La désintégration double bêta sans émission de neutrinos (0ν2β) est un processus hypothétique dans lequel deux neutrons à l'intérieur d’un noyau se transforment en deux protons en émettant deux électrons mais aucun neutrino. Si elle venait à être observée, cette désintégration aurait des implications importantes sur notre compréhension des lois fondamentales de la nature. En particulier, elle impliquerait que le neutrino est une particule de Majorana, c'est-à-dire sa propre antiparticule, et donc nous aiderait à comprendre l'asymétrie entre matière et antimatière dans notre Univers.
Dans le cadre de cette recherche, une collaboration internationale [1] à laquelle a pris part un physicien théoricien du DPhN vient de calculer de manière microscopique l’élément de matrice nucléaire (EMN) pour la désintégration 0ν2β entre le 76Ge et le 76Se [2]. Plus celui-ci est grand, plus la désintégration est probable, et inversement. Pour la première fois, l’incertitude théorique a pu être estimée de manière rigoureuse. La valeur de cet EMN a été calculée pour le noyau de 76Ge et le résultat est plus petit que ceux obtenues auparavant grâce aux approches phénoménologiques. Ceci signifie que cette désintégration serait moins probable, et donc malheureusement plus difficile à observer. Les calculs des EMN pour les autres noyaux candidats pour observer la 0ν2β, comme le 100Mo ou le 136Xe se poursuivent ....
Contrairement à sa radioactivité sœur, la désintégration double bêta avec émission de neutrinos (2ν2β), dans laquelle deux neutrinos sont émis en plus des électrons, la désintégration 0ν2β n’a encore jamais été observée. Les expériences actuelles et passées ont pour l’instant seulement permis de déterminer une limite basse pour son temps de demi-vie (t1/2), qui est plusieurs ordres de grandeur plus grand que celui de la désintégration 2ν2β, connue pour être le phénomène le plus lent jamais observé par l’être humain. Par exemple, dans le cas du processus reliant le 76Ge au 76Se, illustré sur la figure 1, la demi-vie pour la désintégration 2ν2β est d’environ 2 x 1021 ans alors que la limite basse pour la désintégration 0ν2β est de l’ordre de 1026 ans, soit une désintégration au minimum 100 000 fois plus lente !
La désintégration 0ν2β, si elle venait à être observée, aurait des implications fortes sur nos modèles théoriques. Comme évoqué précédemment, l’existence de ce processus impliquerait que le neutrino est sa propre antiparticule. De plus, la mesure de son temps de demi-vie nous permettrait d'extraire de l'information sur la masse des neutrinos, et par conséquent, d'en apprendre davantage sur la physique au-delà du modèle standard. Pour toutes ces raisons, la recherche de cette nouvelle radioactivité est l'objet d'un grand effort expérimental à travers le monde auquel le CEA participe par exemple à travers son investissement dans le programme expérimental CUPID [3] ou le développement de prototypes de nouvelle génération dans le cadre de la bourse européenne TINY [4].
La physique nucléaire théorique a aussi son rôle a joué dans cette aventure. En effet, la probabilité de désintégration 0ν2β entre le noyau initial et le noyau final dépend de ce que l’on appelle un « élément de matrice nucléaire » (EMN). Plus celui-ci est grand, plus la désintégration est probable, et inversement. Connaître ces EMN avec précision est donc très utile pour choisir au mieux les noyaux candidats à utiliser dans les nouvelles expériences consacrées à cette recherche et maximiser ainsi les chances de découvertes. Malheureusement, les EMN ne sont pas accessibles directement par l’expérience et doivent être calculés grâce à des modèles de structure nucléaire. Historiquement, les EMN pour les différents noyaux candidats ont été estimés utilisant des approches phénoménologiques qui ont montré de grands désaccords entre elles. Cependant, depuis quelques années des efforts importants sont faits pour calculer ces EMN en utilisant des méthodes microscopiques, dites « ab initio », qui se proposent de résoudre aussi exactement que possible le problème à N corps nucléaire. Un intérêt majeur de ces approches est notamment la possibilité d’estimer de manière précise les incertitudes dans le calcul des EMN. Grâce à cela, les prédictions théoriques ont la promesse d’être plus fiables et plus facilement exploitables par les physiciens concevant les dispositifs expérimentaux.
Figure 2: Valeur de l'EMN M0v et de son incertitude pour la transition entre le 76Ge et le 76Se. Les nouveaux calculs microscopiques (à droite) sont comparés aux résultats phénoménologiques obtenus par le passé (à gauche en vert). Les différentes sources d’incertitudes sont évaluées (voir le texte pour plus de détails). Les calculs ab initio ont été réalisés en utilisant plusieurs méthodes et interactions nucléaires (voir les labels en couleur)
Dans le cadre d’une collaboration internationale [1] à laquelle a pris part un physicien théoricien du DPhN, le calcul ab initio de l’EMN et de son incertitude viennent d’être réalisés pour la désintégration 0ν2β entre le 76Ge et le 76Se. La valeur de l’EMN prédit par la théorie, dans un intervalle de confiance de 68 %, est de 2.60 (+1.28,-1.36). Ce résultat est illustré sur la figure 2. Ceci est particulièrement intéressant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le noyau de 76Ge, grâce à ses propriétés expérimentales intéressantes (détecteurs de haute résolution énergétique, bas bruit de fond, possibilités d’enrichissement isotopique), est l’un des noyaux candidats les plus prometteurs dans la recherche de la désintégration 0ν2β. De fait, plusieurs projets expérimentaux majeurs emploient cet isotope [5]. Ensuite, la grande sophistication du calcul (utilisation d’interactions microscopiques et de plusieurs méthodes ab initio de résolution du problème à N corps), qui s’est notamment basé sur l’utilisation d’émulateurs (des outils qui permettent de simuler de manière approchée le résultat d’un grand nombre de calculs à un faible coût numérique), a permis d’estimer avec précision les différentes sources d’incertitudes : paramétrisation de l’interaction forte liant protons et neutrons (εχEFT), opérateur de transition électro-faible responsable de la désintégration (εOP), méthode à N corps permettant de décrire le noyau comme état lié de protons et neutrons (εMBT), utilisation d’un émulateur (εEM). Enfin, d’un point de vue physique, la valeur de l’EMN prédite par ce calcul est plus petite que la plupart de celles obtenues auparavant grâce aux approches phénoménologiques. Ceci signifie que cette désintégration serait moins probable, et donc malheureusement plus difficile à observer.
Du fait de leur originalité et de leur qualité, ces travaux viennent d’être publiés dans la prestigieuse revue Physical Review Letters [1]. D’une manière plus générale, cette première scientifique ouvre la voie au calcul fiable des EMN par des approches microscopiques et devrait naturellement se poursuivre par des études similaires sur les autres noyaux candidats, comme par exemple le 100Mo ou le 136Xe.
Contact : Benjamin BALLY
[1] Michigan State University (États-Unis), TRIUMF (Canada), Sun Yat-sen University (Chine), Technische Universität Darmstadt (Allemagne), Universidad Complutense de Madrid (Espagne), Universitat de Barcelona (Espagne), University of North Carolina at Chapel Hill (États-Unis), University of Notre Dame (États-Unis).
[2] A. Belley et al., Phys. Rev. Lett. 132, 182502 (2024).
[3] Projet expérimental CUPID.
[4] Bourse européenne ERC : projet TINY.
[5] Dolinski et al., Annu. Rev. Nucl. Part. Sci. 69:219–51 (2019).
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