La première preuve directe de l’existence d’un trou noir

La première preuve directe de l’existence d’un trou noir

Article paru dans le journal du DAPNIA ScintillationS, N° 36 , Mars 1998 format pdf, 295 Ko

Auteurs: Félix Mirabel, Sylvain Chaty (Service d’Astrophysique), Joël Martin (Service de Physique Nucléaire)

En 1994, par une belle nuit de printemps, Félix Mirabel du SAp et Luis Rodriguez, de l’Observatoire National de Radioastronomie des États-Unis, qui surveillent de près (si l’on peut dire, pour un corps céleste éloigné ; de 40 000 années-lumière) l’objet GRS1915+105 décelé deux ans auparavant par le télescope  » gamma  » SIGMA, le voient cracher deux énormes boules (environ un tiers de notre Lune chacune) à une vitesse qui semble supérieure à celle de la lumière.

Figure 1: GRS 1915+105, la première source superluminale détectée dans la Galaxie. Séquence montrant les éjections dans le ciel. Ces images ont été prises avec le téléscope VLA en configuration A avec une résolution de 0.2 arc sec

Ce n’est qu’une illusion d’optique due à la Relativité. Mais ces deux énormes boules, en apparence dissymétriques, vont quand même à la respectable vitesse de 276000 km/s (92 % de la vitesse de la lumière). Quel est donc ce monstrueux cracheur cosmique capable d’une telle débauche d’énergie (une seule de ces expectorations couvrirait les besoins énergétiques de l’humanité pendant une durée supérieure à l’âge de l’univers !)?

Les deux découvreurs pensent à un trou noir en train d’ingérer petit à petit une étoile proche. Mais ils n’en n’ont pas la preuve directe. Jusqu’ici, on n’a jamais eu que des preuves indirectes de l’existence des trous noirs. Mais là, l’occasion est superbe. Ce brave GRS 1915+105 a la bonne idée d’être, astronomiquement parlant, un proche voisin : c’est un des seuls objets de ce type observé dans notre propre Galaxie.

Alors nos deux astrophysiciens demandent l’aide de Sylvain Chaty et Josep Marti pour l’ausculter sous toutes les coutures pendant trois ans et analyser tous les rayonnements qu’ils arrivent à capter du monstre galactique : ondes radio, infrarouge et rayons X.

Le bilan de ces observations est annoncé dans les prestigieuses revues Science et Nature. Il est saisissant.

En effet il apparaît que ce boulimique cosmique vomit régulièrement, environ toutes les vingt minutes, un nuage de matière si chaude (des millions de degrés) que les atomes sont désagrégés en une purée de protons, de neutrons et d’électrons. La violence du phénomène disperse ces particules à des vitesses proche de celle de la lumière. Ce nuage de plasma relativiste se développe et ses électrons ainsi accélérés émettent un titanesque Niagara de rayonnements électromagnétiques (ondes radio, en bleu sur le graphique, infrarouge en rouge) par effet synchrotron (analogue à celui produit par les électrons d’un accélérateur circulaire comme l’ESRF de Grenoble). Ces ondes sont la signature du plasma.

La mesure de la « luminosité » de ce nuage permet d’évaluer le nombre d’électrons qu’il renferme. On en déduit une valeur approchée de la masse du nuage, en supposant qu’il contient autant de protons que d’électrons. C’est environ la masse du Mont Everest. Le monstre éructe trois Everest à l’heure !

Au delà de l’horizon d’un trou noir ? Nos observateurs ne sont pas au bout de leurs surprises. Leurs détecteurs captent des bouffées extrêmement intenses de rayons X, émises elles aussi toutes les 20 minutes. Leur luminosité oscille autour de 500 000 fois celle de notre soleil. Ces oscillations de grande ampleur et de période inférieure à la minute se voient très clairement sur la Figure 2 (courbe noire). Quelle est l’origine de ces bouffées ? Les astrophysiciens du SAp y voient le chant du cygne des morceaux de l’étoile, qui, avant d’être définitivement avalés par le trou noir, font quelques derniers tours de piste au sein de son disque d’accrétion. Un peu comme un navire enverrait des signaux avant de disparaître derrière l’horizon. Ce navire, les Anciens l’auraient cru perdu, tombé dans le grand gouffre au delà de la Terre qu’ils imaginaient plate. Saluons ces visionnaires : c’est le même sort, mais bien réel celui-là, que subit tout objet touchant au disque d’accrétion à la périphérie du trou noir, véritable zone de non retour. Qui s’aventure au-delà de cet horizon ne revient jamais.

Figure 2: Oscillations de la luminosité dans les rayons-X (2-60 keV), infrarouges (2µm) et radio (6cm) de la source galactique GRS1915+105. La disparition du disque d’accrétion (marqué par la chute dans les rayons-X 7 min après le départ de cette observation) coincide avec avec le début de l’éjection du nuage de plasma relativiste (correspondant à l’augmentation du rayonnement dans les infrarouges). Quand le nuage éjecté s’étend, il devient transparent aux ondes radio, d’où le pic dans le flux d’ondes radio qui est retardé de 15 min par rapport au pic dans les infrarouges. L’absence de données sur le rayonnement X après 29 min est du à l’occulation de la source par la Terre



Alors les astronomes imaginent le scénario suivant : le trou noir attire irrésistiblement fragment après fragment la substance de l’infortunée étoile-compagnon. Arrivés au contact du disque d’accrétion, les fragments sont happés dans un tourbillon fatal et spiralent de plus en plus vite autour de l’ogre noir si pressé de les engloutir qu’il en attrape le hoquet et recrache le plasma évoqué plus haut. Soumis à une effroyable accélération, les morceaux d’étoile émettent un rayonnement intense de rayons X qui peuvent encore s’échapper tant que n’est pas franchi le point d’où même la lumière ne revient pas. Une fois ce point dépassé, une fois l’horizon traversé, plus rien. Le silence. Jusqu’à ce que d’autres substances tombent à leur tour dans le piège, remplissent le disque d’accrétion et relancent les émissions X, infra-rouges et radio. Le cycle complet n’a pas pris plus de 20 minutes. Cette alternance d’émissions et de silence est la preuve directe de l’existence de l’horizon d’un trou noir, donc de l’existence du trou noir lui-même.




GRS 1915+105, un microquasar ? Ces émissions ne sont pas sans rappeler celles des quasars, ces  » quasi-stellar objects  » enfouis au plus profond des galaxies, sources d’une énergie bien plus colossale encore, et que les astrophysiciens estiment être de gigantesques trous noirs des millions de fois plus massifs que le soleil. Mais ces quasars sont tellement énormes qu’un cycle tel que celui qu’on vient de décrire dure plusieurs milliers d’années : il faudrait des dizaines de générations d’astrophysiciens pour observer son évolution jusqu’au « silence radio » suivi de la reprises des émissions. Or on pense que la durée d’un cycle complet est proportionnelle à la masse du trou noir. GRS 1915+105 est une fabuleuse aubaine : proche voisin, sa masse est assez  » petite  » pour qu’en quelques heures on observe assez de cycles et l’on ait ainsi la preuve qu’il s’agit d’un trou noir. Les calculs en cours tendent à lui attribuer une masse égale à une trentaine de fois celle du soleil. Celle d’un millionième de quasar. D’un microquasar. Bravo aux chercheurs du SAp qui viennent de rendre moins troublants les trous noirs.

Après le Prix Scientifique du CEA 1994 partagé avec Jacques Paul (SAp) et Pierre Mandrou (CNRS), Félix Mirabel a obtenu le Prix Bruno Rossi 1996 décerné par la l’American Astronomical Society.