Le DPhN en collaboration avec le Département d'étude des réacteurs de la DES Cadarache et l'Institut de physique nucléaire et des particules de l'université Charles de Prague (Tchéquie) a étudié les propriétés des rayons gamma émis par les isotopes de l'uranium lors de réactions de capture de neutrons. Les spectres gamma mesurés auprès de l'installation n_TOF du CERN ont servi de banc de test des modèles de réactions nucléaires et de leurs ingrédients, notamment la fonction force radiative qui caractérise la capacité d'un noyau à émettre ou absorber des photons. Ce travail a permis une modélisation cohérente des fonctions forces radiatives de la chaîne isotopique de l'uranium (234U, 236U, 238U) et a confirmé la présence d'un mode d'oscillation particulier de la forme du noyau à basse énergie d'excitation. Cette étude a été réalisée dans le cadre de la thèse de doctorat de Javier Moreno-Soto [1] et les résultats complets sont publiés dans Physical Review C [2].
Comme tous les noyaux, l’uranium possède des isotopes, caractérisés par le même nombre de proton, 92, mais un nombre de neutron variable, principalement 146 à l’état naturel. Cet isotope le plus abondant de l’uranium est noté 238U, où 238 indique la somme des protons et des neutrons. Les isotopes de l'uranium sont des noyaux déformés (non sphériques) dont certaines caractéristiques peuvent être révélées par l'étude des rayons gamma émis lors de réactions de capture de neutrons (Figure 1). Une de ces caractéristiques est la "fonction force radiative" qui représente la capacité du noyau à émettre (ou absorber) des rayons gamma. Les fonctions forces sont un ingrédient important pour la modélisation des réactions nucléaires telles que la capture neutronique (n,γ) et les réactions de diffusions inélastiques (n,n'γ)1. Cette fonction ne peut pas être directement mesurée mais la comparaison des simulations et des mesures permet d'en déduire les principales propriétés.
Figure 2 : Dispositif expérimental (calorimètre ouvert) avec illustration de la détection de m = 3 rayons gamma émis lors d'une réaction de capture de neutron.
Le dispositif expérimental utilise la source pulsée de neutrons n_TOF du CERN et un Calorimètre à Absorption Totale (TAC) pour détecter les rayons gamma (Figure 2).
Ce dispositif permet de mesurer l'énergie (En) des neutrons incidents ainsi que la multiplicité (m) et l'énergie (Eγ) des rayons gamma émis lors des réactions de capture. Dans l'exemple de la Figure 2, on détecte m = 3 rayons gamma dont la somme des énergies est égale à l'énergie d'excitation du noyau composé, soit Sn + En où Sn est l'énergie de liaison du neutron capturé (Sn = 5.29 MeV pour 235U).
Une fois les mesures effectuées au CERN, l’interprétation des données repose sur des simulations. Ces dernières sont réalisées au moyen du code Monte-Carlo Geant4 en tenant compte des effets expérimentaux affectant les rayons gamma, de leurs émissions dans l'échantillon d'uranium jusqu'à leurs détections dans le calorimètre. Le cœur de ces simulations est un modèle de cascade électromagnétique basé sur deux ingrédients essentiels :
- La densité de niveaux, qui permet de décrire la répartition des niveaux d’énergies du noyau;
- La fonction force radiative, qui permet d’estimer les probabilités de transitions entre les niveaux, la transition d’un niveau à un autre se faisant par émission de rayon gamma.
Ce modèle est implémenté dans les codes Fifrelin (développé par la DES) et Dicebox (développé par l'université Charles de Prague) dont le fonctionnement est illustré Figure 3.
Figure 3 : Modélisation de la désexcitation du noyau résiduel 235U après une réaction de capture 234U(n,γ)235U. Le noyau passe d'un état excité (E* = 5.29 MeV + En) à son état fondamental ou métastable via une cascade électromagnétique constituée, par exemple, de m = 4 rayons gamma (cascade de gauche) ou de m = 2 rayons gamma (cascade de droite). Ces cascades sont simulées par tirage aléatoire des niveaux et des probabilités de transition en tenant compte des densités de niveaux et de l'intensité des fonctions forces radiatives.
Figure 4 : Comparaison des données simulées et mesurées pour les rayons gamma émis par 235U après la réaction de capture 234U(n,γ).
Les données simulées et mesurées sont comparées dans la Figure 4 pour des multiplicités m = 2, 3, 4 des rayons gamma émis lors de la réaction 234U(n,γ). Dans tous les cas la distribution de la somme des énergies des rayons gamma est parfaitement reproduite, en particulier à la valeur de Sn (pic dans la zone grisée des graphes de la colonne de gauche). Pour cette valeur, la distribution en énergie des rayons gamma (colonne de droite) est également bien reproduite.
L'excellent résultat de ces simulations est en grande partie dû à la prise en compte d'un mode d'oscillation spécifique de la forme du noyau à basse énergie d'excitation. Ce mode s'interprète comme l'oscillation des neutrons et des protons constituant le noyau dans un mouvement de ciseaux, d'où son nom de mode ciseaux. Ce dernier est modélisé par 2 pics situées autour de 2 et 3 MeV dans la fonction force radiative représentée Figure 5. Le modèle "MGLO(3.0)" utilisé dans ce travail permet de reproduire de manière cohérente avec un unique jeu de paramètres tous les spectres gamma mesurés à n_TOF lors de réactions de capture sur les isotopes de l'uranium 234U(n,γ), 236U(n,γ) et 238U(n,γ). La modélisation de ces mesures met en évidence une contribution du mode ciseaux plus importante que les autres modèles
Ce travail a permis d'exploiter de nouvelles observables mesurées auprès de l'installation n_TOF et d'extraire des informations de structure nucléaire, telles que les fonctions forces radiatives, au moyen de simulations complètes, allant de la cascade de désexcitation du noyau jusqu'à la détection des rayons gamma dans le dispositif expérimental.
Cette étude confirme la présence du mode ciseaux dans les modes d'oscillation de la forme des noyaux d'uranium. La méthodologie développée pourrait être étendue à l'étude d'autres noyaux déjà mesurés à n_TOF voire conduire à de nouvelles mesures permettant de compléter nos connaissances sur la structure des noyaux déformés.
Ce travail a été réalisé dans le cadre de la thèse de doctorat de Javier Moreno-Soto [1] et les résultats complets sont publiés dans Physical Review C [2].
1 La diffusion inélastique est une réaction dans laquelle l'énergie du neutron diffusé est différente de l'énergie du neutron incident.
[1] J. Moreno-Soto, Study of the photon strength functions and level densities in the gamma decay following neutron capture on the isotopes 234U, 236U and 238U, Thèse de Doctorat de l'université Paris-Saclay, 2020;
[2] J. Moreno-Soto, et al. (The n_TOF Collaboration), Constraints on the dipole photon strength for the odd uranium isotopes, Physical Review C 105 (2022) 024618;
• Structure de la matière nucléaire › Dynamique des réactions nucléaires
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