Arnaud Belloche (Service d’Astrophysique du CEA/Saclay et Laboratoire de RadioAstronomie de l’Ecole Normale Supérieure)
On sait depuis une trentaine d’années que les étoiles se forment par effondrement de « coeurs denses » en rotation au sein de nuages moléculaires. Cependant, jusqu’à très récemment, aucune observation suffisamment précise du phénomène n’existait pour étayer les modèles d’effondrement. Du coup, de nombreuses questions importantes restaient et restent encore en suspens aujourd’hui, comme l’origine de la masse des étoiles ou l’évolution du moment cinétique au cours du processus de formation stellaire. L’observation et la modélisation détaillées d’une proto-étoile extrêmement jeune par Arnaud Belloche au cours de sa thèse au service d’Astrophysique ont permis de progresser de manière significative dans la compréhension de ces problèmes ouverts.Le problème de l’évolution du moment cinétique pendant la formation stellaire est le suivant. Si le moment cinétique spécifique1 initial de la matière était conservé au cours du processus de condensation d’un nuage diffus en coeur dense puis en étoile, alors toute étoile nouvellement formée devrait tourner sur elle-même si vite qu’elle serait disloquée par la force centrifuge. En réalité, au cours de la contraction qui mène d’un nuage moléculaire (échelle spatiale de l’ordre du parsec) à un système solaire comme le nôtre (échelle spatiale 3 à 4 ordres de grandeur plus petite), le moment cinétique spécifique décroît de près de 6 ordres de grandeur (cf. Bodenheimer 1995). Résoudre le problème du moment cinétique revient à comprendre à quel(s) stade(s), où et par quels mécanismes physiques est évacué le moment cinétique pendant le processus de formation stellaire.
Les nouvelles observations conduites par notre équipe dans le domaine millimétrique suggèrent qu’une grande partie du problème est résolue au stade pré-stellaire, c’est à dire pendant la phase de contraction du coeur dense qui précède la naissance de la proto-étoile proprement dite. Notre étude de la proto-étoile très jeune IRAM 04191 dans le nuage moléculaire du Taureau fait en effet apparaître pour la première fois une échelle caractéristique (~3000-5000 UA) au delà de laquelle le moment cinétique est efficacement dissipé au cours de la contraction du coeur pré-stellaire, probablement par freinage magnétique.
L’observation des régions denses des nuages moléculaires de notre Galaxie dans le domaine (sub)millimétrique permet d’étudier les premières phases de la formation stellaire au cours desquelles se forment les proto-étoiles (cf. André et al. 2000). Les proto-étoiles sont des embryons d’étoiles encore profondément enfouis dans leur nuage moléculaire d’origine et entourés d’enveloppes massives de gaz et de poussières en effondrement gravitationnel sur l’objet central. L’étude observationnelle détaillée des plus jeunes proto-étoiles est importante pour identifier les processus physiques qui fixent la masse des étoiles et mieux comprendre le problème de l’évolution du moment cinétique. Grâce à l’effet Doppler, il est possible de mesurer, en projection sur la ligne de visée, les vitesses de contraction et de rotation du gaz contenu dans une enveloppe protostellaire en effondrement gravitationnel par spectroscopie de transitions moléculaires dans le domaine millimétrique. Nous avons ainsi utilisé les deux instruments de l’Institut de RadioAstronomie Millimétrique (IRAM)2 pour étudier la structure en vitesse de l’enveloppe de la plus jeune proto-étoile du nuage du Taureau La proto-étoile IRAM 04191, découverte il y a quelques années par notre équipe en cartographiant l’émission continuum à 1.3 mm3 (cf. André, Motte & Bacmann 1999), est très jeune car on observe qu’elle ne renferme encore en son centre qu’une partie infime (moins de 10%) de sa masse stellaire finale . On estime à moins de ~30000 ans le temps écoulé depuis la formation de son embryon stellaire central. IRAM 04191 est en pleine phase d’accrétion de la matière de l’enveloppe en effondrement, phase qui s’accompagne d’une puissante éjection de matière sous forme d’un flot bipolaire (cf. Fig. 1).Notre nouvelle étude détaillée dans plusieurs transitions moléculaires (Belloche et al. 2002) nous a permis de confirmer que l’enveloppe d’IRAM 04191 présente bien des mouvements d’effondrement (Fig. 1) et de rotation (Fig. 2) autour d’un axe coïncidant avec l’axe du flot bipolaire. De plus, à l’aide de simulations effectuées avec un code de transfert radiatif, nous avons pu pour la première fois quantifier l’amplitude des mouvements de contraction et de rotation, et ainsi apporter des contraintes importantes aux modèles de formation de proto-étoiles. En particulier, nous avons pu montrer que la rotation s’effectue de manière différentielle4 (cf. Fig. 2).
La Figure 3 dresse un bilan quantitatif des caractéristiques cinématiques de l’enveloppe d’IRAM 04191, résultant de notre travail de modélisation des observations (cf. Belloche et al. 2002). Deux régions se distinguent clairement du point de vue cinématique : la partie interne de l’enveloppe (rayon inférieur à ~2000-4000 UA) tourne vite et s’effondre rapidement, tandis que la partie externe tourne et se contracte plus lentement. Le fait que la vitesse de rotation chute brutalement au-delà de 3500 AU, alors même que la vitesse de contraction varie peu, suggère que le moment cinétique est efficacement dissipé dans l’enveloppe externe tandis qu’il est apparemment conservé dans l’enveloppe interne. La chute de la vitesse de rotation à grand rayon peut s’expliquer par freinage magnétique, sous forme d’un transfert de moment cinétique vers le nuage ambiant à plus grande échelle par l’intermédiaire des lignes de champ magnétique. En d’autres termes, l’enveloppe interne d’IRAM 04191 semble en train de se découpler magnétiquement de son environnement et constitue sans doute le réservoir de masse effectif ( M) servant à l’élaboration de la future étoile.Afin de visualiser l’évolution du moment cinétique au cours du processus de formation stellaire, il est utile de comparer les propriétés de rotation d’IRAM 04191 avec celles d’autres objets protostellaires dans le nuage du Taureau. La Figure 4 montre que IRAM 04191 se trouve à la charnière entre deux régimes : les coeurs pré-stellaires, qui n’ont pas encore formé d’embryon stellaire en leur centre, semblent se contracter en gardant une vitesse angulaire constante en raison d’un couplage magnétique efficace avec le nuage ambiant, tandis que les enveloppes protostellaires s’effondrent avec conservation de leur moment cinétique après s’être découplées magnétiquement du nuage extérieur.En résumé, notre étude détaillée de la proto-étoile IRAM 04191 suggère qu’une fraction importante du moment cinétique initial est perdue par freinage magnétique au cours de la phase pré-stellaire. A l’issue de cette phase, le moment cinétique spécifique du système protostellaire formé n’est plus que 2 à 3 ordres de grandeur plus élevé que le moment cinétique spécifique typique de notre système solaire actuel (suivant que l’on inclut le nuage de Oort ou seulement les planètes). Il est comparable au moment cinétique spécifique d’un disque proto-planétaire typique autour d’une étoile pré-séquence principale de type »T Tauri » (cf. Beckwith et al. 1990). D’autres mécanismes de transfert du moment cinétique entrent alors en jeu au cours des phases protostellaires, pré-séquence principale et séquence principale pour »résoudre » complètement le problème :
- Evacuation d’une grande partie du moment cinétique de la matière accrétée par la proto-étoile dans le flot bipolaire éjecté (ne contenant que ~10 de la masse accrétée). Des modèles d’accrétion-éjection magnéto-centrifuges existent pour décrire ce phénomène.
- Formation d’un système multiple pendant l’effondrement et transfert du moment cinétique dans le mouvement orbital du système, puis éjection éventuelle d’une composante. La majorité des étoiles se trouvent en effet dans des systèmes binaires et le Soleil lui-même pourrait s’être formé dans un système multiple (e.g. Larson 2002).
- Redistribution du moment cinétique vers l’extérieur du disque proto-planétaire au cours du processus d’accrétion.
- Ralentissement progressif de la rotation de l’étoile centrale par émission d’un vent stellaire magnétisé classique (cf. vent solaire) au cours de la séquence principale (e.g. Mestel 1968).
Références
André, P., Motte, F., & Bacmann, A. 1999, ApJ, 513, L57André, P., Ward-Thompson, D., & Barsony, M. 2000, Protostars and Planets IV, Eds. V. Mannings, A.P. Boss & S.S. Russell (Univ. of Arizona Press, Tucson), p. 59
Beckwith, S.V.W., Sargent, A.I., Chini, R.S., & Gusten, R. 1990, AJ, 99, 924
Belloche, A., André, P., Despois, D., & Blinder, S. 2002, A&A, 393, 927
Bodenheimer, P. 1995, ARA&A, 33, 199
Larson, R.B. 2002, MNRAS, 332, 155
Mestel, L. 1968, MNRAS, 138, 359
Ohashi, N., Hayashi, M., Ho, P.T.P., Momose, M., Tamura, M., Hirano, N., & Sargent, A.I. 1997, ApJ, 488, 317
Notes
- 1spécifique: c’est-à-dire par unité de masse
- 2(IRAM) : le radiotélescope de 30m de diamètre du Pico Veleta (Sierra Nevada, Espagne) et l’interféromètre du Plateau de Bure (Alpes, France).
- 31.3 mm : cette émission correspond au rayonnement thermique des poussières mélangées au gaz qui constitue l’enveloppe protostellaire.
- 4différentielle : c’est-à-dire avec une vitesse angulaire non uniforme dans l’enveloppe, par opposition à une rotation solide, pour laquelle la vitesse angulaire est uniforme.