18 mars 2004
INTEGRAL perce le brouillard gamma
Nouvelles sources inconnues dans la Voie Lactée

Tout juste un peu plus d'un an après son lancement, le satellite INTEGRAL vient de fournir aux scientifiques une information majeure sur l'émission gamma de notre Galaxie, la Voie lactée. Depuis près de trente ans en effet, une émission de rayons gamma, la forme la plus énergétique de la lumière,  a été découverte en provenance du disque de la Galaxie sans qu'il ait été possible de déterminer totalement son origine. Les cartes du rayonnement obtenues jusqu'ici laissaient en particulier penser que les rayons gamma étaient répartis de façon diffuse, comme un brouillard, et pouvaient provenir d'une interaction de particules rapides avec le milieu interstellaire de la Galaxie. Mais aucune théorie ne pouvait expliquer la très forte intensité du rayonnement produit. C'est grâce à la puissance et à la précision des caméras d'INTEGRAL que l'énigme vient enfin d'être résolue. Une équipe de chercheurs, dirigée par François Lebrun du Service d'Astrophysique (SAp) du CEA-DAPNIA, et regroupant neuf laboratoires européens différents, vient en effet de démontrer que le brouillard gamma n'était qu'une illusion. Les images à haute définition d'INTEGRAL révèlent en effet que près de 90% de l'émission gamma provient en réalité de 91 sources ponctuelles dont l'existence était, pour la plupart, jusqu'ici insoupçonnée.
Ce résultat est publié dans la revue Nature du 18 mars 2004.

 

Une énigme vieille de 30 ans.

Il y a plus d'un demi-siècle, des astrophysiciens prédisaient déjà que les interactions entre le gaz interstellaire et le rayonnement cosmique, ce flot continu de particules très rapides qui traversent  notre Galaxie, devraient produire un fort rayonnement gamma. Mais il a fallu attendre les années 1970 pour que le satellite scientifique européen COS-B fournisse la première carte du  rayonnement gamma de la Voie Lactée. Sur cette carte, les rayons gamma les plus puissants, ceux dont l'énergie dépasse 100 millions d'électron-volt (100 MeV), proviennent effectivement de façon diffuse du disque de la Galaxie où est situé le gaz comme le prévoyaient les astrophysiciens. Mais la situation était beaucoup plus complexe à plus basse énergie, à la frange entre les rayonnements X et gamma [1].

 
INTEGRAL perce le brouillard gamma

La carte de la galaxie obtenue en 1981 par le satellite européen COS-B, en rayons gamma d'énergie supérieure à 70 MeV, montrant l'émission concentrée le long du disque horizontal de la Galaxie (cliché ESA).

 

En 1986, l'expérience française SIGMA, le premier télescope capable de produire des images dans ce domaine d'énergie, révéla en effet une dizaine de sources en direction des régions centrales de la Voie Lactée, toutes associées à des systèmes doubles d'étoiles contenant un astre compact (trou noir ou étoile à neutrons). Mais l'ensemble de ces sources fortement variables, observées par SIGMA,  produisait seulement la moitié du flux total observé en provenance du centre de la Galaxie. Pendant des années, des études théoriques se sont succédées tentant d'attribuer au milieu interstellaire le mystérieux reste de cette émission. Toutes se sont heurtées à de graves difficultés car l'émission gamma est si élevée qu'elle nécessite l'interaction de particules du rayonnement cosmique très puissantes (d'une énergie supérieure au milliard d'électron Volt) qui devraient également être la source d'ondes radio intenses. Or ce rayonnement radio n'a jamais pu être observé [2].

Une sensibilité et une finesse d'images inégalées

Le mystère était donc entier fin 2002 lorsque le satellite INTEGRAL a été mis en orbite. Cet observatoire européen, dédié à l'observation de l'émission gamma de basse énergie du ciel, emporte le télescope à masque codé IBIS, héritier de SIGMA, dont l'élément clef est la caméra  ISGRI [3] qui constitue une première mondiale. C'est en effet la première fois au monde qu'est réalisée une caméra gamma à détecteurs semi-conducteurs (du tellure de cadmium en l'occurrence).  Cette caméra permet à IBIS d'afficher des performances sans précédent pour la détection des sources les plus faibles (sensibilité) et la finesse des images (résolution spatiale). Cet instrument de nouvelle génération permet d'obtenir des images avec des temps de pose 100 fois plus court que ceux de SIGMA et offre aussi un champ de vue quatre fois plus grand (19° par 19° soit près de 40 fois le diamètre du Soleil). Mais l'atout principal d'ISGRI est sa haute résolution spatiale qui lui permet de séparer deux sources proches de seulement 13 minutes d'arc (soit environ la moitié du diamètre solaire). Bien que modeste par rapport aux résolutions obtenues en lumière visible ou en rayons X de faible énergie (1 seconde d'arc soit moins d'un millième du diamètre solaire), cette résolution est un record dans le domaine des hautes énergies, deux fois plus fine que SIGMA et plus de dix fois meilleure que celles des instruments antérieurs.

 

ISGRI Resolution

Simulation resolution

Le télescope IBIS avec la caméra ISGRI à bord du satellite  INTEGRAL a un champ de vue environ quatre fois plus grand que celui des instruments précédents (SIGMA) permettant une couverture beaucoup plus rapide du ciel (cliquer pour agrandir)(cliché CEA/SAp)

Une simulation montrant l'énorme gain en qualité d'image de la caméra ISGRI. L'émission apparemment étendue vue par les instruments précédents est en réalité une superposition de sources qui apparaissent isolées lorsque la résolution augmente (fichier AVi, 1.30Mo)

 

 

Un faux brouillard

Le satellite INTEGRAL a observé une vaste région autour du centre de la Galaxie durant le printemps et l'automne 2003, pour une durée totale d'environ deux mois. La mosaïque des images réalisées par  la caméra ISGRI a permis de dresser une carte complète du rayonnement gamma de basse énergie dans une région de plus de 7 000 degrés carrés (100°x70°). A la grande surprise des astronomes, aucune trace du brouillard gamma attendu ! A sa place, les images ont révélé une myriade de points lumineux comme autant de sources "ponctuelles" à la résolution de la caméra ISGRI. Pas moins de 91 sources différentes ont pu être isolées, constituant environ 90% du rayonnement total reçu par la caméra.
 

 

La Galaxie en visible et gamma

La carte de l'émission en rayons X durs (ou gammas mous) du centre de notre Galaxie, obtenue par la caméra ISGRI du satellite INTEGRAL aux énergies de 20 à 60 kilo-électronvolt (en bas). L'image ISGRI (points lumineux)  est superposée à la carte de la répartition du gaz d'hydrogène dans la Galaxie (nébulosité rouge) qui trace le disque galactique. La région couverte, d'une dimension totale de 100x70 degrés, correspond au rectangle rouge sur la vue d'ensemble de la galaxie en lumière visible (en haut). Plus de 90 sources sont visibles sur l'image gamma, représentées en couleur (du rouge au bleu), selon  leur proportion croissante de rayons de haute énergie (cliquer sur les images pour agrandir). Pour voir l'image INTEGRAL originelle, cliquer ici. Crédits ESA/SAp.

 

 
INTEGRAL perce le brouillard gamma

La répartition en longitude (à gauche) et en latitude (à droite) de l'émission de haute énergie  de la Galaxie dans trois domaines d'énergie. En noir, l'émission totale observée; en rouge, l'émission des sources ponctuelles. La quasi totalité du rayonnement reçu (plus de 90%) est produit par les sources détectées. En dehors de la région centrale de la Galaxie (autour de 0), les fort excès de rayonnement en longitude sont dus à la nébuleuse du Crabe (L=185°) et au candidat trou noir Cygnus X-1 (L=71°) (cliquer pour agrandir). Crédits ESA/SAp.

L'énigme des nouvelles sources

 L'équipe de chercheurs se retrouve donc aujourd'hui dans la même situation que Edwin Hubble et les astronomes du début du XXe siècle lorsqu'ils découvrirent, en pointant les premiers grands  télescopes sur certaines nébuleuses du ciel, que celles-ci n'étaient pas des nuages mais des galaxies, formées de milliards d'étoiles. Mais la situation est aujourd'hui plus complexe car parmi les sources découvertes par ISGRI, près de la moitié était jusqu'ici inconnue. Sur les 91 sources, 54 seulement ont pu être identifiées à des objets de type connu : 47 sont des couples d'étoiles binaires contenant une étoile à neutrons, 3 sont des pulsars (étoile à neutrons en rotation rapide), 1 un "magnetar" (étoile à neutrons fortement magnétique), 2 sont des restes chauds d'explosions d'étoiles et 1 une galaxie active dite de Seyfert. Les 37 sources restantes ont été découvertes pour la première fois par ISGRI.

De quelle nature sont ces sources inconnues observées par ISGRI ? S'agit-il d'une nouvelle population d'objets dans la Galaxie ? Les scientifiques ont l'embarras du choix. Il pourrait s'agir de ces nombreux trous noirs dont la trace est activement cherchée dans la Galaxie, mais également de systèmes binaires plus "classiques" contenant une étoile à neutrons mais enfouis au sein de nuages de gaz, ce qui les auraient rendus jusqu'ici indétectables. Des sources de ce type ont été découvertes récemment par INTEGRAL et pourraient être nombreuses dans notre Galaxie. En raison de la résolution encore limitée à ces énergies, il est possible enfin que certaines de ces sources soient en réalité non pas ponctuelles mais étendues comme c'est le cas pour les vestiges des explosions d'étoiles, les supernovae. L'inventaire total reste à faire mais le brouillard gamma s'est désormais dissipé et avec lui l'énigme de son origine.

 
Contact :  

 

Publication :

"The nature of the soft gamma-ray emission from the Galaxy"
F. Lebrun*, R. Terrier#*, A. Bazzano†, G. Bélanger*, A. Bird‡, L. Bouchet**, A. Dean‡, M. del Santo†, A. Goldwurm*, N. Lund§, H. Morand*, A. Parmar°, J. Paul*#, J.-P. Roques**, V. Schönfelder##, A.W. Strong##, P. Ubertini†, R. Walter††, C. Winkler°

*CEA-Saclay, DAPNIA/Service d’Astrophysique, F91191 Gif sur Yvette Cedex, France
#Fédération de Recherche APC, Collège de France 11, place Marcelin Berthelot, F75231 Paris, France
† IASF/CNR, Via del fosso del cavaliere 100, 00133Roma, Italy
‡ School of physics and Astronomy, University of Southampton, Highfield, Southampton, S017 1BJ, UK
**CESR, 9 avenue du colonel Roche – BP 4346, 31028 Toulouse Cedex 4, France
§DSRI, Julian Maries Vej 30, DK-2100 Copenhagen 0, Denmark
°ESA, RSSD,Keplerlaan 1, NL-2201 AZ Noordwijk, the Netherlands
##MPE,Giessenbachstrasse, 85748 Garching bei Munchen, Germany
††ISDC, Chemin d’Ecogia, CH-1290 Versoix, Switzerland

 
publié dans la revue Nature, vol. 428, p. XX, 18 mars 2004
Pour une version électronique : fichier PDF (1.87Mo)

voir       Le communiqué de presse du CEA (18/03/2004)
            Le communiqué de presse de l'ESA (en anglais-18/03/2004)

voir aussi : "Le premier anniversaire d'INTEGRAL" (1 novembre 2003)
                 "Sursaut au centre de la Galaxie" (10 Janvier 2003)
                 "Le satellite INTEGRAL découvre le ciel" (18 décembre 2002)
                 "ISGRI ; une caméra pour l'invisible" (15 octobre 2001)

                 "Le site INTEGRAL"
                 "Premières images de la caméra ISGRI" (18 décembre 2002)

 

Notes
[1] Electron-volt. L'énergie des rayons X et gamma est souvent évaluée en "électron-volt (eV)". Cette unité correspond à l'énergie communiquée à un électron de charge (e) soumis à une tension de 1 Volt. En unités du système international (SI), 1 eV correspond à  1.6 10-19 Joule. Les rayons (ou photons) de lumière visible ont une énergie d'environ 2 eV, les rayons X dits "mous" de 0.1 à 10 kilo-electronvolt (keV), ceux dits "durs" au delà de 10 keV.
[2] Emission gamma diffuse. Les rayons gamma peuvent être produits lorsque des électrons de très hautes énergies (milliard d'électron-volt) percutent des grains de lumière, les photons. Mais ces électrons, chargés électriquement, interagissent aussi avec le champ magnétique de la Galaxie et devraient également produire un fort rayonnement radio, dit "synchrotron" qui n'est pas observé. Les rayons gamma peuvent aussi provenir d'électrons de plus basse énergie (cent mille électron-volt), freinés par le champ électrique des noyaux d'atomes du gaz interstellaire. Mais la population d'électrons nécessaire dissocierait alors de façon excessive les atomes et molécules du gaz galactique.
[3] ISGRI. La caméra ISGRI (Integral Soft Gamma-Ray Imager) a été réalisée au centre de Saclay du Commissariat à l’Energie Atomique sous maîtrise d’œuvre du Service d’Astrophysique et avec le soutien du Centre National d’Etudes Spatiales. Elle est constituée de 16 000 micro-detecteurs de tellure de cadmium (CdTe), couvrant une surface de 2600 cm2   (voir "La caméra ISGRI en chiffres")

Rédaction  François Lebrun et Jean-Marc Bonnet-Bidaud

 

 
 
#1210 - Màj : 18/03/2004

 

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