A l'Irfu, la physique des neutrinos est étudiée en utilisant différentes sources comme les réacteurs, les accélérateurs ainsi que les sources radioactives.
Les équipes de l’Irfu sont engagées depuis plusieurs décennies dans une longue quête consistant à étudier le neutrino sous toutes ses facettes, pour comprendre la place qu’il tient au sein du modèle standard de la physique des particules voire au-delà, mais aussi son rôle dans l’évolution de l’Univers depuis ses premiers instants. Les traditionnelles conférences d’été ont été l’occasion de mesurer les progrès réalisés par l’armada d’expériences d’envergure internationale avec laquelle notre institut navigue pour atteindre cet ultime but. Retour sur une année 2021 riche en enseignements et en promesses…
Particule de Dirac ou de Majorana ? En d’autres mots, le neutrino et son anti-partenaire l’antineutrino sont-ils bel et bien deux particules distinctes ou les deux facettes d’une même particule ? Cette question, qui taraude les physiciens depuis maintenant plusieurs décennies et dont la réponse pourrait bouleverser les fondements du modèle standard, motive toujours plus d’efforts expérimentaux pour détecter un processus ultra rare appelé la double désintégration bêta sans émission de neutrinos (0νββ). L’observation de ce processus, qui viole la loi de conservation du nombre leptonique, prouverait indubitablement que le neutrino est une particule de Majorana. Il nous renseignerait aussi sur l’échelle et la hiérarchie des masses* du neutrino, deux autres questions qui restent à l’heure actuelle sans réponse claire.
Une technique expérimentale prometteuse pour aller dénicher ce processus est celle de la détection bolométrique. L’expérience CUPID (CUORE Upgrade with Particle IDentification) est la prochaine phase de l’expérience CUORE, qui est un détecteur installé au Laboratoire National du Gran Sasso en Italie opérant près d’une tonne de cristaux de TeO2 à des températures cryogéniques de l’ordre de 10 mK pour rechercher la 0νββ du 130Te. Le principe novateur de CUPID, proposé conjointement par les équipes de l’Irfu et du CNRS/IJCLab, repose sur l’utilisation d’une double lecture chaleur/scintillation à l’aide de nouveaux bolomètres scintillants en Li2MoO4 enrichis au 100Mo. Le 100Mo, à l’instar du 130Te, est un isotope présentant de très bonnes caractéristiques pour se désintégrer suivant la 0nbb. Cette technique permettra de baisser les niveaux de bruit de fond à des seuils permettant d’améliorer significativement la sensibilité des expériences actuelles.
*Le neutrino peut exister sous forme de trois saveurs (électronique, muonique et tauique), chacune étant la superposition de trois états de masse. La hiérarchie des masses consiste à classer chaque état de masse du plus léger au plus lourd.
Figure 1: assemblage test de deux détecteurs bolométriques à l’aide de fils de nylon dans le cadre du projet BINGO. Pour les futures expériences cherchant la double désintégration sans neutrinos (0???), il s’agira de réduire au maximum la masse de cuivre entrant typiquement dans l’assemblage de ce type de détecteurs pour toujours plus réduire l’impact des bruits de fond.
Le démonstrateur CUPID-Mo, installé au Laboratoire Souterrain de Modane en 2019 [FM], a fonctionné de manière stable et nominale jusqu’à ce qu’il soit arrêté en cours d’année dernière. L’analyse des dernières données, présentées pour la première fois à la conférence TAUP 2021 en septembre dernier, a permis de placer la meilleure limite jamais obtenue sur le temps de demi-vie du 100Mo (T1/2 > 1.8 x 1024 années) avec seulement quelques centaines de gramme de détecteur. L’année 2021 a donc démontré que l’exploitation de CUPID-Mo était un franc succès, validant ainsi le concept retenu par la collaboration CUPID afin d’atteindre l’objectif d’une sensibilité de l’ordre de T1/2 ~ 1027 années.
Pour tracer la route des expériences futures et pousser toujours plus loin la sensibilité de la technique bolométrique, le projet BINGO [FM] s’appuiera sur tout un panel de développements instrumentaux qui permettront de réduire davantage les bruits de fond dans la zone d’intérêt du signal 0νββ:
Les premiers tests cryogéniques de cristaux scintillants BGO et ZnWO4 ont été menés avec succès cette année, et ont démontré de très bonnes performances pour la réalisation du véto cryogénique externe. D’autre part, pour remplacer et réduire la masse de cuivre entrant habituellement dans l’assemblage des détecteurs, l’utilisation de fils de nylon ultra fins a aussi été validé en conditions cryogéniques, laissant entrevoir la possibilité d’utiliser ce matériau de manière plus systématique pour l’assemblage de dispositifs futurs.
Nul doute qu’avec CUPID et BINGO, la détection bolométrique d’évènements rares exprimera pleinement son potentiel pour la recherche de la 0νββ, et peut-être percer à jour la nature du neutrino !
FM précédents:
A l’aide d’un faisceau de neutrinos et d’antineutrinos muoniques produit à l’accélerateur J-PARC situé à Tokai sur la côte est du Japon, l’expérience T2K étudie comment ces derniers se transforment respectivement en neutrinos et en antineutrinos d’autres saveurs. L’observation d’une quelconque différence entre la probabilité d’oscillation des neutrinos et de leur anti-partenaires respectifs, gouvernée par le paramètre δCP , révélerait une violation de la symétrie CP liée à l’asymétrie matière-antimatière observée dans l’Univers. Un premier résultat publié en 2020 par la collaboration T2K, auquel les équipes de l’Irfu ont apporté une contribution primordiale, excluait à près de 95% de niveau de confiance les valeurs de δCP préservant cette symétrie, i.e δCP = 0, ± 180° [FM]
La route est encore longue pour définitivement conclure sur l’existence d’une violation de la symétrie CP dans le secteur des neutrinos, mais l’année 2021 a été l’occasion pour nos équipes de faire plusieurs pas vers cet objectif. A travers plusieurs développements instrumentaux, elles préparent les expériences de prochaines génération DUNE et Hyper-Kamiokande, et œuvrent aussi à l’amélioration du détecteur proche ND280 pour la deuxième phase de l’expérience T2K. En particulier, l’intégration de nouvelles chambres à projection temporelle (TPC) lues par des détecteurs basés sur la technologie Micromegas résistif développées à l’Irfu permettra d’améliorer significativement les performances de ce détecteur pour la reconstruction des traces et de l’énergie des particules produite lors de l’interaction des neutrinos avec la matière. Un point crucial de la mesure du paramètre δCP consiste en effet à pallier à notre méconnaissance de ces processus d’interaction, qui limitent à l’heure actuelle la sensibilité de l’expérience. Avec la mise en service de ce nouveau détecteur, la deuxième phase de l’expérience T2K, qui démarrera dès l’automne prochain sera en mesure de tenir toutes ses promesses pour étudier avec un niveau de confiance accru une possible violation de la symétrie CP dans l’oscillation des neutrinos !
FM :
avril 2020: Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos apportent un éclairage sur ce mystère cosmique
Publication : https://inspirehep.net/literature/1870215
Les expériences Double Chooz (centrale de Chooz dans les Ardennes) et STEREO (réacteur de recherche de l’Institut Laue-Langevin à Grenoble) s’inscrivent dans une longue tradition d’étude des neutrinos de réacteur à l’Irfu, débutée dès le début des années 1990s avec les célèbres expériences du Bugey. Avec chacune leur conception novatrice, ces deux expériences ont amélioré et poussé la méthode de détection des neutrinos par désintégration bêta inverse pour en faire une technique expérimentale redoutable dans l’étude des neutrinos émis par les réacteurs nucléaires.
Figure 3: Courbes d'exclusion obtenues par STEREO (courbe jaune fine) et les principaux programmes expérimentaux recherchant un neutrino stérile auprès d’un réacteur nucléaire. Sont également superposés les résultats obtenus par l’expérience KATRIN (courbe bleue épaisse).
En 2018, Double Chooz avait conclu près de dix années de prise de données destinées à la mesure de l’angle de mélange θ13 d’oscillation des neutrinos avant d’éteindre définitivement ses deux détecteurs [FM]. La mesure de cet angle était importante non seulement pour compléter et confirmer le paradigme actuel décrivant le phénomène d’oscillation, mais aussi pour les expériences sur faisceau cherchant à mettre évidence une violation de la symétrie CP dans le secteur des neutrinos (voir paragraphe sur T2K). En 2021, les opérations de déconstruction des détecteurs, stoppées à cause de l’épidémie de COVID-19, ont pu reprendre. Celle-ci permettront de mesurer avec précision le nombre de protons cibles dans les enceintes gamma catcher afin d’améliorer la mesure finale de l’angle θ13.
La motivation première de STEREO [FM] est de tester l’hypothèse d’une 4ème famille de neutrino proposée en 2011 par les équipes de l’Irfu après avoir mis en évidence la fameuse anomalie des antineutrinos de réacteurs [FM]. Le détecteur, en opération depuis 2017, a terminé fin 2020 sa prise de données, avec quelques 157 000 neutrinos détectés, un joli butin pour aller débusquer un éventuel neutrino stérile et faire des mesures de précision. La dernière analyse en date, dont les résultats ont été montrés pour la première fois à la conférence TAUP 2021 en septembre dernier, utilise la totalité des données de l’expérience et exclut avec un fort niveau de confiance (> 99.9%) l’existence d’un neutrino stérile (voir Figure 3).
L’origine de l’anomalie des neutrinos de réacteurs est donc plutôt à chercher dans un biais des prédictions, qui font appel à un ensemble complexe de données et de modèles nucléaires. Outre ce résultat important, la collaboration a aussi fourni un nouveau spectre neutrino de référence issu de la fission de 235U. Les mesures directes en neutrino supplantent à présent les prédictions et alimentent les futurs programmes expérimentaux sur réacteur, comme l’expérience NUCLEUS.
NUCLEUS, dernière-née de l’imagination des équipes de l’Irfu, est une expérience de détection bolométrique des neutrinos de réacteur s’appuyant sur le processus de diffusion cohérente des neutrinos sur noyaux. Ce nouveau canal de détection permettra non-seulement de miniaturiser les dispositifs actuels de détection, mais aussi de pousser l’étude des propriétés fondamentales du neutrino vers les très basses énergies, un domaine qui reste encore peu exploré pour la recherche de physique au-delà du modèle standard. En 2021, la signature d’un accord bilatéral entre le CEA et EDF a permis de sécuriser l’accès à un site expérimental idéalement situé entre les deux cœurs de la centrale de Chooz. L’année 2022 est pour NUCLEUS celle de l’aménagement du site et du premier assemblage à blanc de l’expérience à l’université technique de Munich. À noter que l’Irfu apporte également une contribution originale et essentielle à cette nouvelle thématique avec la méthode innovante CRAB pour étalonner les détecteurs cryogéniques de NUCLEUS dans une gamme d’énergie en-deçà du keV [FM]. Le déménagement de NUCLEUS est prévu à Chooz en 2023 pour la première détection de neutrinos de réacteur via cette technique pionnière !
FM :
Une cathédrale de deux cent tonnes d’acier, d’aimants, d’électronique, de tuyaux et de câbles en tout genre… C’est ce qu’une collaboration internationale de près de 200 physiciens, ingénieurs et techniciens, s’est évertuée à ériger pendant près de 20 ans au Karlsruhe Institute of Technology en Allemagne. Un bijou de technologie et de savoir-faire, pour guider et mesurer avec une précision inégalée les électrons émis lors de la désintégration bêta d’une source de tritium. Pourquoi construire un instrument d’une telle démesure ? Afin de résoudre l’énigme de la masse du neutrino et peut-être ainsi saisir quelle est sa véritable nature ! Le phénomène d’oscillation des neutrinos nous indique en effet que ces derniers ont une masse non nulle, au moins 500 000 fois inférieure à celle de l’électron. Pourquoi une masse aussi faible ? Et par quel mécanisme l’acquiert-il ? Des questions essentielles auxquelles s’attaque le spectromètre géant de l’expérience KATRIN (Karlsruhe Tritium Neutrino Experiment).
Une première étape importante fut franchie en 2018 avec la mise en service du spectromètre et de la source de tritium [FM] . En 2019, sous l’impulsion des équipes de l’Irfu, est arrivée une première mesure utilisant quatre semaines de données et contraignant la masse du neutrino à moins de 1.1 eV (à 90% de niveau de confiance). Un résultat prometteur qui améliorait déjà d’un facteur deux les résultats expérimentaux antérieurs alors que le spectromètre et sa source ne fonctionnaient pas encore aux performances nominales [FM]. Ces mêmes données ont aussi permis de tester en 2020 l’existence d’un neutrino stérile [FM], une analyse originale et complémentaire aux programmes expérimentaux en cours auprès de réacteurs nucléaires (voir paragraphe neutrinos de réacteur et Figure 3). Pas de traces d’un éventuel 4ème neutrino dans ces données, confirmant ainsi les résultats notamment obtenus par STEREO. Plus récemment, l’année 2021 a été l’occasion pour la collaboration de mieux comprendre et d’améliorer les performances de l’instrument pour atteindre pleinement les objectifs qu’elle s’était fixé. Elle continue depuis à accumuler la statistique pour faire passer une nouvelle fois le neutrino sur la balance. Prochains résultats probablement en 2022 !
FM :
Contacts Irfu:
Claudia Nones (pour Cupid), Sara BOLOGNESI (pour T2K), Matthieu VIVIER (pour neutrinos réacteurs), Thierry LASSERRE (pour Katrin)
• Constituants élémentaires et symétries fondamentales › Physique des neutrinos
• Le Département d'Électronique des Détecteurs et d'Informatique pour la Physique (DEDIP) • Le Département de Physique des Particules (DPhP)