Le noyau d’hélium 6 a été proposé comme candidat possible pour explorer le modèle de la désintégration du neutron en matière noire. Grâce à la pureté et à l’intensité du faisceau d’hélium 6 (jusqu’à 300 millions de noyaux par seconde) produit par les installations de GANIL SPIRAL1, une probabilité maximale de 0.4 milliardième à l’existence d’un tel mode de décroissance dans l’hélium 6 a pu être établie. Cette limite contraint fortement le modèle théorique de la décroissance du neutron en matière noire ainsi que son origine : le problème de la durée de vie du neutron.
La durée de vie du neutron libre
Le neutron libre est une particule instable qui se transforme en proton en émettant un électron et un anti-neutrino avec une durée de vie d’environ 880 secondes par le phénomène de désintégration β. La durée de vie du neutron libre étant un paramètre fondamental du Modèle Standard, il est important d’en connaître la valeur avec un bon degré de précision. Pour cette raison, de nombreuses expériences mesurant cette durée de vie ont été réalisées depuis les années 1950, passant de la valeur de 1108±216 secondes avec l’expérience de Robson en 1951, à 877.75±0.36 secondes en 2021 avec l’expérience de la collaboration UCNτ.
Les expériences réalisées pour mesurer cette durée de vie sont généralement divisées en deux catégories correspondant à la méthode expérimentale utilisée : d’un côté la méthode du « faisceau » et de l’autre celle de la « bouteille ». La méthode « faisceau », utilise un faisceau de neutrons froids pour mesurer la durée de vie en comparant l’intensité initiale de ce faisceau (soit le nombre de neutrons par seconde) au nombre de protons et/ou d’électrons émis par seconde suivant la décroissance β des neutrons. La méthode dite de la « bouteille », stocke des neutrons ultra-froids dans un piège et la durée de vie est obtenue en mesurant directement la population de neutrons dans la bouteille après un temps de stockage défini.
Les valeurs moyennes obtenues pour ces deux méthodes, montrées en Figure 1, sont en désaccord l’une avec l’autre avec un écart d’environ 1 %. Les barres d’erreurs incompatibles l’une avec l’autre suggèrent l’existence d’un effet systématique non pris en compte dans l’une ou l’autre des méthodes. Cet écart entre ces deux valeurs moyennes est couramment appelé le problème de la durée de vie du neutron, ou the neutron lifetime discrepancy en anglais.
Décroissance en matière noire du neutron
La méthode de la « bouteille » suit directement l’évolution du nombre de neutrons dans le temps et donne accès à la durée de vie totale du neutron. En revanche, la méthode du « faisceau » regarde spécifiquement les produits issus de la décroissance β. Cette méthode permet donc de ne mesurer que la durée de vie partielle propre à cette voie de désintégration. Il a été proposé en 2018, que le neutron pourrait posséder un autre mode de décroissance, incluant une ou plusieurs particules de matière noire dans l’état final avec un rapport d’embranchement de 1 %. Le fait que les expériences “faisceau” soient insensibles à ce type de décroissance pourrait expliquer la différence de temps de vie observée entre les deux méthodes.
Si une telle décroissance en matière noire existe pour le neutron libre, alors elle devrait également se produire dans une sélection de noyaux radioactifs aux propriétés bien spécifiques. L’hélium 6 est un de ces noyaux. Il s’agit d’un noyau dit borroméen, composé d’un cœur d’hélium 4 et d’un halo de deux neutrons qui sont très faiblement liés au reste de la structure, des neutrons quasi-libres. Si l’un de ces deux neutrons décroît en matière noire, alors le deuxième serait automatiquement libéré et émis dans l’environnement. Une telle émission de neutron dans la désintégration de l’hélium 6 n’est normalement pas prévue par le Modèle Standard. En effet, le seuil d’émission neutron dans la décroissance de l’hélium 6 n’est pas accessible énergétiquement depuis son état fondamental. En revanche, cette émission est énergétiquement possible dans le cadre de cette nouvelle théorie, et serait alors une signature unique de création de matière noire.
Ce mode de décroissance exotique a pu être investigué en couplant le faisceau radioactif d’hélium 6 de SPIRAL1 du GANIL avec le détecteur de neutrons très performant TETRA (voir figure 2), issu d’une collaboration avec IJCLab. Le faisceau était transporté à très basse énergie puis arrêté dans une feuille d'aluminium d'environ 150 um d'épaisseur au centre du setup expérimental selon un cycle bien défini. Dans un cycle typique, le faisceau était implanté dans la feuille d'aluminium pendant 3 secondes, puis coupé pendant 7 secondes. Si une décroissance en matière noire dans l'hélium 6 existe, alors le nombre de neutrons détectés avec TETRA devrait augmenter puis diminuer de manière proportionnelle avec la population d'hélium 6 implantée et se désintégrant dans un cycle.
Cette expérience réalisée au GANIL a permis d’établir une valeur maximale au rapport d’embranchement de ce mode de décroissance à 4x10?10. Cette limite expérimentale a ensuite pu être traduite de manière théorique, contraignant l’espace des paramètres associé à la décroissance du neutron en matière noire comme montré en Figure 3. Ce résultat ajoute une contrainte supplémentaire à d’autres approches (Borexino et UCNτ sur la figure) pointant vers la conclusion qu’une décroissance en matière noire n’est a priori pas la cause première du problème de la durée de vie du neutron.
Figure 3 : Diagramme d’exclusion dans l’espace des paramètres. L’axe horizontal correspond à la masse de la particule de matière noire émise contrainte par deux conditions de stabilité représentées par les bandes verticales rouge et violette. La bande verticale grise représente une partie de la gamme de masse ouverte à laquelle nous sommes insensibles avec l’hélium 6. L’axe vertical représente le paramètre du modèle responsable de la décroissance en matière noire. Les lignes pointillées grises représentent 3 scénarios différents pour le problème de la durée de vie du neutron avec l’écart actuel de 1% jusqu’à 0,001%. Enfin, en vert, notre zone d’exclusion obtenue grâce à la mesure avec l’hélium 6.
Référence : https://journals.aps.org/prl/abstract/10.1103/PhysRevLett.132.132501
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