Voyage 2050

Voyage 2050

L’Agence spatiale européenne façonne son programme scientifique pour la période 2035-2050

L’Agence spatiale européenne (ESA) s’est livrée cet automne à un exercice destiné à façonner son programme scientifique pour la période 2035-2050. Après le programme Horizon 2000 démarré en 1983, suivi de son extension Horizon 2000 Plus, l’agence est engagée jusqu’à 2035 dans le programme Cosmic Vision, programmation qui inclut notamment les lancements des missions Athena (2031) et LISA (2034). En vue de planification à long terme des priorités scientifiques au-delà de cette date, l’ESA a sollicité la communauté à travers un appel à idées/projets. Cette consultation a débouché sur la publication de près de cent projets (sous forme de livres blancs ou White Papers), couvrant des domaines aussi variés que la physique fondamentale, l’exploration du système solaire ou bien encore l’étude de l’univers lointain. Le processus d’évaluation aboutira courant 2020 avec une série de recommandations à destination de la direction scientifique de l’ESA. Les scientifiques du Département d’Astrophysique/UMR AIM et collaborateurs ont répondu positivement à cet exercice en proposant plusieurs projets, dont certains sont décrits ci-après.
Le programme complet de l’atelier de Madrid, les diverses présentations ainsi que l’accès à l’ensemble des Livres blancs soumis par la communauté scientifique sont accessibles à partir du site de l’ESA Voyage 2050.
Notons également qu’à l’occasion de cette prospective, l’ESA a invité le grand public à participer à une consultation sur les grandes questions scientifiques prioritaires du prochain programme spatial de l’ESA.

Un calendrier approprié

Comme souligné par le Prof. Günther Hasinger, directeur scientifique de l’ESA, dans son introduction :  » organiser cette consultation fin 2019 correspond à un moment approprié pour définir les priorités scientifiques de l’agence pour la période 2035-2050 « . Pour illustrer son propos, Il rappela que le premier atelier du programme Cosmic Vision, dont le but était de façonner la période 2015-2025, s’était tenu à Paris en 2004 pour voir sa première réalisation concrète fin 2019 avec le lancement de la mission CHEOPS. La rencontre qui s’est tenue à Madrid fin octobre 2019 répond donc en temps à son objectif : préparer le panorama scientifique de l’ESA pour la période au-delà de 2035. Présentation générale et philosophie du programme « Voyage 2050 », synthèse des différents thèmes scientifiques proposés par la communauté, exposés de quelques projets spécifiques et messages des principales agences spatiales internationales ont été au cœur de ces journées. Les thèmes scientifiques abordées ont couvert de très nombreux domaine de recherche, attestés par la diversité et originalité des exposés : expériences in situ dans l’espace, configurations d’expérience nécessitant le vol en formation, constellation de satellites pour étudier le plasma solaire, retour sur Terre d’échantillon de corps du système solaire, intercepteur d’astéroïdes, sondes de l'Univers lointain, batteries de télescopes déployés en vue d'interférométrie etc. Notons également des présentations de plusieurs agences spatiales dont la NASA, la JAXA, Roscosmos ou bien encore la CSA, également consultables sur le site de la conférence.

Implication du Département d'Astrophysique

Fort de son expertise dans le domaine spatial, le Département d’Astrophysique/Laboratoire AIM et ses collaborateurs s’est naturellement impliqué dans cet exercice et ses équipes sont à l’origine – ou y ont amplement contribué – de plusieurs livres blancs, touchant la plupart des thématiques scientifiques au cœur des activités du laboratoire. Ci-après une description des principaux projets du DAp (pour chaque projet sont fournis le lien vers le Livre blanc associé et le point de contact CEA).

A complete census of the gas phases in and around galaxies: far-UV spectropolarimetry as a prime tool for understanding galaxy evolution and star formation

Contact: Vianney Lebouteiller

La gamme de longueurs d'onde des ultraviolets lointains (~912-2000A) donne accès aux transitions atomiques et moléculaires de nombreuses espèces dans les milieux interstellaire (MIS), circumgalactique et intergalactique. Les futures études spectroscopiques UV de la Voie Lactée doivent révolutionner notre compréhension du MIS en tant que milieu dynamique, instable et magnétisé, et relever le défi soulevé par les théories actuelles. Une autre perspective intéressante est de transposer le même niveau de détail actuellement atteint pour la Voie Lactée au MIS dans les galaxies externes. Enfin, il est urgent de comprendre le véritable rôle des échanges et des flux gazeux dans l'évolution des galaxies. Pour ces objectifs, nous préconisons l'utilisation d'un grand télescope UV pour l'ESA Voyage 2050, éventuellement dans le cadre d'une mission conjointe ESA-NASA.

Aux tout débuts de l’ère spatiale, l’astrophysicien américain Lyman Spitzer faisait remarquer que la plupart des transitions de résonance des éléments les plus abondants dans les différents états d’ionisation susceptibles d’être rencontrés dans l’espace se trouvent dans la partie ultraviolette du spectre et qu’elles sont incomparablement plus sensibles que d’autres à de petites quantités de gaz. Cette figure illustre la densité de raies d’absorption spectrales par intervalle de 100Å et l’importance du domaine UV qui n’est accessible que depuis l’espace. Le spectre de fond illustre un spectre d’absorption interstellaire typique vers 1200Å. 

PHEMTO : Polarimetric High Energy Modular Telescope Observatory

Contact: Philippe Laurent

Les processus physiques énergétiques se produisant au cœur des étoiles, autour des objets compacts (étoiles à neutrons, trous noirs), à l’origine du gaz chaud baignant les amas de galaxies produisent un rayonnement X, tout comme les mécanismes d’accélération dans les chocs au sein des restes de supernovae ou ceux conduisant aux puissantes éjections de matière observées dans les galaxies actives. Ces phénomènes ont pour signature des photons d’énergie comprise entre 1 keV (photons X-mous) et plusieurs centaines de keV (notamment ceux traçant la présence d’antimatière via la raie d’annihilation électron-positron à 511 keV), une étendue spectrale qui nécessite aujourd’hui l’usage de plusieurs satellites.
L’observatoire PHEMTO (Polarimetric High Energy Modular Telescope Observatory) propose de relever ce défi en mettant à profit sur une même plateforme deux systèmes focalisant, à basse et haute énergie, équipés chacun d’un plan de détection identique. Le télescope basse énergie (distance focale de 15-20 m), doté de miroirs type ATHENA, NuSTAR ou Hitomi améliorés, couvrira la gamme 1-200 keV tandis que le télescope voisin haute énergie, basé sur le principe des lentilles de Laue (diffraction de la lumière sur des cristaux) et d’une distance focale de 100m (réalisable dans les prochaines décennies grâce à une configuration de vol en formation) donnera accès à la gamme d’énergie 50-600 keV. Dans les deux cas, le système de détection est basé sur un réseau de détecteurs Silicium placé au-dessus d’une matrice de détecteurs CdTe. Tout comme la mise au point des miroirs, les exigences au niveau des détecteurs vont requérir un plan de Recherche et Développement soutenu dans le cadre de cette mission proposée pour Voyage 2050. Originalité de la configuration du plan de détection, PHEMTO est aussi un polarimètre performant, ce qui constitue un atout majeur indéniable pour la science proposée.

A gauche : El Gordo est un amas de galaxies qui subit une fusion avec un sous-amas, visible via la trace “cométaire” laissée dans le gaz chaud de la composante principale. Ce type de fusion doit selon les modèles générer des ondes de choc qui se propagent vers le bord de l’amas. Grace à sa sensibilité sur une large bande d’énergie et sa résolution spatiale, PHEMTO permettra de mesurer les propriétés physiques du gaz avant et après le choc et par là-même de tester les hypothèses conduisant à a génération des chocs. A droite la distribution spectrale observée (points bleus) par le satellite X Chandra et en radio du reste de supernova Cassiopeia A et superposés plusieurs modèles d’émission avec champ magnétique de 50 microgauss. La ligne en pointillé noire indique la sensibilité de PHEMTO qui, pour une exposition de 100 ksec, pourra caractériser en détail les populations d’électrons responsables de l’émission observée.

Voyage through the Hidden Physics of the Cosmic Web

Contact: Gabriel Pratt

La plupart du contenu baryonique de l’Univers se trouve dans le gaz chaud et diffus situé autour des galaxies, dans les groupes et amas de galaxies et dans le gaz filamentaire qui lie ces structures entre elles (la “toile cosmique” ou Cosmic Web). Jusqu’à présent, la détection de ce gaz chaud, qui émet un rayonnement X de basse énergie ou X-mous, est limitée aux régions où le gaz est le plus dense comme dans les groupes et amas de galaxies. L'excellente efficacité de détection des rayons X dans la gamma 0.1-10 keV du projet proposé et son unique pouvoir de résolution spectrale font de cet observatoire un explorateur de la toile cosmique ou Cosmic Web Explorer. Il permettra de détecter et de caractériser les propriétés physiques, et ce pour la première fois, du gaz qui se trouve dans les zones les moins denses, indécelables aujourd'hui, présents dans l'environnement des galaxies individuels et dans les filaments cosmiques.

Distribution de surface en rayons X de l’oxygène fortement ionisé (OVII) traçant la toile cosmique de filaments à grande échelle (simulation numérique IllustrisTNG)

Bringing high spatial resolution to the Far-infrared – A giant leap for astrophysics

Contact: Marc Sauvage

L'infrarouge lointain (IR lointain ou FIR pour Far-InfraRed) couvre le domaine 30-300 μm (10-1 THz), une région où l’atmosphère est particulièrement opaque ce qui requiert pour son observation des moyens spatiaux. Contrairement aux domaines de longueur d’onde voisins, les observatoires ayant ou opérant dans cette gamme d’énergie (ISO, Spitzer, Herschel) souffrent d’une résolution spatiale modérée, au mieux la seconde d’arc ce qui limite l’accès à des informations clés. Un des sujets difficilement accessibles aujourd’hui aux observations et thème majeur du projet proposé repose sur l’étude du rôle de l'eau dans les disques proto-planétaires. L’IR lointain à haute résolution spatiale est le seul domaine qui permet de cartographier les disques dans les bandes H2O, ouvrant la voie pour la possible détectabilité des planètes habitables et l'émergence de la vie. Couplée à une haute résolution spectrale, l’observation dans l’IR lointain permet également d’accéder à des informations clés sur la physique et la chimie des processus conduisant à la formation d’étoiles dans notre galaxie. La haute résolution spatiale désirée dans le cadre de ce projet (sub-arcsecond) requiert la mise en œuvre de solutions en interférométrie grâce à la combinaison des signaux provenant de plusieurs télescopes séparés typiquement de 1 km ou par l’utilisation originale d’un miroir unique de grande taille (20m de diamètre extérieur) déployée dans l’espace comme proposé dans le concept de mission TALC.

A gauche : Schéma indiquant la résolution spatiale accessible par une sélection de missions, du domaine visible aux ondes radio. La région grisée concerne le domaine de l’infrarouge lointain. A droite : illustration et spectre simulé d’un disque proto-planétaire. De nombreuses traces d’eau sont détectables dans la bandes 30-300 μm (from Pontoppidan 2019)

Microwave Spectro-Polarimetry of Matter and Radiation across Space and Time

Contact : Jacques delabrouille (DAp et APC)

Ce projet présente les motivations scientifiques pour la réalisation d'un relevé spectro-polarimétrique complet du ciel micro-onde. Un relevé de ce type permettra un recensement tomographique de la distribution du gaz, des premiers métaux, de la poussière, de la masse gravitante, et des champs de vitesse à travers l'ensemble du volume de Hubble. Il permettra l'exploitation scientifique ultime des anisotropies de température et de polarisation du fond diffus cosmologique, ainsi que de détecter, par la mesure des distorsions spectrales du corps noir cosmologique, les signatures d'injection et d'absorption d'énergie dans le fond de rayonnement micro-onde au cours de l'ensemble de l'histoire cosmique. Outre son intérêt pour la cosmologie et la physique fondamentale, un tel relevé fournira des cartes de l'ensemble des émissions micro-ondes de différentes origines, avec une résolution angulaire allant de quelques minutes d'arc à quelques dizaines de secondes d'arc, dans des centaines de canaux de fréquence, d'une valeur sans précédent pour de nombreuses applications astrophysiques. Nous proposons d'effectuer ce relevé au moyen d'une mission spatiale ambitieuse comprenant trois instruments. Deux d'entre eux, un imageur polarisé large-bande et un spectro-imageur avec une résolution spectrale modérée, seront situés au foyer d'un télescope de 3,5m refroidi à une température d'environ 8K. Le troisième instrument est un spectromètre à transformée de Fourier bénéficiant d'une calibration absolue, qui observera le ciel dans une gamme de fréquence s'étendant de 10 à 2000 GHz. Nous proposons deux modes d'observation : un mode « relevé » pour cartographier l'ensemble du ciel, avec un temps d'intégration plus élevé dans quelques régions sélectionnées, et un mode « observatoire » pour la cartographie profonde de régions d'intérêt plus spécifiques, sélectionnées sur proposition de l'ensemble de la communauté.

Le relevé spectro-polarimétrique micro-onde proposé permettra de cartographier la distribution de matière et d’énergie dans 99% de l’Univers observable, pour répondre à des questions fondamentales sur les processus physiques à l’oeuvre au cours de l’histoire cosmique.

Processus d’évaluation et perspectives

Dans le cadre du processus d’évaluation, les projets ont été regroupés sous 5 thématiques : Soleil/Plasma, Système solaire, Etoiles/Evolution des galaxies, Univers extrême, Cosmologie/Astroparticule/Physique fondamentale. Les dossiers sont actuellement examinés et évalués par un panel de cinquante experts (dénommé Topical teams) sélectionnés par l’ESA et répartis dans les différents groupes d’étude selon leur expertise. La synthèse de leurs travaux sera ensuite remis au « Senior Committee » au printemps 2020. Ce comité, constitué de 13 scientifiques appartenant aux états membres de l’ESA, livrera ensuite au directeur scientifique de l’ESA ses recommandations finales concernant la planification scientifique du programme Voyage 2050.

Pour en savoir plus :