22 janvier 2024
Modélisation des spectres antineutrinos de réacteur : une étape majeure vient d'être franchie !
Une refonte complète de la méthode par sommation pose de solides bases pour le calcul des spectres d’antineutrinos émis par un réacteur nucléaire permettant d’apporter un éclairage sur l’origine de leurs anomalies et qui profitera aux futures expériences.
Modélisation des spectres antineutrinos de réacteur : une étape majeure vient d'être franchie !

Figure 1 : schéma d’une réaction en chaîne de fission de l’uranium 235 dans un cœur de réacteur nucléaire. Les antineutrinos sont émis par désintégration β- des produits de fission.

Soutenus par le programme transverse de compétence « simulation numérique » du CEA, l’Irfu, le Laboratoire National Henri Becquerel de la DRT et le Service d'Étude des Réacteurs et de Mathématiques Appliquées de la DES se sont associés pour revoir en profondeur les calculs de spectres d'antineutrinos émis par un réacteur nucléaire. Une refonte complète de la méthode par sommation pose ainsi de nouvelles et solides bases pour ces calculs, et a fait la une du journal Physical Review C [1] le 27 novembre 2023. Celle-ci intègre de nombreuses améliorations relevant de la modélisation de la désintégration bêta et de l’évaluation des données nucléaires. Elle quantifie d’autre part l’ensemble des effets systématiques susceptibles d’influer sur les calculs afin de proposer pour la première fois un modèle complet d’incertitude. Une avancée majeure qui fait désormais du modèle par sommation, longtemps critiqué pour son caractère approximatif et incomplet, un outil robuste pour la prédiction des spectres d’antineutrinos de réacteur ainsi que pour l’interprétation des mesures expérimentales en cours et à venir. Ce travail stimulera probablement des recherches ciblées pour vérifier et améliorer les données nucléaires utilisées en entrée de ce nouveau modèle, avec un impact potentiellement très large, de la physique des neutrinos à de nombreux aspects de la science et de la technologie des réacteurs nucléaires. Il apporte également un éclairage intéressant sur l’origine des anomalies des antineutrinos de réacteur [2,3].

 

Deux méthodes pour prédire un spectre

 

Les antineutrinos de réacteurs sont majoritairement émis lors de la décroissance β- des produits issus de la fission de l’uranium 235 et 238 et du plutonium 239 et 241 présents dans le combustible nucléaire (voir figure 1). Depuis leur première détection en 1956, ils demeurent des messagers de tout premier choix pour sonder les propriétés du neutrino, et depuis plus récemment pour rechercher des signes de nouvelle physique au-delà du modèle standard. La détermination des spectres d’antineutrinos émis par un réacteur, éléments essentiels à l’interprétation des mesures, reste cependant une tâche ardue qui continue de mobiliser de nombreux efforts, à la fois théoriques et expérimentaux. Les premières tentatives datent de la fin des années 1950 pour quantifier la section efficace d’interaction du neutrino à partir des mesures. À cette époque, les moyens de calculs étaient bien plus limités qu’aujourd’hui, et les données nucléaires nécessaires étaient peu fiables et très incomplètes. Les prédictions reposaient alors sur une astucieuse procédure employant des transitions bêta virtuelles pour convertir un spectre d’électrons, mesuré suite à l’irradiation d’une feuille d’uranium 235 par un flux de neutrons thermiques, en un spectre d’antineutrinos [4]. Cette méthode, dite de conversion, a été largement éprouvée et affinée depuis, notamment grâce à une remarquable série de mesures de haute précision des spectres d’électrons obtenues dans les années 1980 au réacteur à haut flux de l’Institut Laue Langevin (ILL, Grenoble).
La méthode par sommation, plus naturelle et directe, modélise et somme les spectres bêta de l’ensemble des produits de fission pour prédire le spectre total attendu (voir figure 2). Les premiers calculs réalistes ont été publiés au tout début des années 1970, notamment avec l’avènement des premières bases de données nucléaires évaluées [5]. Plusieurs difficultés entachent cependant la fiabilité des calculs, la principale venant du fait que les données nucléaires sont incomplètes et souvent mal connues car évaluées à partir de mesures souvent incohérentes. Un exemple flagrant de ce défaut majeur, désormais bien connu de la communauté des évaluateurs de données nucléaires, est « l’effet pandemonium » qui biaise la détermination des schémas de désintégration de noyaux excités par mesure de leurs cascades gamma [6]. C’est donc essentiellement pour ces raisons que la prédiction des spectres d’antineutrinos par la méthode de conversion est longtemps restée privilégiée. Jusqu’à très récemment, le modèle par conversion dit de Huber-Mueller (HM), s’appuyant sur les mesures d’électrons de l’ILL, faisait référence dans la communauté.

 

 
Modélisation des spectres antineutrinos de réacteur : une étape majeure vient d'être franchie !

Figure 2 : spectre d’antineutrinos résultant de la fission de l'uranium 235. Le spectre total (en noir) est scindé en quelques 800 spectres individuels (en gris) représentant les contributions de tous les fragments de fission connus à ce jour. Fait intéressant : seule une poignée de produits de fission contribue de manière significative au flux total. Ici en rouge sont représentés les produits de fission qui contribuent à plus de 1% au flux d’antineutrinos total détectés par désintégration bêta inverse. (crédit : arXiv:2304.14992 [nucl-ex])

Une refonte nécessaire

 

L’anomalie des antineutrinos de réacteur (AAR), mise en évidence en 2011 suite à une révision de la procédure de conversion [7], n’a toujours pas trouvé d’explication claire. Les nombreux programmes expérimentaux mis en œuvre au cours de la dernière décennie, dont l’expérience STEREO pilotée par l’Irfu et l’expérience KATRIN, ont tous donné des résultats négatifs dans leur recherche d’un 4ème neutrino qui serait stérile. D’autre part, des mesures discordantes sont venues s’ajouter à l’AAR. Citons notamment les désaccords observés entre spectres en énergie des antineutrinos mesurés par désintégration bêta inverse (IBD) et ceux prédit par la méthode de conversion dans la région de 4 à 7 MeV [3], mais aussi une nouvelle évaluation du rapport 235U/239Pu des spectres d’électrons mesurés suite à l’irradiation par neutrons thermiques de feuilles d’uranium 235 et de plutonium 239 [8], et qui vient contredire les mesures de référence de l’ILL !

Soutenus par le programme transverse de compétence « simulation numérique » du CEA, l’Irfu, le Laboratoire National Henri Becquerel de la DRT et le Service d'Étude des Réacteurs et de Mathématiques Appliquées de la DES se sont ainsi associés pour revoir en profondeur les calculs de spectres en utilisant la méthode de sommation. Tout d’abord, un nouveau formalisme de calcul des spectres bêta a été incorporé au code BESTIOLE développé en 2010 à l’Irfu [9] pour inclure les corrections électromagnétiques et atomiques les plus importantes. Le traitement des transitions interdites, longtemps considérées comme étant l’autre point faible de la méthode par sommation parce que la forme de leur spectre bêta reste mal connue, a été aussi grandement amélioré. Un calcul beaucoup plus réaliste de ces transitions a pour la première fois été conduit en déterminant la structure nucléaire des états en jeux dans le cadre d’un modèle en couche avec interaction effective, et en la couplant précisément au modèle de désintégration bêta. Second axe majeur d’amélioration, l’ensemble des données nucléaires utilisées pour ces calculs ont été mises à jour en incorporant toutes les mesures effectuées au cours de la décennie passée pour corriger les produits de fission les plus importants de l’effet pandemonium. Tout au long de ce travail, une étude minutieuse de l’ensemble des effets systématiques, relevant de la modélisation des branches bêta ou de l’utilisation des données nucléaires évaluées, a été réalisée afin de construire pour la toute première fois un budget d’incertitude complet et réaliste. Cette étude a mis en lumière les faiblesses restantes du modèle par sommation, permettant d’orienter les futurs efforts expérimentaux et théoriques pour améliorer sa robustesse et sa précision. Il apparaît par exemple qu’une portion de l’ordre de 25% du flux d’antineutrinos émis par un réacteur reste modélisée de manière encore trop approximative, notamment à cause de l’incomplétude des bases de données nucléaires et de l’effet pandemonium. Ce constat vient conforter les résultats d’une précédente étude menée par nos équipes.

 

Résultats et perspectives

 

L’ensemble de ces développements a permis d’améliorer le pouvoir prédictif du modèle par sommation tout en le protégeant d’éventuels biais de calcul. Des incertitudes de l’ordre du pourcent vers 2 MeV à une dizaine de pourcent au-delà de 8 MeV ont été obtenues sur le calcul d’un spectre d’antineutrinos, rendant ce nouveau modèle compétitif par rapport aux prédictions par conversion. Fort de ces nouveaux atouts, cette nouvelle mouture du modèle par sommation a été confrontée aux mesures expérimentales les plus récentes et à l’état de l’art des prédictions théoriques. La figure 3, très riche d’enseignements, compare les mesures et les prédictions IBD des flux d'antineutrinos émis par la fission de l’uranium 235 et du plutonium 239, exprimées relativement à la prédiction HM de référence (en bleu). Premier point remarquable, le nouveau modèle par sommation (en vert) s’accorde très bien avec le dernier résultat de STEREO (bande orangée), qui a fourni la mesure du flux d’antineutrinos issu de la fission de l’uranium 235 la plus précise à ce jour. Autre point remarquable, ce nouveau modèle par sommation décale le flux IBD issu de la fission de l’uranium 235 de -(7.5 ± 3.9) % par rapport au modèle HM. Ce décalage réduirait donc fortement la significativité statistique de l’AAR. Il vient de plus conforter d’autres suspicions selon lesquelles une mauvaise normalisation des données d’électrons de l’uranium 235 mesurées à l’ILL serait à l’origine d’un biais de prédiction dans le modèle de référence HM. D’autres études comparatives ont été menées, montrant un bon accord en norme et en forme avec les mesures IBD les plus précises effectuées sur réacteur (Daya Bay, STEREO, PROSPECT, etc.). Ces études démontrent ainsi l’intérêt de ce nouveau modèle pour analyser et interpréter de manière cohérente l’ensemble des données expérimentales disponibles, et ceci afin d’éclaircir l’origine des anomalies des antineutrinos de réacteur. Ce dernier point est essentiel, notamment au regard des futurs programmes expérimentaux de mesures sur réacteurs, que ce soit par désintégration bêta inverse ou par diffusion cohérente des neutrinos sur noyaux.

 
Modélisation des spectres antineutrinos de réacteur : une étape majeure vient d'être franchie !

Figure 3 : comparaison des flux d’antineutrinos IBD issus de la fission de l'uranium 235 et de celle du plutonium 239 prédit par le nouveau modèle par sommation (en vert), à l'état de l'art théorique (modèles par conversion HM et KI, modèle par sommation EF) et expérimental (STEREO en orange et une combinaison d’autres mesures sur réacteur en noir). Les flux IBD sont exprimés relativement à ceux prédits par le modèle HM de référence. (crédit : arXiv:2304.14992 [nucl-ex])

Contacts

 

Matthieu Vivier (DRF/IRFU/DPhP)

(DRT/LIST/LNHB)

Alain Letourneau (DRF/IRFU/DPhN)

 

Références

 

[1] L. Périssé, A. Onillon, X. Mougeot, M. Vivier et al., Phys. Rev. C 108, 055501 (2023)

[2] G. Mention, M. Fechner, T. Lasserre, T. A. Mueller et al., Phys. Rev. D 83, 073006 (2011)

[3] H. de Kerret et al. (Double Chooz collaboration) Nat. Phys 16, 558 (2019)

[4] C. O. Muehlhause and S. Oleksa, Phys. Rev. 105, 1332 (1957)

[5] F. T. Avignone III, Phys. Rev. D 2, 2609 (1970)

[6] J. Hardy, L. Carraz, B. Jonson and P. Hansen, Phys. Lett. B 71, 307 (1977)

[7] T. A. Mueller, D. Lhuillier, M. Fallot, A. Letourneau et al., Phys. Rev. C 83, 054615 (2011)

[8] V. Kopeikin, M. Skorokhvatov and O. Titov, Phys. Rev. D 104, L071301 (2021)

[9] L. Périssé, thèse de doctorat de l’université Paris-Saclay (2021) https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03538198

 
#5221 - Màj : 05/02/2024

 

Retour en haut