10 décembre 2020
La muographie s'invite au cœur des réacteurs nucléaires

Dans le cadre d'un projet collaboratif entre la DES/DDSD et la DRF/Irfu, une étude de faisabilité du potentiel de la muographie pour l'auscultation des réacteurs nucléaires a été initiée en 2017. Après une première phase d'évaluation réalisée par l’Irfu au moyen de modélisations numériques, des premières prises de données ont été réalisées sur le bloc réacteur G2, situé au CEA Marcoule et arrêté au début des années 80, à partir de février 2020. Ces mesures ont permis de démontrer le potentiel de la technique, en identifiant des différences entre la structure réelle du réacteur G2 et le modèle 3D créé à partir des plans originaux de l'installation. Ces premiers résultats démontrent l'intérêt de l'utilisation de la muographie dans l'assainissement et le démantèlement des installations nucléaires, une des priorités actuelles du CEA. Pour la suite du projet il est envisagé de réaliser une tomographie 3D du réacteur en combinant des images prises à différentes positions. Il pourrait alors s’agir de la première image 3D de l'intérieur d'un réacteur en démantèlement, sans avoir recours aux rayonnements ionisants artificiels, ajoutant ainsi un nouvel outil d’inspection à la palette existante.

 

Introduction:

La muographie est une technique d’imagerie non-invasive utilisant les muons issus du rayonnement cosmique naturel. Les muons, ayant la capacité de traverser de grandes quantités de matière avant d’être arrêtés, rendent cette technique particulièrement intéressante pour l’auscultation de grandes structures, comme des bâtiments, des objets archéologiques (pyramides) ou des volcans. Cette technique a été proposée pour la première fois dans les années 1950 [1] et a pu être développée grâce aux récentes améliorations des détecteurs utilisés pour l’identification et la trajectographie des particules dans les expériences de physique. Ainsi, la muographie est devenue depuis quelques années une technique de scanographie compétitive pour des applications sociétales.

Au sein de l’Irfu, l’équipe réalise depuis 2015 des études muographiques en utilisant des télescopes basés sur des détecteurs gazeux à micro-pistes, appelés Micromegas, inventés au CEA. Parmi les différentes techniques de muographie, celle dite par transmission (mesure du flux de muons traversant l’objet étudié) est la plus couramment utilisée et fournit une image 2D de la densité moyenne de l’objet. La combinaison de cette technique avec ces télescopes a déjà démontré sa capacité à faire l’imagerie des structures de bâtiments [2] et de la pyramide de Khéops [3], inaccessibles par les autres moyens actuels.

 
La muographie s'invite au cœur des réacteurs nucléaires

Une muographie 2D d’une structure 3D (la pyramide de Khéops).

La muographie s'invite au cœur des réacteurs nucléaires

Première phase de démantèlement

Le projet DEM G2/G3

En 2017, l’exploitant et le chef de projet du Démantèlement (DEM) G2/G3 du CEA Marcoule ont souhaité évaluer le potentiel de la muographie pour l’auscultation des réacteurs G2 et G3. Les réacteurs G2 et G3 sont des réacteurs de type Uranium Naturel Graphite Gaz (UNGG) ayant la particularité d’être à la fois plutonigènes et électrogènes. Ils ont été mis en service en juillet 1958 (G2) et juin 1959 (G3). Ils ont été définitivement arrêtés au début des années 80 (février 1980 pour G2 et juin 1984 pour G3). Les opérations de déchargement complet du combustible présent dans les caissons réacteurs ont débuté dès la cessation de leur fonctionnement et les premières opérations de démantèlement des équipements supports (production d’électricité, circuits de refroidissement au CO2…) se sont déroulées entre 1986 et 1996. Depuis lors, les réacteurs sont passés en phase de surveillance et de maintien en conditions opérationnelles et sûres, dans l’attente de leur démantèlement dont le début est prévu à l’horizon 2042.

 

Actuellement les techniques les plus conventionnelles pour réexaminer l’intérieur du génie civil d’une installation se basent sur l’utilisation des radars ou des ultrasons. Ils peuvent fournir une étude des structures mais de façon peu pénétrante. Les particules comme les muons, issus de l’interaction d’une particule cosmique dans l’atmosphère, peuvent traverser une grande quantité de matière et nous renseigner sur la structure interne d’objets massifs. En effet ces particules élémentaires peuvent garder une trajectoire quasi linéaire en traversant une grande quantité de matière avant d'être absorbées. En enregistrant la direction d’incidence de chaque muon qui traverse le réacteur, les détecteurs de muons peuvent distinguer des zones de densités différentes.

Le projet G2/G3 a été défini de façon collaborative entre la DES/DDSD et la DRF/Irfu pour réaliser une étude du potentiel de la muographie pour la surveillance des réacteurs G2 et G3 et répondre aux trois objectifs suivants :

  • Comparer la structure interne des réacteurs avec les plans datant de la construction. Pas possible avant avec les techniques conventionnelles
  • Faire un état des lieux du génie civil et des structures internes des réacteurs et connaître leur vieillissement
  • Identifier les anomalies potentielles (fissures, discontinuités, ruptures...) pouvant affecter l’intégrité de la structure.

Pour atteindre ces objectifs, le projet a été organisé selon deux phases :

  • Une première, dédiée à la réalisation de modélisations numériques afin d’identifier les meilleures positions d’observation du télescope et d’évaluer leur sensibilité.
  • Une seconde consistant à réaliser des mesures pour valider la preuve de concept sur la capacité d’imagerie du réacteur.
 

Premiers résultats

Pour la première phase, un outil de simulation Monte Carlo dédié aux études de muographie a été développé. Il utilise le logiciel Geant4 (outil permettant de simuler l’effet des passages de particules à travers la matière). Cet outil a été développé pour être capable d’implémenter des géométries directement importées des modèles CAO en 3D afin de réaliser des simulations détaillées de l’objet à étudier (dans ce cas le bloc réacteur G2) et, par conséquent, d’augmenter la sensibilité à identifier de potentielles anomalies. Ce modèle 3D du réacteur, accessible par le logiciel Geant4, comporte plus de vingt-deux mille fichiers (3,4 Go) et a pris environ 12 mois d’implémentation (Figure 1).

 
La muographie s'invite au cœur des réacteurs nucléaires

Figure 1: Image du réacteur G2 au CEA Marcoule (a) et modèle 3D du réacteur implémenté pour la réalisation des simulations (b). Le point rouge montre la position du télescope à muons pour la réalisation de la première mesure.

Ces simulations montrent que le centre de la base du réacteur (point rouge de l’image 1b) est l’endroit optimal pour faire une première mesure expérimentale, et obtenir une image globale. Réalisée entre février et juillet 2020 avec un télescope de 50 cm x 50 cm de surface sensible (Figure 2), l’image obtenue est issue de plus de dix-huit millions de muons ayant traversé le réacteur G2.

 
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Figure 2 : Télescope à muons d’une surface active de 50 cm x 50 cm installé sous le centre du réacteur G2 pour la première mesure de muographie (a). Détail de la simulation équivalente avec la trace de quelques muons au moment d’arriver au télescope à muons après avoir traversé le réacteur G2 (traces rouges) (b).

Le nombre de muons détectés dépend de la densité de matière traversée. De plus, le flux des muons a naturellement une distribution angulaire connue (et pas perpendiculaire au plan de surface de détection). Ainsi, le but final est de générer une image 2D représentative de la densité vue par les muons mais corrigée de leur distribution angulaire. L’image brute provient de la reconstruction de la direction des muons permettant d’avoir une carte 2D avec le nombre de muons collectés dans chaque direction, ce qui équivaut, au premier ordre, à la densité linéaire qui dérive en l’image corrigée après la correction par la distribution des muons (Figure 3a). Cette image a été analysée en la comparant avec une autre produite par une simulation équivalente (Figure 3b). La comparaison de ces deux cartes montre déjà deux endroits où les résultats de la mesure ne sont pas compatibles avec la simulation (Figure 3c). Une étude plus détaillée révèle les régions où ces divergences existent (Figure 3d). Dans les deux cas, un excès de muons est observé dans la simulation par rapport aux données réelles. Cet excès correspond à des composants du réacteur qui n’ont été pas définis dans le modèle 3D ou ont été définis avec une densité plus faible que la réalité. Il s’agit des tubes du bloc de chargement (Figures 3c et d - anomalie 1), des tubes du bloc de déchargement et d’une partie des goulottes de déchargement gravitaire des éléments combustibles (Figures 3c et d - anomalie 2).

 
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Figure 3: Image 2D du réacteur obtenue à partir de la mesure expérimentale (a) et d’une simulation équivalente (b). Rapport entre la mesure expérimentale et la simulation (c), deux anomalies correspondant à des excès de muons détectés dans la simulation par rapport aux données sont identifiées (carrés rouges 1 et 2). Les mêmes anomalies sont identifiées avec une projection de la comparaison en 2D (d).

Suite à la détection de ces anomalies, une étude complémentaire a été réalisée par 2 ingénieurs de l’équipe projet DEM G2/G3 pendant six mois, pour vérifier le modèle 3D du réacteur G2 avec les plans datant de sa construction en 1958 (plus de 1700 plans). Cette étude a permis d’identifier les mêmes lacunes sur la maquette 3D que celles détectées par la muographie. À ce stade, ces résultats montrent ainsi pleinement le potentiel de la muographie.  Ils permettent également de vérifier la conformité de la construction du réacteur G2 aux plans datant de la construction.

 

De nouvelles perspectives pour le projet G2/G3

Ces premiers résultats encourageants obtenus par les équipes de la DES/DDSD et de l’Irfu ont permis d’étendre le projet à une troisième phase. Celle-ci doit consister au déploiement de quatre télescopes d’une surface active totale de 1 m2 autour du réacteur G2 afin de réaliser des mesures de muographie sous différents points de vue. Les objectifs de ces mesures sont, d’une part, de compléter la détection des anomalies et, d’autre part, de connaître l’état des structures internes des réacteurs, notamment, après plus de 30 années d’irradiation. Ces objectifs pourront être atteints en combinant plusieurs images 2D. Dans une première étape, 9 positions sont considérées autour du réacteur dans lesquelles les quatre télescopes seront installés (Figure 4). Avec des techniques de reconstruction utilisées, principalement, en imagerie médicale, ces images 2D seront combinées, ce qui permettra d’aboutir à une tomographie 3D du réacteur. Des études de ce type ont déjà été menées par l’équipe de l’Irfu à partir d’un nombre limité d’images 2D, avec des résultats encourageants [4]. Avec ce projet, la toute première image 3D de l’intérieur d’un réacteur pourrait ainsi être obtenue grâce à la muographie. En parallèle, le modèle 3D du réacteur sera mis à jour pour être cohérent avec l’état réel des réacteurs G2 et G3. La réalisation des simulations basées sur ce nouveau modèle 3D permettront des analyses plus précises et d’améliorer la sensibilité de détection des anomalies.

 
La muographie s'invite au cœur des réacteurs nucléaires

Figure 4: Modèle 3D du réacteur avec les 9 positions où les quatre télescopes seront installées (points rouges) afin de reconstruire l’image 3D du réacteur.

Références

[1] E.P. George, Cosmic rays measure overburden of tunnel, Commonwealth Engineer 455 (1955)

[2] S. Bouteille et al., A Micromegas-based telescope for muon tomography: The WatTo experiment, Nuclear Instruments and Methods in Physics Research A 834 (2016) 223

[3] K. Morishima et al., Discovery of a big void in Khufu’s Pyramid by observation of cosmic-ray muons, Nature 552 (2017) 386

[4] actualité d’aout 2020 : La tomographie muonique à grande échelle: http://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast.php?t=fait_marquant&id_ast=4827

Contact Irfu : Héctor Gómez Maluenda 

 
#4862 - Màj : 17/02/2021

 

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