07 décembre 2023
Premiers succès dans le panier de CRAB !
Premiers succès dans le panier de CRAB !

Pour attendre une sensibilité de quelques 10 eV il faut supprimer le bruit de l'agitation thermique. Les détecteurs sont donc placés dans un cryostat (celui de Nucleus, ici en photo à Tum - Technical University of Munich). La température descend graduellement d'un étage à l'autre pour atteindre seulement quelques millièmes de degrés au-dessus du zéro absolu au niveau des boîtes de cuivre qui renferment les détecteurs. (crédit photo Irfu)

Avec le projet CRAB les expériences de recherche de matière noire et de diffusion cohérente des neutrinos sur noyaux vont pouvoir bénéficier d’une nouvelle technique de calibration précise à très basse énergie. Le défi à relever est de faire des mesures précises de recul de noyaux possédant une énergie de seulement quelques dizaines ou centaines d’électronvolts (eV) et de connaître la relation entre l’amplitude du signal mesurée et l’énergie qui a été déposée dans le détecteur par la particule incidente. A l'aide d'une réaction de capture avec des neutrons thermiques sur les noyaux constituant le détecteur cryogénique, les chercheurs ont réussi à générer des reculs nucléaires d’énergie connue pour caractériser la réponse de ces détecteurs. Ce principe de calibration vient d’être validé par la mesure d’un premier pic dans la gamme des 100 eV avec un détecteur cryogénique en CaWO4 de l’expérience NUCLEUS. L’ensemble de ces résultats est publié dans Phys. Rev. Lett. 130, 211802 (2023).

Un travail collaboratif entre les équipes de physique nucléaire de la DRF/Irfu et de la DES/ISAS et les équipes de physique du solide de DES/IRESNE est en cours pour étendre l’application de la méthode CRAB à de plus larges gammes d’énergie et de matériaux de détecteur.

Grâce à la haute précision des mesures à venir auprès du réacteur TRIGA à Vienne (Autriche) CRAB devrait permettre d'aller au-delà de la seule calibration des détecteurs cryogéniques et fournir des tests inédits des modèles de physique nucléaire et de la physique de la matière condensée.

Un beau programme attend la deuxième phase du projet !

 

La méthode CRAB vise à étalonner les détecteurs cryogéniques utilisés dans les expériences de recherche de matière noire et de neutrinos [1]. Ces expériences ont en commun le fait que le signal recherché correspond au recul d’un noyau d’énergie inférieure au keV nécessitant des détecteurs avec une résolution en énergie de quelques eV et un seuil en énergie de quelques 10 eV : les bolomètres. Or jusqu’à présent il était très difficile de générer des reculs nucléaires d’énergie connue pour caractériser la réponse de ces détecteurs.

L’idée principale de la méthode CRAB, détaillée dans un fait marquant de 2021 [2], est d’induire une réaction de capture avec des neutrons thermiques (énergie d’environ 25 meV) sur les noyaux constituant le détecteur cryogénique. Le noyau composé résultant a une énergie d’excitation bien connue, l’énergie de séparation d’un neutron comprise entre 5 et 8 MeV selon les isotopes. Dans le cas où il se désexcite en n’émettant qu’un seul photon gamma, le noyau va reculer avec une énergie qui est aussi parfaitement connue car donnée par les lois de la cinématique à deux corps. Un pic de calibration, dans la gamme recherchée de quelques 100 eV, apparaît alors dans le spectre en énergie mesuré par le détecteur cryogénique.  

 
Premiers succès dans le panier de CRAB !

Principe de la méthode CRAB et de la construction par le code FIFRELIN du schéma de niveaux du noyau cible ayant capturé un neutron (nth)

Premiers succès dans le panier de CRAB !

Figure 1 Dispositif expérimental de la première mesure "CRAB". A gauche, le cristal CaWO4 de l'expérience NUCLEUS est maintenu à 15 mK dans un cryostat. A droite une source commerciale de 252Cf est placée dans un modérateur afin d’envoyer un flux de neutrons thermiques à travers le cryostat, correspondant à environ 0.02 n/s sur la surface du cristal.

La méthode CRAB a été démontrée expérimentalement pour la première fois avec un détecteur cryogénique en CaWO4 de l’expérience NUCLEUS.

La figure 1 illustre les deux ingrédients clefs qui ont participé au succès de cette première mesure.

  • Le premier est un détecteur cryogénique de NUCLEUS, i.e. un cristal de 0.75 g de CaWO4 isolé des vibrations extérieures par un système de suspension, qui a atteint une résolution (σ) de 6.5 eV et un seuil de détection de 50 eV.
  • Le deuxième est une source de neutrons thermiques portable qui a été réalisée à l’Irfu/DPhN à partir d’une source commerciale de 252Cf. Elle permet de ralentir les neutrons de la fission spontanée du 252Cf de 2 MeV à 25 meV, en moyenne, et de les diriger vers le cryostat, tout en stoppant la majeure partie du rayonnement gamma émis.

Des prises de données ont alors été réalisées avec (40 h) et sans (20 h) la source de neutrons thermiques afin de séparer la contribution des signaux induits par la source de celle du bruit de fond ambiant. L’analyse a été réalisée avec deux codes indépendants et en aveugle. Cela signifie que les paramètres de l’analyse permettant de nettoyer les données ont été fixés en cachant la région en énergie d’intérêt, ici pour le CaWO4 entre 0 eV et 300 eV.

 

Une fois ces paramètres fixés, deux analyses statistiques permettant de tester la présence de signaux « CRAB » dans cette région ont été réalisées.

  • La première consiste en un test très simple de la forme générale de la distribution des reculs nucléaires : un pic (modélisé par une fonction gaussienne) est-il présent au-dessus d’un bruit de fond (modélisé par deux fonctions exponentielles) ? La réponse est oui, un pic centré à 106 eV est bien détecté avec une significativité de 3.1 σ soit environ une chance sur 1000 que ce résultat soit induit par une fluctuation statistique plutôt que par un signal physique (figure 2 à gauche).
  • La deuxième analyse statistique est complémentaire puisqu’elle utilise au contraire le maximum d’information sur la forme attendue de la distribution des reculs nucléaires, telle que prédite par nos simulations Geant4+FIFRELIN. La figure 2 à droite montre que les prédictions s’ajustent très bien aux données et que les événements « CRAB » sont bien nécessaires pour décrire ce qui est observé. La significativité est de 6 σ soit environ 1 chance sur un milliard que les données ne contiennent pas de signal CRAB.
Figure 2: Illustration des tests statistiques réalisés sur les données.
à gauche) : Un simple test de la présence d’un pic au-dessus d’un bruit de fond continu.
à droite) : ajustement de la simulation complète de l’expérience sur les données. Dans les deux cas, la présence des événements CRAB induits par la source neutron est confirmée avec un haut degré de confiance.

L’ensemble de ces résultats est publié dans le journal Physical Review Letters [3].

Peu de temps après cette première mesure, l’expérience de matière noire CRESST utilisant aussi des détecteurs CaWO4 a indépendamment confirmé cette première observation sur trois de ses détecteurs [4]. Ces premiers résultats suscitent un intérêt croissant dans les communautés matière noire et neutrinos.

 
Premiers succès dans le panier de CRAB !

Figure 3: Prédiction de la distribution des reculs nucléaires induits dans un détecteur cryogénique en Ge sans (courbe rouge) et avec (courbe bleue) la prise en compte des effets temporels des événements CRAB. La structure se trouve significativement enrichie avec plusieurs nouveaux pics de calibration potentiels dans une région en énergie à fort intérêt scientifique. Aucun effet de résolution n’est ici pris en compte.

CRAB est en marche, en transverse sur les rivages de la physique des particules, nucléaire et du solide !

Cette validation de la méthode ouvre la voie à des mesures de précision. Dans ce cadre, l’étude du déroulement temporel d’un événement CRAB a été revisité.

En regardant de plus près, on se rend compte qu’après la capture d’un neutron, la désexcitation du noyau peut se produire par étapes via l’émission successive de plusieurs rayonnements gammas. L’intervalle de temps caractéristique entre ces désexcitations est dans la gamme 10-14 - 10-12 s alors qu’un noyau d’énergie d’environ 100 eV qui recule dans la matière met environ 10-13 - 10-12 s avant de s’arrêter. Les deux temps sont du même ordre de grandeur !

Par conséquent trois cas se dessinent :

  • soit rapide (le noyau se désexcite totalement en émettant tous ses gammas et ensuite le noyau recule),
  • soit lent (après chaque gamma émis le noyau qui recule a le temps de s’arrêter),
  • ou intermédiaire (émission des gammas en vol, pendant que le noyau est entrain de reculer).

Pour connaître l’influence de ces effets temporels sur la distribution des reculs nucléaires dans les détecteurs cryogéniques, la description du temps de désexcitation du noyau et du temps d’arrêt d’un noyau dans la matière ont été affinées. Le code FIFRELIN [5] développé au CEA-Cadarache à la DES/IRESNE a une nouvelle fois été utilisé avec une variété de modèles prédisant les temps de désexcitations nucléaires. Une description du temps de recul du noyau dans la matière a été développée en collaboration avec la DES/ISAS du CEA-Saclay en couplant le code IRADINA [6] à FIFRELIN. La prise en compte des effets temporels révèle un étonnant potentiel, qui a fait l’objet d’une publication dans Physical Review D [7]. Le cas de détecteurs germanium (figure 3) est particulièrement intéressant avec l’apparition de plusieurs pics de calibration supplémentaires qui devraient permettre une étude fine de la réponse des détecteurs dans la région 300-600 eV, d’un d’intérêt marqué pour les expériences matière noire et neutrinos. Une telle mesure permettrait notamment de lever l’ambiguïté sur plusieurs mesures non compatibles de leur facteur de quenching.

 

 

Une mesure de haute précision, appelée CRAB phase 2, est en cours de préparation. Un cryostat va être installé l’année prochaine sur une ligne de neutrons purement thermiques auprès du réacteur TRIGA Mark-II de Vienne. Pour augmenter le rapport signal-sur-bruit, des détecteurs gammas, constitués de cristaux de BaF2 issus du Château de Cristal du GANIL, seront érigés autour du cryostat pour détecter en coïncidence les signaux de reculs nucléaires dans le bolomètre et les gammas émis qui peuvent s’échapper du cryostat et atteindre les BaF2.

Contacts : L. Thulliez (DRF/Irfu/DPhN), M. Vivier (DRF/Irfu/DPhP), O. Litaize (DES/ IRESNE), J.-P. Crocombette (DES/ISAS)

           


[1] L. Thulliez, D. Lhuillier et al. Calibration of nuclear recoils at the 100 eV scale using neutron capture, JINST 16 (2021) 07, P07032

[2] https://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast.php?id_ast=4970

[3] H. Abele et al., Observation of a nuclear recoil peak at the 100 eV scale induced by neutron capture, Phys. Rev. Lett. 130, 211802 (2023)

[4] G. Angloher et al. Observation of a low energy nuclear recoil peak in the neutron calibration data of the CRESST-III experiment, Phys. Rev. D 108, 022005 (2023)

[5] O. Litaize, O. Serot, and L. Berge. Fission modelling with FIFRELIN. Eur. Phys. J. A 51, 177 (2015)

[6] C. Borschel and C. Ronning. Ion beam irradiation of nanostructures – A 3D Monte Carlo simulation code, Nucl. Instrum. Meth. Phys. Res. Section B, 269(19):2133–2138, (2011)

[7] G. Soum-Sidikov et al., Study of collision and γ-cascade times following neutron-capture processes in cryogenic detectors, Phys. Rev. D (2023) Accepted on 13/09/23

 

 
#5197 - Màj : 12/12/2023

 

Retour en haut