur la NP dès lors que ces mesures dévient des prédictions du MS. De nombreuses propriétés du boson de Higgs n’ont encore pas été étudiées en détails. Le boson de Higgs interagit-il avec les autres particules de la manière prédite par le MS ? Dans le cadre du MS, la force de l'interaction entre le boson de Higgs et tout autre particule est directement reliée à la masse de cette dernière. Des modifications de ces interactions sont prédites par de nombreux nouveaux modèles, extensions du MS. Ainsi, l’étude précise des propriétés du boson de Higgs est une porte vers la NP. Par exemple, la force de l’interaction pourrait être différente de celle prévue par le MS.
Dans le passé, les mesures ont été limitées aux sections efficaces des principaux modes de production. Les quatre principaux modes de production du boson de Higgs au LHC, dont les diagrammes sont représentés ci-dessous, sont:
Avec l’échantillon de données important disponible au Run 2, 137 fb-1 de collisions proton-proton à une énergie dans le centre de masse de 13 TeV, et les expériences qui développent de nouvelles méthodes d’analyse, des mesures jusqu’alors impossibles voient le jour : des modes rares de production ou de désintégration deviennent accessibles, des mesures avec une granularité plus fine peuvent aussi être effectuées pour tester différents recoins de l’espace des phases, dont certains peuvent être plus sensibles à la Nouvelle Physique. La collaboration CMS a présenté sa mesure la plus aboutie actuellement des propriétés du boson de Higgs dans le canal diphoton à l’occasion de la conférence ICHEP en Août 2020.
Caractériser les différents modes de production du boson de Higgs, un accord théoriciens-expérimentateurs!
Les théoriciens et les expérimentateurs ont défini ensemble ces dernières années un cadre commun à ATLAS et CMS permettant d’effectuer des mesures de précision dans le secteur du boson de Higgs dans différentes régions de l’espace des phases prédéfinies et de plus en plus fines au fil du temps. Ce cadre commun se nomme « Simplified template cross section» (STXS) . Dans ce cadre, les principaux modes de production du boson de Higgs sont eux-mêmes sous divisés en différentes régions, définies par certaines propriétés des événements, comme l’impulsion transverse du boson de Higgs ou encore le nombre de jets additionnels. On se propose de mesurer les sections efficaces de production dans chacune de ces régions et de les confronter aux prédictions du MS. Ces régions sont choisies pour maximiser la sensibilité expérimentale tout en diminuant dans la mesure du possible la dépendance à la théorie des résultats. Ce cadre permet aussi une combinaison aisée des résultats dans les différents canaux de désintégration ainsi qu’entre expériences ainsi qu’une réinterprétation plus aisée des résultats par les théoriciens. Le cadre complet des mesures STXS est présenté ci-dessous, les différentes couleurs correspondant aux différents modes de production du boson de Higgs.
Le but est de mesurer les taux de production, ou sections efficaces, pour chacune de ces cases ou “bin” afin d’avoir une image détaillée des propriétés du boson de Higgs. Certaines de ces régions sont plus sensibles à la physique au-delà du MS, par exemple celles avec un boson de Higgs produit avec une très grande impulsion transverse.
Des outils chirurgicaux
Dans un premier temps, les événements avec deux photons bien identifiés sont sélectionnés. Ils sont ensuite classés suivant leur mécanisme de production (en demandant la présence d’objets additionnels dans l’événement qui signe le mode de production). Par exemple, pour le mécanisme de production de boson de Higgs par fusion de bosons vecteurs (« VBF »), on s’attend à trouver 2 jets dans les régions vers l’avant du détecteur. Ainsi, en étiquetant les événements avec des jets vers l’avant, on peut construire des catégories d’événements enrichies en production VBF. De la même manière, des catégories sont construites pour les différents modes de production : production associée à un boson vecteur (VH), production associée à des quarks top (ttH, tH) ou production par fusion de gluons (ggF).
Ces catégories sont subdivisées en sous-catégories, enrichies en événements de différents « bins STXS ». Ce faisant, il devient possible de mesurer les sections efficaces dans chaque « bin » afin de construire la description fine souhaitée du boson de Higgs. Des algorithmes d’apprentissage automatique sont utilisés intensivement afin d’augmenter la pureté des catégories et de rejeter les bruits de fond, dans le but final de diminuer le plus possible les incertitudes sur les mesures. Cette partie du travail nécessite une optimisation fine. Chaque algorithme a un but précis, par exemple l’identification des photons, ou la réjection d’un bruit de fond dominant pour un processus particulier, ou enfin la réjection d’un autre mode de production du boson de Higgs qui viendrait polluer la catégorie. Plus les catégories sont pures en événements correspondants au bin STXS visé, plus la précision est grande car l’incertitude sur les contaminations diminue. De même plus le bruit de fond est faible, plus l’incertitude sur celui-ci, et donc celle sur la mesure finale, diminue. Ces algorithmes sont entrainés en utilisant des données simulées et parfois aussi des données réelles quand c’est possible ou souhaitable. Ces algorithmes utilisent en entrée de nombreuses variables qui permettent de discriminer les bruits de fond ou autres modes de production du signal. Chaque type de catégories utilise pour sa sélection un ou plusieurs de ces algorithmes dédiés et optimisés pour ce type de catégories en particulier.
Pour la première fois, on utilise par exemple un “Deep Neural Network pour séparer les événements où le boson de Higgs est produit avec un unique quark top (tH) de ceux où il est produit avec une paire de quarks top (ttH). Séparer ces événements qui ont des topologies très proches dans le détecteur est difficile et la production avec un quark top unique est un processus très rare et jamais encore observé au LHC. L’image ci-dessous montre un possible événement tH, enregistré par le détecteur CMS en Août 2018.
Les quantités mesurées sont utilisées pour assigner un « bin STXS » à chaque événement. Pour certains « bins », ce choix passe par un algorithme d’apprentissage automatique appelé « boosted decision tree ». Dans le cas de la production ttH, l’impulsion transverse mesurée est utilisée pour classer les événements, afin de faire pour la toute première fois des mesures en fonction de l’impulsion transverse du boson de Higgs.
Grâce aux performances excellentes du calorimètre électromagnétique de CMS, il est possible de mesurer l’énergie des photons très précisément et ainsi de déterminer la masse du boson de Higgs avec un bonne résolution. Grâce à cette grande précision, les paires de photons ayant pour origine le boson de Higgs apparaîssent comme un pic étroit correspondant à la masse du boson de Higgs (125 GeV) dans la distribution de masse invariante diphoton, alors que les bruits de fond, dominés par des paires de photons non issues d’un boson de Higgs, ont un spectre en masse invariante continu et lentement décroissant, comme illustré sur la figure ci-dessous. Afin d’extraire les sections efficaces, un modèle décrivant les formes des distributions en masse des événements avec un boson de Higgs (« signal ») et du bruit de fond sont déterminées grâce à la simulation, après que diverses corrections aient été appliquées à la simulation pour la rendre fidèle aux données réelles. Ces corrections et calibrations sont déterminées sur les données réelles grâce à des processus connus, comme la désintégration du boson Z en deux électrons utilisée pour étalonner les propriétés des photons issus de la désintégration du boson de Higgs en deux photons, les deux signatures étant très similaires dans le détecteur. Ces modèles sont ensuite ajustés aux données dans les différentes catégories afin de déterminer les sections efficaces pour chaque « bin » STXS. La figure ci-dessous représente le modèle (en rouge) et les données (en noir) pour toutes les catégories (88 catégories) de l’analyse combinées.
De la précision avant toute chose
De nombreuses mesures peuvent être faites grâce aux catégories définies, suivant les paramètres que l’on décide de laisser libres dans l’ajustement et qui sont donc déterminés par lui. Tout d’abord, le taux de production total du boson de Higgs ainsi que les taux de production pour les différents principaux modes de production sont mesurés en déterminant la « force du signal », µ. La « force du signal » est définie par le rapport entre le taux de production mesuré et celui prédit par la théorie, la valeur 1 signifiant que le taux de production est exactement celui prédit par le MS. Les valeurs mesurées et leurs incertitudes sont représentées ci-contre, où les points en couleur sont les mesures par mode de production et le point noir représente la mesure de la production totale. Ici, la production tH est mesurée avec la production ttH, via le paramètre µtop. Bien que des fluctuations soient observées par rapport à l’unité, les résultats sont compatibles avec le MS dans les incertitudes. Notons que l’incertitude sur le taux de production total est d’une dizaine de pourcents, cette mesure étant dominée par le mode de production principal par fusion de gluons, alors qu’elle est d’une trentaine de pourcents environ pour les modes VBF, VH et ttH.
Dissection du boson de Higgs
Ensuite, pour aller plus loin, les sections efficaces dans les différents “bins” STXS sont mesurées. La figure ci-dessous montre les valeurs mesurées ainsi que leurs incertitudes pour 24 « bins », simultanément déterminées lors de l’ajustement du modèle aux données. Ici, certains « bins » ont été regroupés pour éviter des incertitudes sur les mesures trop importantes. Le schéma de couleur correspond à celui utilisé dans les figures précédentes : la fusion de gluons est en bleu, la fusion de bosons vecteurs ainsi que la production associée avec un boson vecteur se désintégrant en quarks sont en orange, la production associée avec un boson vecteur se désintégrant en leptons en vert, et enfin les productions ttH et tH en rose et jaune respectivement. Les prédictions du MS pour chaque point, avec leurs incertitudes théoriques, sont représentées par les boîtes grises à pois.
Ce résultat fournit la toute première étude dédiée de la production tH, mode rare de production jusqu'alors inaccessible. Il s’agit également des premières mesures de la production ttH dans différentes régions en impulsion transverse du boson de Higgs. Les sections efficaces mesurées sont en très bon accord avec les prédictions du Modèle Standard qui triomphe encore et laisse une marge de plus en plus étroite à la Nouvelle Physique. Cependant les incertitudes statistiques sont encore les incertitudes dominantes dans ces mesures, signifiant que de nouvelles données viendraient augmenter leur précision. Au prochain run du LHC, qui devrait commencer en 2022, puis au High-Luminosity LHC, commençant autour de 2027, les données disponibles vont augmenter de manière très importante (jusqu’à 20 fois plus de données). De plus, les combinaisons de ces mesures dans différents canaux de désintégration du boson de Higgs et dans les différentes expériences accroîtront elles aussi la précision, afin de tester le Modèle Standard dans ces moindres recoins.
Contact: Julie Malclès
Pour aller plus loin :
http://cms-results.web.cern.ch/cms-results/public-results/preliminary-results/HIG-19-015/index.html
• Constituants élémentaires et symétries fondamentales › Physique des particules auprès des collisionneurs
• Le Département de Physique des Particules (DPhP)
• CMS
• CMS