A droite, la cible liquide et le cryostat du projet Cocotier pour COrrélations à COurte porTée et spin IsotopiquE à R3B. A gauche, la répartition des numéros atomiques sur les scintillateurs.
La première mesure des corrélations de courte portée (SRC) dans un noyau exotique a eu lieu en mai 2022 avec l'instrument Cocotier installé à GSI à Darmstadt, en Allemagne. Cette expérience est une étape cruciale dans le programme qui a débuté en 2017 avec un financement de l'Agence Nationale de la Recherche qui a permis aux physiciens de construire une cible d'hydrogène liquide (voir FM précédent). L'objectif de cette expérience est de tester l'hypothèse que les nucléons peuvent former des paires compactes, les paires SRC. Cette campagne de mesure a permis de recueillir des données expérimentales pendant environ 60 heures avec un faisceau de 16C puis avec un faisceau 12C durant une quarantaine d’heures supplémentaires afin d'avoir une mesure de référence avec un faisceau stable bien étudié. L'équipe de l'Irfu a joué un rôle majeur dans la préparation et le déroulement de cette expérience, et est maintenant en charge de l'analyse des données avec le MIT, TU Darmstadt et l'équipe du LIP Lisbonne.
À bien des égards, le noyau atomique peut être considéré comme une assemblée de nucléons, chacun se comportant de manière autonome, à l'exception du fait qu'ils sont maintenus ensemble par un puits de potentiel. C'est ce qu'on appelle "l'approximation de la particule indépendante". Pour parvenir à une description plus réaliste des noyaux, il faut tenir compte des liens ou, pour utiliser un terme plus technique, corrélations entre ses constituants, les nucléons mentionnés ci-dessus. Mesurer des observables qui gardent l'empreinte de ces corrélations, et les inclure dans les modèles théoriques, est actuellement l'effort de nombreux physiciens nucléaires.
Parmi ces corrélations, celles de courte portée (ou SRC, acronyme anglais pour Short Range Correlations) se produisent lorsque les nucléons sont si proches les uns des autres qu'ils se chevauchent presque et finissent par se repousser fortement. La plupart de nos connaissances sur les SRC dans les noyaux ont été acquises en sondant des noyaux stables avec un faisceau d'électrons [1] envoyé sur une cible nucléaire fixe. Ceci ne peut pas être fait avec des noyaux instables dont les durées de vie sont souvent inférieures à 1 seconde, comme pour le 16C qui a été choisi pour cette expérience.
Figure 1 : principe du processus correspondant à la diffusion sur une paire SRC. Le proton de la cible (« target proton ») tape sur une paire qui est éjectée et se sépare en deux composantes : « knocked-out proton » et « SRC partner », en laissant le reste du noyau (« A-2 residual nucleus »).
Par conséquent, nous avons dû inverser le paradigme et utiliser un faisceau de 16C, qui, dans notre cas, a été produit par fragmentation d'un faisceau primaire de 18O accéléré par le synchrotron du GSI, puis sélectionné par le séparateur de fragments du GSI. Notre faisceau de 16C est ensuite envoyé sur une cible constituée d'hydrogène, c'est-à-dire de protons, entraînant des processus de diffusion comme le montre la figure 1. De temps en temps, les protons de la cible tapent sur un nucléon qui n'est pas isolé dans la foule de 16C.
Ce que nous savons, c'est qu'après cette collision, trois nucléons quittent le noyau : celui de la cible, celui qui a été frappé et un troisième (le SRC partner). Ce dernier présente certaines propriétés qui nous font penser qu'avant d'être perturbé, il était associé avec le deuxième dans une paire compacte, la paire dite SRC. Tester cette interprétation est l'un des objectifs de cette expérience. Étudier si et comment les paires SRC sont modifiées dans l'environnement riche en neutrons du 16C est le but spécifique de cette expérience.
Afin de démontrer que le paradigme inversé fonctionne, la même équipe avait réalisé une expérience pilote en 2018 dans l'installation de Dubna avec un faisceau stable de 12C. Les résultats ont été récemment publiés dans Nature Physics [2] (voir FM A glimpse of nuclear couple through transparent nuclei). L'identification du noyau résiduel s'est révélée être un atout pour trouver les quelques événements d'intérêt dans la multitude de tous les processus de réaction possibles. Globalement, pour reconstruire ce type d'événements, nous devons mesurer au moins quatre particules émises, c'est-à-dire le noyau résiduel (le faisceau moins la paire SRC enlevée), le proton de la cible, et les deux nucléons de la paire (le proton touché et son partenaire SRC dans la Fig. 1).
Cette fois-ci, au GSI, avec le faisceau instable de 16C, le défi a été relevé par l’installation R3B, visible sur la figure 2.
Fig. 3 À gauche : le support de la cible en hydrogène liquide et la cellule, partiellement cachée par les détecteurs FOOT qui l'entoure. À droite : la chambre de diffusion entourée du calorimètre CALIFA et surmontée du cryostat de la cible.
Au cœur du dispositif R3B se trouve la cible d'hydrogène liquide COCOTIER, construite et exploitée par l'équipe de l'Irfu. La cible est visible sur la Fig. 3 (en bas à gauche), entourée d'un ensemble de détecteurs en silicium appelés FOOT, utilisés pour mesurer les trajectoires des protons éjectés du faisceau et de la cible. L'ensemble a été placé sous vide dans la chambre de diffusion que l'on peut voir sur la Fig. 3, à droite, elle-même entourée d'un calorimètre permettant de détecter l'énergie des protons et les éventuels rayons gamma émis par le noyau résiduel excité.
Après avoir quitté la cible en suivant principalement la direction du faisceau, le noyau résiduel et le partenaire SRC passeront par l'aimant GLAD. Ce dernier permet de séparer les différentes particules et de les diriger vers différents détecteurs dédiés à la mesure de chacune d'entre elles. À titre d'illustration, la mesure du numéro atomique Z du noyau résiduel sortant de GLAD est présentée sur la Fig. 4. Comme prévu, la plupart du faisceau de 16C (Z=6) traverse la cible sans être perturbé, mais une petite fraction subit une réaction. Une grande partie des événements SRC que nous recherchons devraient coïncider avec le noyau de 14Be (Z=4), par exemple.
L'expérience s'est déroulée en deux parties. Dans la première partie, nous avons recueilli des données expérimentales pendant environ 60 heures avec un faisceau de 16C. Nous avons ensuite répété le processus avec un faisceau 12C durant une quarantaine d’heures supplémentaires afin d'avoir une mesure de référence avec un faisceau stable bien étudié. Dans l'ensemble, nous avons réussi à collecter les statistiques attendues et chaque détecteur de l'installation R3B a bien fonctionné grâce aux efforts d'une équipe internationale d'environ 80 physiciens.
L'équipe de l'Irfu a eu un rôle clé dans cette expérience : coordination, exploitation de la cible d'hydrogène liquide et de l’ensemble de détecteurs de temps de vol du noyau résiduel, et participation aux efforts pour adapter l'électronique de FOOT au taux de comptage élevé exigé par cette expérience.
Les données collectées feront l'objet d'une analyse approfondie dans les années à venir et devraient donner matière à au moins quatre thèses de doctorat, dont une se déroulant au DPhN. Dans l'ensemble, la campagne de mesure constitue une étape majeure dans les études expérimentales des SRC. Elle devrait permettre de mieux comprendre le comportement des nucléons dans le milieu nucléaire.
[1] Duer M. et al. (CLAS Collaboration), Nature, 560:617, 2018.
[2] Patsyuk, M., Kahlbow, J., Laskaris, G. et al. Nat. Phys. (2021).
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