La dernière décennie a vu une évolution rapide du paysage de la neutronique en France et en Europe, en raison de la mise à l'arrêt de nombreux réacteurs de recherche. Pour pallier le manque de neutrons résultant en France, le développement de sources de neutrons compactes pilotées par accélérateur (CANS) est actuellement à l’étude au CEA, notamment dans le cadre des projets IPHI-Neutrons et ICONE. Le développement de ces CANS nécessite de disposer d'outils de simulation de type Monte-Carlo capable de simuler toute l’expérience. Sous l'impulsion du DPhN de l'Irfu, et en collaboration avec l'Isas (DES) et l'Université de Prague, un important travail de remise à niveau du code Geant4 a été effectué depuis 2018 ciblant le traitement des interactions neutroniques pour différentes gammes d'énergie du neutron (prise en charge des liaisons moléculaires des noyaux cibles, élargissement Doppler des sections effi-caces, etc.). Ces travaux, intégrés dans les versions récentes officielles de Geant4, ont alors permis de concevoir le code TOUCANS, en support du développement des CANS. Doté d'une interface utilisateur simple, TOUCANS permet de simuler facilement des dispositifs expérimentaux complexes, et a d'ores et déjà été mis en œuvre afin d’optimiser les sources neutrons IPHI-Neutrons, ICONE et IFMIF-DONES ainsi que l’expérience de physique fondamentale CRAB, pour la détection de neutrinos. Il est prévu de rendre TOUCANS libre d’accès prochainement, afin qu'il soit accessible au plus grand nombre. Le résultat de ces travaux ont été publiés dans [1,2,3,4].
Depuis l'arrêt des réacteurs OSIRIS et ORPHEE, respectivement en 2015 et 2019, le CEA de Paris-Saclay ne dispose plus de source de production de neutrons. Or ces derniers sont utiles dans de nombreux contextes : production de radio-isotopes et radiothérapie dans le domaine médical, contrôle non destructif, utilisation de neutrons froids en physique de la matière condensée et en physique fondamentale etc.
L'engagement de l'Irfu dans un programme de réalisation d'une source de neutrons compacte pilotée par accélérateur (CANS) vient cependant renforcer l'expertise de l'Institut dans le design et la réalisation de ce type de source de neutrons alternative aux réacteurs nucléaires. Ces sources ont l’avantage d’être moins coûteuses et moins complexes à mettre en œuvre. Par conséquent un pays seul peut s’offrir une CANS alors qu’il faut un consortium de pays pour fabriquer une source de spallation telle que European Spallation Source (ESS). Les CANS devraient donc jouer un rôle prépondérant dans le paysage de la neutronique pour pallier la baisse de la disponibilité des faisceaux de neutrons en Europe suite à la fermeture de plusieurs installations ces dernières années [5]. Elles permettront également de préparer la jeune génération de physiciens, ingénieurs et techniciens à utiliser les faisceaux de neutrons thermiques (ou froids) intenses d’ESS qui seront très demandés et donc peu utilisés, par exemple, pour le développement de nouveaux détecteurs ne nécessitant pas particulièrement de faisceaux intenses.
Le développement des CANS comportent notamment un volet simulation car il s'agit d’étudier avec la plus grande précision la production, le transport et les interactions des neutrons afin de concevoir ce nouveau type d'installation. Une équipe du DPhN a réalisé pour ce faire un ensemble de développements dans la bibliothèque C++ Geant4 [6] visant à améliorer les capacités et la précision du code concernant les neutrons de moins de 20 MeV, puis à développer un nouveau code, dénommé TOUCANS, sur cette base. Les développements, les collaborations et les belles perspectives pluridisciplinaires offertes par ce code sont ici présentées.
Les simulations numériques, regroupant les codes scientifiques et les moyens de calcul intensif, sont aujourd’hui utilisés systématiquement pour développer, exploiter et optimiser de nombreuses installations expérimentales. Elles sont essentielles dans toutes les étapes de leur vie : pour comprendre et interpréter les données expérimentales, pour améliorer leurs performances et, plus en amont encore, pour concevoir les installations elles-mêmes.
Les phases de conception et d'optimisation des performances sont particulièrement importantes pour la conception des CANS. En effet l'utilisation de réacteurs nucléaires (e.g. réacteur ORPHEE de puissance moyenne 14 MW) ou de sources de spallation (e.g. ESS de puissance moyenne 5 MW) permet d'avoir des faisceaux de neutrons thermiques (neutrons d’énergie 25 meV) ou froids (neutrons d’énergie 5 meV) de l’ordre de 106 à 109 n/cm2/s au point de détection. Cependant la production de neutrons, à l'aide d'accélérateurs de protons de basse énergie, souffre de rendements neutroniques faibles. A titre d’exemple, 10 000 protons incidents de 3 MeV envoyés sur une cible de béryllium ou de lithium produisent environ un neutron et comme les puissances moyennes des faisceaux de particules chargées sont de ~quelques dizaines de kW, les flux de neutrons peuvent atteindre des valeurs d’environ 105–106 n/cm2/s au point de détection.
L’Irfu est actuellement engagé dans le développement d'un tel prototype de CANS en tirant profit de l’injecteur de proton haute intensité (IPHI) qui délivre des protons de 3 MeV jusqu’à 100 mA. L’interaction des protons avec une cible de béryllium [8] ou de lithium [9] permet la production des neutrons. Ces deux types de cible sont présentement à l’étude pour permettre un dépôt de puissance de 50 kW, garant de la maximisation de la production des neutrons. Les neutrons produits très énergétiques (~1 MeV) nécessitent d’être ralentis à une énergie dite thermique (~25 meV) correspondant à une « taille » (longueur d’onde) de l’ordre de la distance interatomique des atomes dans le matériau d'intérêt (~1,8 A). Ces neutrons thermiques peuvent alors servir à étudier la structure cristallographique des matériaux, leur magnétisme ou faire de l’imagerie neutronique.
Les neutrons sont ralentis à l'aide d'un dispositif de modération placé autour d’une cible. L’ensemble du dispositif comprend donc une cible produisant des neutrons rapides, un modérateur ralentissant les neutrons à l’énergie souhaitée, un réflecteur limitant leur fuite hors du modérateur et enfin d’un blindage minimisant les problèmes de radioprotection tout en maximisant le rapport signal sur bruit des détecteurs.
Optimiser un tel dispositif expérimental, dont un exemple est présenté sur la Figure 1, requiert un outil de simulation numérique polyvalent en termes de physique afin de simuler les neutrons de leur production jusqu'au dispositif d'imagerie (prise en charge de plusieurs particules : protons, neutrons, gamma, électrons etc). L’outil de simulation doit également être très précis pour le transport et les interactions des neutrons en dessous de 20 MeV. Afin d'interagir avec le bureau d'étude, une contrainte était également de pouvoir prendre en charge les géométries issues de la CAO (Conception Assistée par Ordinateur). Toutes ces contraintes n'étaient satisfaites par aucun code de calcul : les codes spécialisés en physique des réacteurs (MCNP, TRIPOLI-4, …) se concentrant principalement sur les neutrons et les codes issus de la physique des particules (Geant4, Fluka, …) étant limités en termes de précision dans la physique des neutrons. Il a donc été choisi de développer la partie neutronique dans le code C++ open-source Geant4 pour en faire bénéficier le plus grand nombre.
Le code Geant4 est développé par une collaboration internationale dans laquelle le DPhN est fortement impliqué via notamment le développement du code de cascade intra-nucléaire INCL et maintenant du transport des neutrons de basse énergie. Geant4 est utilisé pour concevoir par exemple des expériences en physique nucléaire de basse énergie (GANIL, etc) et en physique des particules (neutrinos, LHC, EIC, etc). Pour renforcer les capacités de simulation de Geant4 vis-à-vis de la physique des neutrons qui était historiquement problématique, un effort important a débuté en 2018 au DPhN pour améliorer le package Neutron-HP (neutrons « haute précision »). Ce package permet en effet de transporter les neutrons d’énergie inférieure à 20 MeV en exploitant différentes bibliothèques d'évaluation de données nucléaires dédiées (telles que ENDF/B-VII, JEFF-3.3, etc). Or, la prise en charge dans Geant4 de ces données était à l'origine limitée et parcellaire. Les premiers développements entrepris par le DPhN ont permis de construire et de mettre à disposition de Geant4 une base de données neutroniques dédiée aux interactions entre les neutrons thermiques et les matériaux (cf. Figure 1) [1]. Ces données, dites S(α,β), sont relatives à la prise en compte des liaisons interatomiques des molécules dans le calcul des sections efficaces d'interaction entre les neutrons et divers matériaux. Puis, afin d’améliorer la précision des interactions des neutrons avec des noyaux lourds dans le domaine épithermique (~quelques eV), des développements liés à la prise en compte des résonances [2] ont été réalisés en collaboration avec l’Université de Prague, via l’accueil d’un doctorant au DPhN (cf. Figure 2).
Grâce à l’implication de la DES (ISAS/SERMA), ces développements ainsi que de nombreux autres menés dans Geant4 ont été vérifiés et validés à l’aide de codes de référence en physique des réacteurs, tels que MCNP [10] ou TRIPOLI-4 [11] et ont donné lieu à deux publications.
Cette étape de validation a pu montrer que Geant4 n’a aujourd’hui plus à rougir de ses neutrons !
L’ensemble des développements réalisés dans Geant4 ont été salués par la communauté Geant4 lors de la réunion annuelle de collaboration pour les nombreuses perspectives qu’ils ouvrent.
Figure 3: Distribution en énergie des neutrons, initialement de 20,2 eV, après avoir subi une diffusion élastique sur un noyau d'238U à 300 K sans (gauche) et avec (droite) prise en compte de la structure résonnante du noyau. Les résultats de Geant4 (trait plein bleu) sont en très bon accord avec ceux du code de référence TRIPOLI-4 (trait pointillé rouge), les courbes sont superposées.
Parallèlement à ces travaux, les physiciens se sont attelés au développement du logiciel TOUCANS basé sur Geant4 et son package Neutron-HP, afin d’avoir un outil aussi polyvalent que possible permettant d’optimiser efficacement tous types de dispositifs. Les fonctionnalités principales du code ont été publiées ici [4]. Ce code permet aujourd’hui, à l’aide d’un système de fichier d’entrée clef/valeur, de modéliser très simplement des détecteurs et des installations. Couplé à de nombreux autres logiciels, TOUCANS peut également à présent :
Utilisé au quotidien par le DPhN dans le contexte de la simulation des CANS (IPHI-Neutrons, ICONE, IFMIF-DONES) et aussi dans le cadre du projet CRAB (neutrinos), le développement de TOUCANS est en passe d’être finalisé. Il est prévu de le rendre prochainement open-source.
TOUCANS s’envole pour un long et beau voyage !
Contact : Loïc THULLIEZ et Eric DUMONTEIL
Références :
[1] L. Thulliez, C. Jouanne et E. Dumonteil, Improvement of Geant4 Neutron-HP package: from methodology to evaluated nuclear data library, Nuclear Inst. and Methods in Physics Research, A 1027 (2022) 166187 https://doi.org/10.1016/j.nima.2021.166187
[2] M. Zmeskal, L. Thulliez, E. Dumonteil, Improvement of Geant4 Neutron-HP package: Doppler broadening of the neutron elastic scattering kernel, Annals of Nuclear Energy, Volume 192, 109949, (2023) https://doi.org/10.1016/j.anucene.2023.109949 https://arxiv.org/abs/2303.07300
[3] B. Mom, L. Thulliez, E. Dumonteil, M. Binois, Y. Richet, J. Schwindling et A. Drouart, Simulation and Design of an IPHI-based neutron source, Journal of Neutron Research, vol. 24, no. 3-4, pp. 337-345, 2022 DOI: 10.3233/JNR-220027
[4] L. Thulliez, B. Mom and E. Dumonteil, TOUCANS: A versatile Monte Carlo neutron transport code based on GEANT4, Nuclear Inst. and Methods in Physics Research A , 1051 (2023), https://doi.org/10.1016/j.nima.2023.168190
[5] https://www.esfri.eu/sites/default/files/u4/NGL_CombinedReport_300616_1515%20(1).pdf
[6] J. Allison et al., Recent developments in Geant4. Nucl. Instrum. Methods Phys. Res. A (ISSN: 0168-9002) 835, 2016, 186–225. http://dx.doi.org/10.1016/J.NIMA.2016.06.125
[7] https://2fdn.cnrs.fr/wp-content/uploads/2023/09/ICONE-digital.pdf
[8] https://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast.php?t=fait_marquant&id_ast=5003
[9] https://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast.php?t=fait_marquant&id_ast=5007
[10] C. J. Werner et al., MCNP Version 6.2 Release Notes, 2018. Los Alamos National
Laboratory (LANL), Los Alamos, NM (United States), http://dx.doi.org/10.2172/1419730
[11] E. Brun et al., 2015. TRIPOLI-4 ® , CEA, EDF and AREVA reference Monte Carlo code. Ann. Nucl. Energy (ISSN: 03064549) 82, 151–160, 2015. http://dx.doi.org/10.1016/j.anucene.2014.07.053
[12] C.M. Poole, I. Cornelius, J.V. Trapp, C.M. Langton, A CAD Interface for GEANT4, Australas. Phys. Eng. Sci. Med. (2012) http://dx.doi.org/10.1007/s13246-012-0159-8.