Les cryomécanismes ICAR qui équiperont l’instrument METIS sur le plus grand télescope du monde : l’ELT à l’horizon 2029 viennent de passer avec succès la revue finale de conception devant un comité d’experts de l’ESO.
Issus d’une ligne de produits initiée en 1997 pour les développements liés au projet VISIR (VLT Imager and Spectrometer for mid Indra Red), les cryomécanismes du CEA nommés ICAR (Indexed Cryogenic Actuator for Rotation) équiperont l’instrument METIS sur le plus grand télescope du monde : l’Extremely Large Telescope (ELT) à l’horizon 2029. Pour cette cinquième génération de mécanismes (2004 VISIR, 2010 MIRI, 2012 CAMISTIC, 2017 EUCLID), les équipes de l’Irfu ont dû revoir l’architecture de ces mécanismes afin de réduire significativement leurs coûts de fabrication, sans en dégrader les performances (répétabilité de positionnement de 15µrad pic à pic). Les cryomécanismes ICAR viennent de passer avec succès la revue finale de conception devant un comité d’experts de l’ESO (European Southern Observatory). Fort de ce succès, le projet va pouvoir entrer en phase d’approvisionnement pour les modèles de qualification et de série.
Voir : la vidéo des étapes de conception et d'assemblage du prototype sur la période 2018-2021
Génèse d’un ICAR
L’idée géniale à la base de ces mécanismes conçus par l’Irfu depuis plus de 20 ans est l’association de deux éléments qui n’étaient pas du tout destinés à fonctionner ensemble. D’abord, un simple moteur pas à pas permet de placer une roue supportant des composants optiques à une position donnée, avec une résolution de 1 pas moteur (1 ° dans notre cas). Ensuite, un embrayage à denture, issu des composants utilisés en milieu industriel pour les transmissions de puissance sur les machines tournantes, vient bloquer cette position avec une grande répétabilité angulaire. Ainsi est né le premier prototype du futur cryomécanisme ICAR. A ce stade du développement, cet objet n’était pas encore compatible avec les ambiances cryogéniques ni le vide associé.
Si les briques de base étaient des composants standards de technologie connue, un gros travail d’étude s’est avéré nécessaire pour concevoir un système capable de fonctionner depuis 20°C jusqu’à des températures de -260°C. Après quelques années de développement et plusieurs prototypes, la première version du cryomécanisme a vu le jour vers la fin des années 1990 et 14 unités (12 dans l’instrument et 2 modèles de remplacement) ont été fabriquées pour le projet VISIR (Vlt Imager and Spectrometer for Mid Infra Red). Le cryomécanisme VISIR est capable de placer une roue supportant des optiques sur des positions précises tous les degrés (360 positons stables par tour) qu’il atteint avec une répétabilité de ±50 microradians (un pamplemousse vu à une distance d’un kilomètre).
Pour le projet MIRI (Mid InfraRed Imager), l’Irfu a obtenu un support financier du CNES (Centre National d’Etudes Spatiales) pour améliorer le mécanisme afin de le rendre compatible avec les spécifications applicables à la roue à filtres de l’instrument MIRI sur le JWST (James Webb Space Telescope). Cette étude a porté sur les choix des matériaux, des procédés de fabrication, de la visserie et a mis en évidence le point faible du design lié à la tenue aux vibrations pendant le lancement d’une fusée.
Le projet CAMISTIC a été l’occasion pour l’Irfu de concevoir un modèle plus compact (200 positons par tour) et d’introduire de nouvelles améliorations.
Entre 2013 et 2017, l’Irfu a contribué au projet EUCLID et nos mécanismes ont été sélectionnés pour mouvoir la roue à filtres et la roue à grisms (optiques de diffraction) sur l’instrument NISP (Near Infrared Spectro-Photometer). La conception du cryomécanisme a été significativement revue car la masse des roues (environ 6.5 kg) combinées aux niveaux d’accélérations spécifiés pour l’instrument (jusqu’à 25 g) imposaient une nouvelle architecture mécanique. Grace à un travail collaboratif entre les équipes du DAp et du DIS et l’implication d’un industriel de pointe (DMP AERO), les cryomécanismes EUCLID ont passé avec succès toutes les étapes de qualification spatiale. Ces travaux ont fait l’objet d’articles et présentations lors des conférences ESMATS-2017 (European Space Mechanism And Tribology Symposium) et SPIE-astronomical instrumentation and telescopes 2018. Les deux modèles de vol ont été livrés en 2017 et sont désormais montés sur l’instrument NISP. Le lancement du satellite EUCLID est prévu en 2022.
Mettant en œuvre des composants et procédés qualifiés pour le spatial et des pièces mécaniques de très haute précision, les mécanismes EUCLID ont un coût récurrent élevé.
Dans le cadre du projet METIS, instrument installé sur un télescope au sol, une réduction importante de coût a été entreprise. Revenant aux briques de base, les équipes de l’IRFU ont entièrement revu les choix techniques pour répondre à la double contrainte d’un équipement toujours aussi performant et d’un coût drastiquement réduit (2.5 fois moins cher).
Conception détaillée des cryomécanismes ICAR
Si le moteur pas à pas « qualifié spatial » fourni par SAFRAN-ED reste un composant incontournable, l’ensemble des autres constituants a fait l’objet d’une analyse mettant en balance les points forts, les axes d’amélioration et les coûts de réalisation. Ainsi, les dentures très fines constituant le système d’indexation (nommé crabot) ont fait l’objet d’une attention particulière. Plutôt que de spécifier des dentures avec des précisions redoutables et de devoir s’adresser à des entreprises de mécanique de haute précision pour les fabriquer, nous nous sommes tournés vers les industries qui fabriquent des engrenages. En provisionnant des jeux de dentures répondant aux standards de fabrication de ces entreprises, nous avons pu valider que les performances de positionnement étaient compatibles avec nos besoins avec des coûts de production moindres. De même, les besoins des utilisateurs finaux varient pour ce qui est du nombre de composants optiques à mettre en œuvre : pour l’instrument NISP, les roues supportent 5 filtres de ~120 mm de diamètre, alors que la roue MIRI supporte 18 composants optiques de ~25 mm de diamètre. De ce fait, avoir un mécanisme pouvant prendre 360 positions était un critère pouvant être reconsidéré.
Parallèlement, nous avons tiré profit des études menées pour le programme EUCLID afin de sélectionner les matériaux dont les coefficients de dilatation sont compatibles entre eux et avec ceux des roulements à billes. Ceci constitue une contrainte forte pour que le mécanisme opère depuis la température ambiante jusqu’aux températures cryogéniques sans contrainte thermo-mécanique.
Les surfaces tribologiques (frottant les unes contre les autres) doivent nécessairement être lubrifiées. Les environnements liés au vide et aux température cryogéniques excluent les lubrifications classiques à base d’huiles ou de graisses et requièrent des lubrifications sèches. Si les projets spatiaux imposent l’utilisation de procédés agrées par l’agence spatiale européenne (ESA), le même lubrifiant peut être également déposé selon des procédés semblables mais n’ayant pas d’agrément ESA. Le bénéfice sur le coût est alors immédiat.
Le profil des dentures utilisées pour le crabot garantit les performances de positionnement du cryomécanisme ICAR sur toute la page de température. Ce profil de denture (dit « de Hirth ») assure un montage sans jeu et garantit le centrage des pièces entre-elles. Ce même profil est aussi employé pour les pièces d’interface, garantissant ainsi que notre mécanisme, majoritairement constitué d’acier inoxydable peut se monter sur une structure en aluminium et supporter des roues faites du même matériau.
Ainsi, un cryomécanisme ICAR se compose des éléments suivants :
- Un moteur pas à pas ayant 360 pas/tour,
- Un système de crabot constitué d’un électroaimant, d’un soufflet et de deux dentures de Hirth à 180 dents.
- Une paire de roulements à billes en acier inoxydable, lubrifiés au bisulfure de molybdène
- Un ensemble de pièces mécaniques en acier inoxydable assurant la tenue mécanique des composants ci-dessus.
Pour valider la nouvelle conception du mécanisme ICAR, un prototype a été construit en 2019. Il a fait l’objet de tests intensifs depuis début 2020. Les performances atteintes dépassent celles des générations précédentes puisque la répétabilité de positionnement angulaire est de 15 microradians (la taille d’une pièce de 1 euro vue à une distance d’un kilomètre).
Le diable se cache dans les détails.
Malgré l’expérience acquise par nos équipes et les solutions techniques retenues provenant des générations précédentes, le mécanisme ICAR a très rapidement montré un problème de fonctionnement à très basse température. Alors que les performances atteintes étaient très satisfaisantes à température ambiante et à froid (-220°C), nous avons constaté que le couple de frottement des roulements à billes augmentait significativement à mesure que la température baissait. Ce point a monopolisé l’attention des équipes de l’Irfu pendant un an et demi avant d’être solutionné. C’est la collaboration étroite entre les compétences en ingénierie mécanique, en instrumentation et en test, couplées dans une approche système intégré qui auront permis de lever le voile sur les origines de ce phénomène.
En ayant choisi de diminuer le nombre de dents du crabot et d’usiner ces dentures sur un plus grand diamètre, nous avons dû agrandir les dents. Par conséquent, l’électroaimant qui est utilisé pour séparer les dentures doit produire un champ magnétique plus intense.
Comme indiqué précédemment, les roulements à billes et les pièces structurelles de ICAR sont faites en aciers inoxydables martensitiques qui ont d’excellentes propriétés mécaniques, mais peuvent se magnétiser facilement. Une fois magnétisés, ces matériaux conservent une aimantation rémanente qui leur donne un comportement semblable à de petits aimants (comme certaines lames de couteaux). Ainsi, nous avons mis en évidence un phénomène de couplage entre les billes du roulement et le champ magnétique environnant. Le remplacement des billes en acier inoxydable par des billes en céramique (nitrure de silicium) a désactivé ce phénomène.
De même, ayant augmenté le diamètre du roulement alors que leur section n’a pas changé, l’influence des différences de coefficients de dilatation entre la matière du roulement (acier inoxydable) et celui de la cage qui retient les billes (laiton) devient plus important. Nos essais ont ainsi montré que les cages en laiton frottaient contre les pistes du roulement à très basse température. De nouvelles cages en VESPEL-SP3 (matériau « glissant » compatible avec le vide et la cryogénie) ont été conçues à l’Irfu et réalisées par un usineur. Enfin, ces mêmes questions de dilatation engendrent des contraintes additionnelles qui viennent « écraser » les roulements à froid. Des brides de serrage spécifiques ont été conçues à l’Irfu pour générer un effort maitrisé sur toute la gamme de température.
Une fois ce problème résolu, les essais des cryomécanismes ICAR se sont poursuivis au dernier trimestre 2020 avec un test de durée de vie effectué sur 165000 mouvements, correspondant à 18 ans d’observations sur METIS. Nous avons ainsi pu soutenir la revue finale de design devant un comité d’évaluation composé d’experts de l’ESO. Le rapport du comité a été rendu début mai 2021 avec le statut « passé » sans aucune action critique et les félicitations du chef de projet.
Les cryomécanismes ICAR de l’Irfu actionneront une douzaine de systèmes optiques sur l’instrument infra-rouge METIS de l’Extremly Large Telescope. Cette vidéo montre le travail sur le prototype pour la période 2018-2021, des premiers assemblages à la revue finale de design. Réalisation O. Corpace @Irfu
Au-delà d’ICAR
Pour le projet METIS, la contribution du CEA ne se limite pas à la fourniture des 14 mécanismes ICAR. L’Irfu a aussi en charge la conception et la fabrication du mécanisme du dérotateur de champ dont la fonction est de compenser la rotation de la terre pour que l’image du ciel sur les détecteurs soit stable pendant les observations. Ce mécanisme cryogénique du dérotateur sera une première mondiale puisqu’aucun autre instrument d’astrophysique n’a choisi de mettre le dérotateur à l’intérieur du cryostat. L’Irfu est aussi impliqué dans la caractérisation détaillée des détecteurs de METIS et dans la mise à disposition d’un équipement de test qui permettra de mesurer les performances des masques coronographiques dans la gamme de longueur d’onde de 8 à 12µm.
Pour les intégrations et les tests des cryomécanismes, l’Irfu s’est doté d’une plateforme dédiée rassemblant une zone d’intégration en salle propre et des cryostats utilisant des cryogénérateurs. Cette plateforme est réservée au projet METIS jusqu’en 2024, mais elle deviendra disponible pour des activités de R&D et nouveaux projets dans 3 ans.
L’expérience acquise par les équipes de l’IRFU nous donne toute légitimité pour poursuivre le développement de cette lignée technologique afin de participer à de futures missions spatiales et d’autres instruments pour les télescopes au sol. Par ailleurs, si l’utilisation des cryomécanismes ICAR a naturellement penché vers les applications d’astrophysique, d’autres perspectives sont possibles, avec par exemple, le positionnement de cibles cryogéniques pour des projets de physique des particules ou physique nucléaire, ou la mise en place de diagnostics faisceau pour des accélérateurs de particules.
Contacts : Jean-Christophe Barrriere, Olivier Corpace, Mickael Lacroix