En envoyant un proton de haute énergie sur un noyau, on produit quantité de fragments divers, c’est ce que les physiciens appellent la spallation. Cette réaction entre en jeu dans les sources de neutrons de spallation, qui ont de multiples applications potentielles (réacteurs nucléaires sous-critiques, caractérisation de nouveaux matériaux) ou pour la compréhension des effets des rayonnements cosmiques dans le domaine spatial. Les réactions de spallation permettent également d’exciter les noyaux (c.-à-d. augmenter le degré d’agitation des nucléons dans le noyau). Comment se passe ensuite la désexcitation conduisant à la production des différents fragments ? C’est à cette question que s’intéressent les physiciens du Service de physique nucléaire de l’Irfu au sein de la collaboration SPALADIN, auprès de l’accélérateur d’ions lourds GSI à Darmstadt, en Allemagne. Ils ont étudié l’évolution des modes de désexcitation de noyaux de fer, et les observations sont en accord avec un modèle dit séquentiel. Ces études permettront d’améliorer les modélisations utilisées pour les applications envisagées. Ces résultats viennent d’être publiés dans Physical Review Letters1 .
La spallation désigne l’ensemble des réactions d’un hadron léger, généralement un proton, d’une énergie de plusieurs centaines de millions d’électronvolts, avec un noyau. Elle permet d’étudier les noyaux excités formés à des pressions et avec des moments angulaires (vitesses de rotation) plus faibles que ceux rencontrés dans les collisions d’ions lourds. Ces noyaux se désexcitent de différentes façons : à faible excitation, on observe l’émission de particules légères (neutrons, noyaux d’hydrogène ou d’hélium), on parle alors d’évaporation. Les noyaux lourds comme le plomb ou l’uranium peuvent aussi se casser en deux noyaux de tailles à peu près identiques, c’est la fission. Lorsque le degré d’excitation augmente, le système se brise en émettant un nombre croissant de fragments de masse dite intermédiaire (entre celle des particules légères et celle des fragments de fission). La nature de cette fragmentation demeure encore mal comprise. S’agit-il d’une évolution progressive vers des éléments de plus en plus petits (processus séquentiel) ou d’une cassure simultanée plus brutale ? C’est ce que l’expérience SPALADIN a étudié pour la réaction de spallation fer sur proton (56Fe+p).
Figure 1 : La cible d'hydrogène liquide conçue et réalisée à l'Irfu/SACM et utilisée dans l'expérience SPALADIN.
Le groupe Spallation du Service de physique nucléaire (SPhN) de l’Irfu utilise depuis plusieurs années la méthode dite de la cinématique inverse auprès de l’accélérateur du GSI à Darmstadt, en Allemagne: au lieu d’un faisceau de proton sur une cible solide, c’est un faisceau d’ions lourds qui est envoyé sur une cible de protons, en l’occurrence une cible d’hydrogène liquide conçue et fabriquée au Service des accélérateurs, de cryogénie et de magnétisme (SACM) de l’Irfu (figure 1). Cette technique permet d’accroître l’efficacité de détection des produits de l’interaction, qui se trouvent focalisés aux petits angles, et d’obtenir leur identification complète. Elle a conduit à la mesure des probabilités de production de milliers de noyaux dans différentes réactions [Plus d'un millier de radio-isotopes différents produits en un seul coup].
La collaboration SPALADIN qui rassemble des physiciens de différents pays d'Europe s'est donné comme objectif d’aller plus loin dans la compréhension des mécanismes en jeu en mesurant l’ensemble des noyaux produits simultanément au cours d’une interaction. Le dispositif expérimental, présenté sur la figure 2, est composé de plusieurs éléments: la cible d’hydrogène liquide, l’aimant de grande ouverture ALADIN, des détecteurs pour la mesure des différents produits de réactions (ions lourds, particules légères chargées et neutrons). Le Service d’électronique, des détecteurs et de l’informatique (Sédi) de l’Irfu a construit les chambres à dérive de haute résolution qui mesurent la trajectoire des ions lourds entre la cible et l’entrée de l’aimant. La mesure complète des produits de la réaction fer sur proton est la première réalisée avec le dispositif SPALADIN.
Figure 3 : Taux de production des fragments en fonction de leur numéro atomique Z dans la réaction Fe-56 + p à 1 GeV par nucléon (points noirs). Pour chaque Z, le taux de production est décomposé en 5 modes de désexcitation (barres de couleurs) caractérisés par l'émission simultanée de différents types de noyaux :
a) un fragment (nombre de proton au moins égal à 3) et des nucléons uniquement;
b) un fragment et un hélium;
c) deux fragments au moins et un hélium;
d) deux fragments sans hélium;
e) trois fragments au moins sans hélium.
Dans cette réaction, les physiciens du SPhN ont mis en évidence cinq modes de désexcitation possibles, caractérisés par le nombre de fragments (définis ici comme des noyaux contenant au moins 3 protons) et de particules légères (moins de 3 protons) émis. Ils ont mesuré les contributions relatives de ces différents modes aux taux de production des fragments en fonction de leur numéro atomique Z. C’est ce qui est présenté sur la figure 3 : les points représentent les taux de production d’un fragment d’un numéro atomique Z donné, quels que soient les autres noyaux qui l’accompagnent. Les barres de couleurs différentes indiquent la répartition de ce taux entre les cinq modes observés. Ceci reflète en fait le degré d’excitation atteint au cours de la réaction : aux faibles excitations, on observe un gros fragment accompagné de nucléons ou d’un noyau d’hélium, alors qu’aux fortes excitations, plusieurs fragments sont détectés. Le degré d’excitation a pu aussi être estimé à partir du nombre total de particules. Les événements à plusieurs fragments ont été plus systématiquement étudiés en fonction du degré d’excitation du noyau les produisant. L’ensemble des données a été comparé à différents modèles de désexcitation. Un bon accord est obtenu avec le scénario d’une désexcitation séquentielle des noyaux par émission de particules légères et de fragments de masses intermédiaires, selon un mécanisme de cassure asymétrique qui s’apparente à la fission.
Ces études permettent d’améliorer les codes de simulation utilisés pour la conception des sources de neutrons, de cibles de production de faisceaux radioactifs ou de réacteurs sous-critiques pilotés par accélérateur. Ces applications ont en commun l’utilisation de faisceaux très intenses de protons d’une énergie de l’ordre de plusieurs centaines de MeV. L’étude de la spallation se situe, ainsi, à cheval entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Le choix du système étudié était aussi motivé par l’intérêt des réactions fer – proton dans de nombreuses applications. Par exemple dans les sources de spallation, le fer est le composant principal de la fenêtre qui sépare l’accélérateur de la cible de production de neutrons.
Le programme SPALADIN doit se poursuivre au GSI par des expériences avec d’autres faisceaux afin d’étudier l’évolution des mécanismes de désexcitation avec la taille du noyau. Cependant, le dispositif actuel ne permet pas des mesures complètes dans le cas des faisceaux lourds comme le plomb ou l’uranium. A plus long terme, le groupe Spallation du SPhN est donc engagé dans la collaboration R3B 2 , dans le cadre du projet FAIR (nouvel ensemble d’accélérateurs en construction à GSI). Il conçoit pour cela avec le Sédi un nouveau détecteur (une chambre à échantillonnage temporel) qui, combiné avec l’aimant supraconducteur GLAD, construit par le SACM, rendra possible la caractérisation complète de l’ensemble des produits de la réaction dans le cas de faisceaux d’ions lourds.
Contacts : Jean-Éric Ducret , Irfu/SPhN
[1] Éric Le Gentil et al., Physical Review Letters 100, 022701 (2008).
[2] Reaction studies with Relativistic Radioactive Beams
• Structure de la matière nucléaire › Dynamique des réactions nucléaires
• Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)
• Laboratoire d'études et d'applications des réactions nucléaires (LEARN)