10 mars 2020
La version étrange d’INCL

INCL (intra nuclear cascade from Liège) est un code de simulation reconnu pour sa capacité à modéliser les interactions particule légère – noyau. Il est utilisé dans des domaines très divers, comme la protonthérapie, les sources de neutron, les faisceaux d'ions radioactifs ou encore les ADS (Accelerator Driven System). Afin d’étendre ses performances dans le domaine des réactions à plus haute énergie, en lien avec le rayonnement cosmique ou l'étude des hypernoyaux, une équipe de physiciens menée par l’Irfu a récemment développé une nouvelle version du code permettant d’inclure les particules étranges. Ce travail était au cœur d’une thèse récemment soutenue (2019) et les nouvelles possibilités offertes par ce code ont été publiées début 2020 dans la revue Physical Review C [1].

 

INCL : un code pour modéliser l'interaction particule légère-noyau

Les réactions nucléaires de moyenne et haute énergie (quelques MeV à quelques GeV) sont étudiées et modélisées depuis longtemps au DPhN.  Une réaction typique est présentée figure 1. Le projectile (ici un proton) entre en collision avec un noyau, déclenchant dans un premier temps une « cascade intra-nucléaire » avant que le système produit se désexcite.   

Le code INCL traite la première partie de la réaction et est associé à un code dit de désexcitation qui traite la seconde partie. INCL a été continuellement amélioré et ses capacités étendues. En particulier, en 2010, ses qualités ont été reconnues par l’AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique) lors d’une comparaison de l’état de l’art des codes de modélisation de l’interaction particule-noyau. INCL a de plus été implanté dans divers codes de transport de particules (cf FM du 30 janvier 2013).

Afin de couvrir plus largement le spectre du rayonnement cosmique, c'est vers les hautes énergies (jusqu'à 20 GeV) qu'INCL a été étendu récemment [2]. Cette extension est particulièrement intéressante pour l‘étude des noyaux formés par l’interaction du rayonnement cosmique (87% d'H, 12% d'He, 1% d'ions plus lourds) avec les corps qu’il rencontre (e.g. météorites, planètes), permettant notamment de mieux comprendre l'histoire de ces derniers.

Or, pour raffiner cette montée en énergie, il est nécessaire de prendre en compte la production de particules dites étranges, composées d’au moins un quark s (étrange) ou son antiquark s dans leur description en briques élémentaires1. Ceci permet alors d'étudier la production d'hypernoyaux, c’est-à-dire des noyaux où un nucléon est remplacé par une ou plusieurs particules Λ, et d’étudier ainsi l’impact de l’étrangeté sur les propriétés fondamentales des noyaux (par exemple son temps de vie). 

 
La version étrange d’INCL

Figure 1 : Exemple de réaction traitée par INCL. Partie haute, 1e étape, la cascade intra-nucléaire (durée : ~10-22 s). Un proton (p) heurte un noyau fait de protons (p) et neutrons (n), ce qui produit, et provoque l'émission de particules (e.g. pion (π), Delta (Δ)). La partie basse, 2nde étape, traite la désexcitation du noyau chaud issu de la cascade (durée : ~10-20-10-16 s).

Implémentation de la production d'étrangeté dans INCL

Les particules étranges K, Λ, Σ sont cousines de particules plus connues, comme le π pour le K (composé d'un quark et d'un anti-quark) et le nucléon pour les Λ et les Σ (composés de trois quarks). Elles ont été ajoutées comme nouveaux degrés de liberté dans le code INCL. Cependant, l'ajout de ces particules nécessite de connaître de nouveaux ingrédients gérant leur production, diffusion et/ou absorption. Par exemple, les sections efficaces quantifiant la facilité à réaliser ces différents processus, doivent être introduites dans le code. Cet exercice n’est pas sans difficulté : même en ne considérant que les voies principales, mettant en jeu les particules les plus présentes dans le noyau (nucléons et π) et les particules étranges, il faut prendre en compte de l'ordre de 400 sections efficaces. Ces dernières proviennent de différentes sources : i) 17% des voies recherchées ont été mesurées et l'information est donc disponible grâce aux expériences, ii) environ 50% peuvent être obtenues en considérant des symétries entre les particules (venant de comportements similaires vis à vis de l'interaction forte), iii) l'information pour les voies restantes devant reposée sur des modèles.

Les nouvelles prédictions d’INCL

Le pouvoir prédictif d’INCL, quant à la production de particules étranges, a été testé sur différentes données expérimentales et notamment en regardant i) la rapidité de la particule Λ et ii) la cinématique du K+.

 

Rapidité de la particule Λ

Pour la production de la particule Λ, nous avons eu recours aux résultats de l'expérience HADES (GSI, Allemagne) [4]. Cette expérience a mesuré le spectre en rapidité : plus les Λ sont produits dans la direction du projectile, plus la rapidité est importante. Le résultat donné par la figure 2 montre les points expérimentaux ainsi que les simulations de trois modèles, dont INCL. Dans la gamme des données expérimentales, les trois simulations donnent des résultats assez différents et INCL est capable de reproduire l'expérience jusqu'à une rapidité de 0,8-0,9. Au-delà INCL semble surestimer les points expérimentaux, mais ceci n'est qu'un artefact. Cette surestimation apparente provient du fait que, pour les rapidités supérieures à 0,8, les données sont extrapolées à l’aide d’un modèle (UrQMD) qui prédit lui-même moins de Λ que INCL (cf Figure 2).

 
La version étrange d’INCL

Figure 2 : Production de Λ dans la réaction p(3,5 GeV)+Nb en fonction de la rapidité. Les données expérimentales ont été prises à l'accélérateur GSI (Allemagne).

La version étrange d’INCL

Figure 3 : Production de K+ dans un domaine cinématique sélectionné (angle polaire 10,5° et d'impulsion 1280 +/- 14 MeV) dans les réactions p+Be, p+Al, p+Cu et p+Ta en fonction de l'énergie du proton. Les données expérimentales (réprésentées par les ronds) ont été prises à l'accélérateur ITEP.

Cinématique du K+

Figure 3 : Production de K+ dans un domaine cinématique sélectionné (angle polaire 10,5° et d'impulsion 1280 +/- 14 MeV) dans les réactions p+Be, p+Al, p+Cu et p+Ta en fonction de l'énergie du proton. Les données expérimentales (réprésentées par les ronds) ont été prises à l'accélérateur ITEP. Suivant les particules émises et leurs caractéristiques cinématiques (angles d'émission, énergie), certaines voies élémentaires sont dominantes dans un processus. 

La figure 3 présente la production de K+ en fonction de l’énergie du proton incident dans un domaine cinématique sélectionné, pour quatre cibles différentes (Be, Al, Cu, Ta).  Les données expérimentales (provenant d’une expérience à ITEP, Institute of Theoretical and Experimental Physics, Russie [5]) sont comparées aux prédictions INCL prenant en compte (triangles) ou non (losanges) la création de particules K+ par les particules Δ (états excités du proton) via les réactions ΔN --> K + X (X désignant toutes les configurations de particules autorisées).  Il est évident qu'à basse énergie la contribution des particules Δ est primordiale pour reproduire les données expérimentales.

 

Conclusion

INCL est aujourd'hui capable de modéliser la création des particules étranges (K, Λ, Σ) et reproduit de manière satisfaisante les données expérimentales. Il est parfaitement compétitif avec d'autres modèles et va même parfois plus loin en décrivant des expériences que certains modèles ne peuvent espérer simuler en des temps raisonnables.

INCL est promis à de futurs développements. En particulier, des demandes ont été formulées pour étendre INCL aux interactions antiproton-noyau, à la fois pour des antiprotons à l'arrêt (énergie inférieure ou de l'ordre du keV) pour des expériences au CERN sur l'antimatière, et pour des antiprotons énergétiques (quelques GeV) à FAIR (GSI, Allemagne) dans le cadre de la collaboration PANDA pour l'étude de l'interaction Λ Λ.

 

Note

1 Dans le modèle standard, les quarks sont les briques élémentaires de la matière.

Références

[1] J. Hirtz et al., Phys. Rev. C 101, 014608 (2020)
[2] S. Pedoux et J. Cugnon, Nucl. Phys. A 866, 16-36 (2011)
[3] J. Hirtz et al., Eur. Phys. J. Plus 133:436 (2018)
[4] HADES Collaboration, Eur. Phys. J. A 50:81 (2014).
[5] A. Akindinov et al., JETP Lett. 72, 100 (2000).

Contact

Jean-Christophe David

 
#4749 - Màj : 11/03/2020

 

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