La spectroscopie d’un isotope de mendélévium, le 251Md composé de 101 protons et 150 neutrons révèle une surprise : lorsqu’il est en rotation, il se comporte exactement comme un isotope de lawrencium composé de 103 protons et 152 neutrons. L’expérience réalisée à l’Université de Jyväskylä en Finlande a nécessité les outils les plus perfectionnés pour étudier ces noyaux rares et éphémères : tri et identification des noyaux, détections des rayons gamma et des électrons. Cette similitude tout à fait inattendue est-elle le fruit du hasard ou liée aux propriétés de l’interaction forte ? L’enquête s’est poursuivie avec les théoriciens pour tenter de comprendre cette singularité. Les résultats viennent d’être publiés dans la revue Physical Review C.
Le mendélévium fait partie de la famille des actinides : cette famille de 15 éléments du tableau périodique, souvent représentée sur une ligne un peu isolée, qui ont pour la plupart des noms prestigieux tel des planètes (uranium, neptunium, plutonium), des scientifiques illustres (curium, einsteinium, fermium, mendélévium) ou liés à leur lieu de découverte (américium, berkélium, californium). Quant au Lawrencium, c’est le premier transactinide : une autre famille aux noms tout aussi fameux (rutherfordium, seaborgium, bohrium, meitnerium, roentgenium, copernicium, etc.). Mendélévium et lawrencium ont respectivement 101 et 103 protons. La plupart des actinides et tous les transactinides sont des éléments artificiels: on ne les trouve pas sur terre même si on soupçonne qu’ils puissent être créés dans des phénomènes stellaires violents comme l’explosion de supernovæ, la fusion d’étoiles à neutrons ou l’effondrement d’une étoile massive (collapsar).
S’ils sont si rares, c’est parce qu’ils sont fragiles. Leur vie ne tient qu’à un fil, ou plutôt à une onde (la mécanique quantique). Le 251Md auquel nous nous sommes intéressés (101 protons et 150 neutrons) survit à peu près 4 minutes. C’est en fait très long ! Des noyaux voisins ont un temps de vie de quelques millisecondes, ce qui les rend encore plus difficile à étudier.
Ces noyaux Md et Lr sont aussi déformés, ils ont un peu une forme de kiwi et adorent tourner. C’est une aubaine car nous pouvons mesurer leur moment d’inertie et avoir une bonne idée de leur élongation.
C’est ce que nous avons fait récemment avec 251Md. Et stupeur, le spectre de rotation de 251Md ressemble à s’y méprendre à celui de 255Lr ! Il se ressemblent comme deux jumeaux, et on parle justement dans ce cas de bandes de rotation jumelles. Comme on va le voir, ceci est tout à fait inattendu et défie les modèles nucléaires. Avant d’essayer de comprendre, voyons comment on en est arrivé là : comment a-t-on crée et observé ces noyaux. Nous soumettrons ensuite les problèmes aux théoriciens.
Figure 1 : Ensemble de détecteurs « SAGE » à l'Université de Jyväskylä en Finlande pour mesurer les rayons gamma et les électrons. La cible de thallium est située au centre du dispositif où sont créés les noyaux de 251Md.
Comme on l’a vu, Md est un noyau rare et instable. Sur Terre il faut utiliser un accélérateur pour le créer, par exemple en bombardant des noyaux de Calcium-48 sur une cible de Thalium-205. Quand on les crée lors de cette collision, lors de cette fusion, le nouveau noyau de mendélévium se met à tourner. C’est bien pratique car on peut étudier sa forme. Mais ce n’est pas si simple. Avec environ 1010 particules de faisceau par seconde, on crée seulement environ deux noyaux de 251Md par minute. Il faut donc faire un tri sévère et les détecter avec beaucoup de précision et de rigueur. Ceci est fait en Finlande avec un séparateur appelé « RITU » et des détecteurs « SAGE » (Silicon And GErmanium, voir Figure 1).
Pour étudier les noyaux, on détecte les rayonnements gamma et les électrons qu’ils émettent. C’est comme cela qu’il se désexcitent, qu’ils diminuent leur vitesse de rotation avant de finalement s’arrêter. Après tous les tris, aussi bien avec le séparateur qu’avec toute la batterie de détecteurs, on obtient après une dizaine de jours de mesure quelques milliers d’évènements intéressants. Le spectre gamma est représenté Figure 2. En regardant ce spectre constitué des pics régulièrement espacés, le physicien sait immédiatement que le noyau est déformé et qu’il a tourné. On peut même déduire sa vitesse de rotation et son moment d’inertie.
C’est là qu’est venue la surprise : le spectre ressemble à s’y méprendre à celui de 255Lr, qui possède deux protons et deux neutrons de plus. Cette similitude est tout à fait anormale. Afin de comprendre, nous avons déterminé la configuration du noyau : comment se comportent les protons et les neutrons. On sait que les nucléons sont situés sur des orbitales. Classiquement leurs trajectoires ressembleraient à des ellipses. Certaines tendent à donner une forme allongée au noyau comme un kiwi, d’autres une forme aplatie comme un potiron ou même de poire, et encore d’autres sont neutres et préfèrent la forme sphérique. Avec un nombre impair de protons, on peut simplifier le problème en considérant un cœur plutôt inerte (le kiwi) autours duquel tourne un proton. Un moyen bien pratique pour déterminer les caractéristiques de ce proton (comment il tourne) consiste à mesurer à la fois les rayons gamma et les électrons. En bref, on déduit un moment magnétique. Cette mesure est cependant extrêmement difficile puisqu’il est très compliqué de mesurer des électrons. Il y a du bruit parasite dû à la collision, et pour une énergie de transition donnée, l’électron a le choix entre une bonne dizaine de transitions possibles : le spectre est très fragmenté avec une multitude de pics. De part cette complexité extrême, il est encore plus compliqué de détecter à la fois les électrons et les gamma. Le seul endroit au monde où cela est possible pour les noyaux très lourds est justement l’Université de Jyväskylä. 251Md est même le noyau avec un nombre impair de protons le plus lourd pour lequel ce type d’expérience a été réalisée.
Le spectre électron est effectivement un peu compliqué mais finalement, on peut en déduire le moment magnétique de l’orbitale qui nous intéresse et donc identifier cette fameuse orbitale.
Nouvelle surprise, nous avons été incapables d’expliquer simplement la similitude entre 251Md et 255Lr. Pour avoir le même spectre, le moment d’inertie est nécessairement identique. Le moment d’inertie est en quelque sorte la résistance d’un objet à sa rotation : il augmente avec la masse ou avec la déformation (il varie selon A5/3 (1+ 0.3 β), où A est le nombre de nucléons et β l’élongation). 255Lr étant plus lourd, il faudrait qu’il soit moins déformé pour ressembler à 251Md. Nouvelle déconvenue, en analysant la différence en terme de remplissage d’orbitales (celles qui préfèrent les kiwis ou les citrouilles), le passage de 251Md à 255Lr ne marche pas du tout, et pire, va dans le mauvais sens !
Nous nous sommes donc retournés vers nos collègues théoriciens de l’Institut de Physique des 2 Infinis de Lyon pour essayer de comprendre. Leurs calculs sont beaucoup plus sophistiqués que le raisonnement simpliste consistant à assimiler 255Lr à 251Md auquel on ajoute 4 particules. Etant donné qu'il est impossible de calculer formellement l'état des 251 constituants de 251Md, les théoriciens utilisent l'approximation du champ moyen : c’est le potentiel créé par ces 251 nucléons dans lequel ils évoluent. Ce champ moyen est très souple : il s’adapte à l’assemblage des protons et des neutrons.
Et là miracle : ça marche ! Même si une nouvelle fois cela va totalement à l’encontre de l’intuition. Nous sommes allés plus loin en essayant de comprendre la cause de cette similitude. Seraient-ce les nucléons que l’on ajoute, le détail de l’interaction, les corrélations d’appariement (cette aptitude des nucléons à s’agencer deux par deux) ? Le résultat n’est pas si simple : les ingrédients considérés un à un n’expliquent rien. Cependant, tout bien considéré, les calculs des théoriciens confirment le lien entre les noyaux 255Lr et 251Md : il y a un mécanisme, totalement contre-intuitif, qui réarrange l’ensemble des nucléons pour obtenir cette similitude. Le champs moyen a bien travaillé !
Un petit bémol à tout cela : le résultat dépend des corrélations d’appariement injectées dans les calculs. Nous sommes encore incapables de privilégier une paramétrisation plutôt qu’une autre, et les calculs ne permettent pas de reproduire parfaitement tous les détails de l’expérience. A ce stade, on pense plutôt que les bandes jumelles de 251Md et 255Lr sont le fruit d’un hasard : le fruit de circonstances qui conduisent accidentellement au même spectre de rotation. Ou bien est-ce une propriété plus générale des noyaux très lourds ? Pour trancher, il faudrait observer des cas similaires. Le binôme 251Md-255Lr est encore unique dans cette région que l’on connait encore très mal.
Comme ces noyaux sont rares et difficile à créer, afin d’en produire plus, on doit utiliser des faisceaux plus intenses. C’est pour cela, entre autre, que l’on a construit l’accélérateur SPIRAL2 au GANIL (Grand Accélérateur National d’Ions Lourd) situé à Caen. On a vu également qu’il fallait faire un tri sévère et une excellente identification. Le Super-Spectromètre Séparateur S3 a été conçu dans ce but. Démarrage prévu dans quelques mois avec de belles expériences en perspective.
R. Briselet et al., In-beam γ-ray and electron spectroscopy of 249,251Md, Phys. Rev. C 102 (2020) 014307
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