La dernière pièce d'une longue aventure commencée en 2014 avec une expérience menée par l'Irfu et le RIKEN Nishina Center a été posée avec la publication d'un article contenant l'étude comparative de la corrélation dineutrons dans 11Li, 14Be et 17B [1]. Cet article publié dans Phys. Lett. B complète une série de publications sur le sujet [2,3] issues de la même expérience utilisant le dispositif MINOS conçu et construit à l'Irfu. Cette corrélation est proposée comme une caractéristique universelle des noyaux à halo borroméen.
Les noyaux légers riches en neutrons constituent un terrain d'essai unique pour étudier les propriétés de la matière nucléaire à des faibles densités. Des phénomènes tels que l'apparition d'un halo de neutrons entourant un cœur plus compact de protons et de neutrons ont été prédits et observés pour la première fois pour le 11Li en 1985. De nombreux efforts ont été faits depuis pour caractériser l'arrangement géométrique des neutrons formant ce halo, sans pour autant dégager un consensus sur la question. Ceci est dû aux difficultés technologiques et méthodologiques d'une telle tâche, comme la nature éphémère de ces noyaux instables.
11Li, comme 14Be et 17B, appartient à une catégorie spéciale de noyaux appelés borroméens, car ce sont des ensembles liés de trois sous-systèmes, eux-mêmes non liés pris deux par deux, comme les anneaux borroméens sur le blason de la famille italienne Borromée.
Par exemple, si un neutron est retiré du 11Li, le système 10Li restant n’est pas lié au sens de l’interaction forte et se désintègre instantanément en un neutron et un 9Li, ce dernier sous-système étant généralement appelé le "cœur". Pour donner une image, nous pouvons imaginer que ces neutrons prennent l'une des trois configurations illustrées à la figure 2, que, pour des raisons intuitives, les chercheurs appellent respectivement "non corrélé", "cigare" et "dineutron".
Une équipe conjointe dirigée par l'Irfu et le RIKEN Nishina Center a proposé d’explorer cette question avec une méthode innovante qui consiste à retirer soudainement l'un des deux neutrons, provoquant la désagrégation du système, et à détecter toutes les particules issues de ce processus.
Trois systèmes ont été étudiés simultanément : 11Li, 14Be et 17B. Plusieurs expériences, avec des approches et résultats différents, ont déjà été réalisées pour le 11Li et ont indiqué une préférence pour la configuration dineutron. En revanche, très peu d'informations, voire aucune, n'étaient disponibles pour le 14Be et le 17B. L'une des difficultés réside dans le fait qu'il s'agit de noyaux instables, et donc la seule façon de réaliser la mesure est de les produire dans un accélérateur de particules et de les envoyer sur une cible. Dans ce cas, les physiciens ont utilisé la cible d'hydrogène liquide MINOS de 15 cm de long.
La raison pour laquelle cela n'a pas été entrepris auparavant est que la mesure d'une coïncidence quadruple entre le proton de recul, le neutron enlevé, le neutron émis et le fragment (voir figure 3) nécessite un système de détection complexe et une luminosité1 très élevée. Pour ces faisceaux instables, elle n'a pu être obtenue que grâce aux performances de l’installation de production et sélection de faisceaux radioactifs RIBF et au concept de MINOS, combinant une cible épaisse d'hydrogène liquide avec un trajectographe. Celui-ci permet de reconstituer le vertex de la réaction2 malgré l’épaisseur de la cible et de reconstruire les impulsions des particules mesurées.
Figure 4 Angle d’ouverture > en fonction de l’impulsion manquante ky. La barre d’erreur représente l'erreur statistique et la bande colorée l'erreur systématique.
En utilisant les impulsions mesurées, les scientifiques ont fait la cartographie des neutrons dans l'espace des impulsions, qui peut être mathématiquement reliée à leur configuration dans l’espace des coordonnées qui est plus familier. Plus précisément, ils ont mesuré l'angle d'ouverture entre l'impulsion du neutron enlevé et l'impulsion du système "neutron+cœur" restant, en tant qu'observable sensible à la configuration des deux neutrons. Cette quantité a été tracée en fonction de l'impulsion manquante, c'est-à-dire l'impulsion intrinsèque du neutron retiré qui est "manquante" dans le fragment restant. Il est vérifié expérimentalement que les neutrons du halo ont une impulsion manquante typiquement plus petite par rapport à l’impulsion moyenne des protons et des neutrons dans le noyau.
Par conséquent, pour les examiner, il faut se focaliser sur la partie gauche de la figure 4, où l'on observe un écart important par rapport à 90° (valeur correspondant à des configurations non corrélées). Les scientifiques interprétent cette déviation comme étant due à l'apparition d'une corrélation de type dineutron à la surface, qui est plus prononcée pour le 11Li mais toujours présente dans le 14Be et le 17B.
Pour étayer théoriquement cette interprétation, les experimentateurs ont collaboré avec des théoriciens des réaction nucléaires de l'université de Séville, qui ont mis au point une approche permettant de calculer les observables en question à partir d'une description simplifiée mais suffisamment réaliste des noyaux concernés, basée sur ce que l'on appelle le "modèle à trois corps". Le modèle, validé pour le 11Li, a été comparé à plusieurs observables issues d'une expérience avec du 14Be, à savoir l'énergie relative du système 12Be+n, l’impulsion transverse du 12Be et, enfin, la distribution de l'angle d'ouverture. La comparaison sur la figure 5 pour l'angle d'ouverture est satisfaisante... à l’exception partielle du 14Be. Cette divergence a été interprété comme étant due au fait que le modèle à trois corps manque de certains ingrédients nécessaires pour décrire ce noyau spécifique.
Cette validation globalement satisfaisante du modèle à trois corps autorise les chercheurs à l'utiliser pour calculer la distribution de la densité de probabilité pour les trois noyaux d'intérêt. Cette distribution, en fonction de la distance neutron-neutron et de la distance noyau-neutron, est présentée sur la figure 6 : la corrélation de type dineutron culmine vers les petites valeurs de la distance neutron-neutron, tandis que la corrélation de type cigare s'étend vers les grandes valeurs de ce paramètre. Dans tous les cas, mais en particulier pour le 11Li, la configuration de type dineutron domine, en accord avec l'observation expérimentale rapportée dans la Fig. 4
Ce résultat représente une avancée majeure, car malgré les grandes difficultés expérimentales liées à la détection simultanée de quatre particules, les expérimentateurs ont réussi à extraire une observable expérimentale capable de contraindre la corrélation dineutron d'une manière claire. À l'avenir, ils vont étendre leur analyse à d'autres noyaux et confirmer que la corrélation dineutron est une caractéristique universelle des noyaux borroméens, comme le suggère cette première étude.
Contact: Anna Corsi
• Structure de la matière nucléaire › Dynamique des réactions nucléaires
• Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)
• Laboratoire d'Etudes du Noyau Atomique (LENA)
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