Les nucléons sont des particules sociales. Non seulement ils aiment vivre en communauté à l'intérieur des noyaux, mais ils forment également des couples au sein de ces communautés. En effet, on peut observer des protons et des neutrons formant des paires à l'intérieur des noyaux. Les physiciens du DPhN ont joué un rôle décisif dans la première mesure de ces paires de nucléons à l'aide d'une nouvelle méthode, qui ouvrira la voie à l'étude de ces interactions étroites (ou à courte portée) dans les noyaux radioactifs. Les résultats ont récemment été publiés dans Nature Physics [Pat21]. L'étude de ces paires de nucléons dans les noyaux radioactifs est l'objectif du projet ANR COCOTIER dirigé par l'Irfu.
Comprendre comment l'interaction nucléaire émerge des constituants de base de la matière est l'un des défis de la physique contemporaine. L'interaction nucléaire entre les nucléons (proton ou neutron) est considérée comme une manifestation de la force forte entre quarks, à travers l'échange de gluons qui maintiennent les nucléons ensemble. Malgré les efforts déployés depuis longtemps, il n'existe pas encore d'interaction nucléaire unifiée permettant de prédire les propriétés de tous les noyaux.
Il a été observé que lorsqu'un faisceau d'électrons frappe un proton, environ 20 % du temps, un proton ou un neutron associé est simultanément libéré au lieu d'un nucléon unique (Fig 1). Une caractéristique particulière est que dans 18% des cas, il s'agit de paires proton-neutron, ce qui les rend dominantes par rapport aux paires de même espèce (proton-proton ou neutron-neutron). Les physiciens nucléaires savent comment détecter et étudier ces paires de nucléons, et étonnamment, le proton et le neutron s'échappent le plus souvent dans des directions opposées à grande vitesse !
Cette observation a été interprétée comme étant due à des configurations dans lesquelles deux nucléons sont proches l'un de l'autre à l'intérieur du noyau, un peu comme un couple dans une foule. Ces configurations ont suscité l'intérêt des physiciens qui les ont baptisées paires corrélées à courte distance (SRC). En effet, s'ils connaissent bien l'impact d'une foule de nucléons sur un nucléon individuel , le comportement de deux nucléons proches l'un de l'autre n'est pas encore totalement compris. Ces paires pourraient bien apporter un nouvel éclairage sur ce point.
Pour mieux comprendre ces couples nucléaires, les physiciens du DPhN ont contribué à une expérience pilote qui s'est déroulée en 2018 à l'accélérateur Nuclotron de Dubna, en Russie. Un faisceau de 12C a été envoyé sur une cible liquide de protons, suivi d'un système de détection conçu pour identifier tous les produits de la réaction et pouvoir mesurer tous leurs moments (Fig. 2). Le but de l'expérience était de valider l'utilisation de cette technique, qui semble assez originale. En effet, dans les expériences précédentes, le rôle du 12C et du proton aurait été inversé, c'est-à-dire que le faisceau aurait été composé de protons tandis que la cible aurait été constituée de 12C. Cette configuration originale constitue une avancée majeure car elle permettra à l'avenir d'étendre l'étude des SRC aux noyaux radioactifs dont la durée de vie n'est que de quelques millisecondes. Avec une durée de vie aussi courte, il n'est pas possible de construire une cible à partir d'eux.
Cependant, la collision d'un faisceau de 12C sur une cible de protons produirait une grande quantité de données, dont seule une infime partie correspond à un nucléon ou une paire de nucléons arrachés. La recherche de ces événements est aussi difficile que la recherche d'une aiguille dans une botte de foin en raison de toutes les réactions parasites. Il faut donc trier et sélectionner les événements intéressants à très haute fréquence. C'est là que l'expérience de Dubna a joué un rôle décisif. Elle a validé la possibilité de sélectionner proprement les processus où le proton interagit une seule fois avec une paire de nucléons à l'intérieur du noyau 12C, l'extrayant du noyau sans le casser. Dans un tel cas, on peut dire que le noyau est devenu transparent à la sonde à protons. La sélection a été rendue possible grâce à la capacité à détecter le reste du noyau non cassé amputé d'une paire de nucléons (appelé fragment) dans un spectromètre dédié. La sélection des fragments a fait toute la différence, permettant aux physiciens d'attraper l'aiguille !
Cette expérience est la première étape vers l'extension des études sur les SRC aux noyaux radioactifs.
Il est intéressant de noter que les SRC ne se produisent pas à la même vitesse pour tous les nucléons. En effet, en considérant des noyaux avec un nombre différent de protons et de neutrons, il est possible de montrer que les paires proton-neutron dominent parmi les paires SRC [Hen14]. Par conséquent, les nucléons appartenant à l'espèce minoritaire (la plupart du temps les protons, surtout dans le cas des noyaux lourds stables et des noyaux instables riches en neutrons) deviennent plus "corrélés" [Due18]. Ceci peut être illustré en considérant 12C et 208Pb avec une fraction constante de 18% des nucléons formant une paire proton-neutron. Dans le cas du 12C contenant 6 protons et 6 neutrons, une telle fraction correspond à 1 paire proton-neutron. Comme le 12C possède le même nombre de protons et de neutrons, le taux de corrélation est le même pour les deux, égal à 18%. Mais dans le cas de noyaux ayant un nombre différent de protons et de neutrons, le taux de corrélation varie. Par exemple, pour 208Pb, composé de 82 protons et 126 neutrons, comme précédemment, 18% de la quantité totale de nucléons sont impliqués dans une paire proton-neutron, c'est-à-dire 19 protons et 19 neutrons. Mais de façon surprenante, on peut facilement voir que la fraction de protons corrélés (23%) devient beaucoup plus élevée dans 208Pb !
L'étape suivante et l'objectif premier du projet COCOTIER, financé par l'ANR en 2017, est d'étendre l'étude des SRC aux noyaux radioactifs. Une expérience menée par une équipe IRFU-Massachusetts Institute of Technology a récemment été approuvée par le comité consultatif des programmes de l'installation de la Société de recherche sur les ions lourds (Gesellschaft für SchwerIonenforschung GSI) à Darmstadt, en Allemagne, et devrait se dérouler en 2022. Cette expérience ne peut être réalisée qu'à l'accélérateur GSI grâce à
(i) sa capacité à produire des noyaux radioactifs à des vitesses atteignant environ 75 % de la vitesse de la lumière nécessaire pour ce type d'études et
(ii) la disponibilité d'un système de détection conçu pour mesurer chaque variable cinématique.
Ce système de détection est complété par une cible d'hydrogène liquide construite à l'Irfu (grâce à la bourse COCOTIER). Il s'agira de la première tentative d'étude des SRC dans un noyau radioactif : le 16C, qui contient 4 neutrons de plus que de protons et dont la masse est très proche du système de référence bien étudié, le 12C. Cela permettra d'analyser comment la fraction de protons et de neutrons SRCs évolue avec l'augmentation de l'asymétrie neutron-proton et pourra guider nos efforts pour mieux comprendre comment les noyaux sont liés par l'interaction forte.
[Pat21] Patsyuk, M., Kahlbow, J., Laskaris, G. et al. Nat. Phys. (2021).
[Hen14] O. Hen et al. (CLAS Collaboration), Science, 346 (6209):614, 2014.
[Due18] M. Duer et al. (CLAS Collaboration), Nature, 560:617, 2018.
Contact : Anna Corsi
• Structure de la matière nucléaire › Structure en quarks et gluons des hadrons
• Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)