02 février 2024
T2K sur la piste de l’antimatière manquante dans l’univers : acte deux !
T2K sur la piste de l’antimatière manquante dans l’univers : acte deux !

Photo de la version améliorée du détecteur proche de l'expérience T2K. Les chambres à projection temporelle horizontales utilisant la technologie des Micromégas résistives conçues et développées par les équipes de l’Irfu sont montrées en bas de la photo.

La collaboration T2K a annoncé le 17 janvier le lancement de la seconde phase de son expérience, comme indiqué dans un communiqué de presse. Cette phase exploitera une mise à niveau du faisceau, dont la puissance nominale a été portée de 450 kW à 710 kW, avec pour objectif d’atteindre 1.2 MW d'ici 2027. Une version améliorée du détecteur proche ND280 de l’expérience est également mise en œuvre, intégrant notamment de nouvelles chambres à projection temporelle utilisant la technologie des Micromégas résistives conçues et développées par les équipes de l’Irfu. L'objectif de cette deuxième phase sera de recueillir d’ici 2027 plus du double de la statistique neutrino collectée pendant la phase précédente, ainsi que de réduire d’un facteur deux l’incertitude sur le taux de neutrinos produits. Le but est d’atteindre une significance de 3σ sur la violation de la symétrie Charge-Parité (CP), en cas de violation maximale de CP, comme le suggèrent les résultats de la première phase de T2K. La découverte d'une violation de la symétrie CP dans le secteur leptonique pourrait expliquer l'un des mystères les plus fondamentaux de la physique moderne : l'asymétrie matière-antimatière observée dans l'Univers.

 

L’expérience T2K

A l’aide d’un faisceau de neutrinos et d’antineutrinos muoniques produit à l’accélérateur J-PARC, situé à Tokai sur la côte est du Japon, l’expérience T2K étudie comment ces derniers se transforment respectivement en neutrinos et en antineutrinos d’autres saveurs. La mesure est effectuée en comparant les (anti-)neutrinos observés aux détecteurs proches de la production du faisceau avec ceux détectés à Super-Kamiokande, un gigantesque détecteur constitué de 50 000 tonnes d'eau ultra purifiée, désormais dopée au Gadolinium, et situé à environ 300 km de distance. L’observation d’une différence entre la probabilité d’oscillation des neutrinos et des antineutrinos serait un signal sans équivoque d’une violation de la symétrie CP.

L’Irfu est fortement engagé auprès d’expériences variées sur les multiples facettes de la physique des neutrinos. Dans ce contexte, l’institut contribue à l’expérience pionnière T2K depuis sa création, ainsi qu’à la préparation de ses futurs successeurs Hyper-Kamiokande et DUNE, qui devraient définitivement conclure sur l’existence d’une violation de la symétrie CP dans le secteur des neutrinos. Plusieurs résultats importants, notamment des premiers indices d’une possible violation de la symétrie CP en 2020 dans l'oscillation des neutrinos ainsi qu’une meilleure compréhension de l’interaction des neutrinos avec les noyaux atomiques, ont été obtenus depuis le démarrage de l’expérience en 2010. 

T2K entame désormais sa seconde phase, qui s'appuie sur une amélioration du faisceau et du détecteur proche ND280 (voir la figure 1), afin d’améliorer à la fois les incertitudes statistiques et systématiques sur les mesures. Le détecteur proche fournit notamment des informations cruciales sur le faisceau avant oscillation, et sur les interactions des neutrinos avec la matière. Ces informations combinées aux données du détecteur lointain Super-Kamiokande permettent des analyses précises d’oscillation des neutrinos.

 

Jouvence du faisceau et du détecteur ND280

La production du faisceau de neutrinos suit plusieurs étapes : les protons de l’accélérateurs de J-PARC sont dirigés vers une cible, produisant ainsi des hadrons, notamment des pions, qui génèrent ensuite des neutrinos ou des antineutrinos en se désintégrant . L’infrastructure de J-PARC a subi une mise à niveau majeure, permettant d’augmenter la puissance du faisceau de protons de 450 kW à 710 kW, ainsi que d’améliorer les instruments régissant la production du faisceau de neutrinos associés. Cette amélioration permet d’augmenter d’environ 50% le nombre de neutrinos produits.

Pour profiter pleinement de cette augmentation de la statistique, une amélioration du contrôle des incertitudes systématiques pertinentes est nécessaire. Cet objectif sera atteint en modifiant la partie amont du détecteur proche ND280. Ces modifications incluent en premier lieu l'ajout d'un nouveau scintillateur hautement granulaire, le « SuperFGD » (conçu par une collaboration entre des laboratoires japonais, américains et européens) à l’intérieur duquel ont lieu les interactions de neutrinos et qui détecte les particules résultantes autour du point d’interaction. Une autre amélioration majeure du détecteur ND280 concerne l’intégration de deux nouvelles chambres à projection temporelle horizontales pour mesurer les particules produites à grands angles, les nouvelles « High-Angle TPCs » (Time Projection Chamber) réalisées au sein d’un partenariat entre l’Irfu et plusieurs laboratoires européens. Finalement, six nouveaux plans de scintillateurs pour mesurer le temps de vol des particules sortantes seront incorporés à cette nouvelle mouture du détecteur proche (conçus et fabriqués par des laboratoires européens). Ils permettront de mieux rejeter les particules de bruit de fond provenant de l’extérieur du détecteur. Cette jouvence du détecteur proche aboutira à une meilleure reconstruction des particules produites lors de l’interaction des neutrinos, en augmentant à la fois l’acceptance angulaire du détecteur, le seuil de détection pour l’impulsion des particules et la précision de la détection.

 

Figure 1: à gauche, le dispositif amélioré (cornes magnétiques) pour la production du faisceau de neutrinos. À droite, les nouveaux détecteurs à proximité de la production du faisceau. Sur cette représentation, le faisceau de neutrinos provient de la gauche et interagit dans la matière du détecteur SuperFGD. Des particules issues de l’interaction d'un neutrino sont détectées dans le SuperFGD, puis reconstruites précisément dans les nouvelles TPCs placées au-dessus et au-dessous, ou bien vers l’avant (dans la direction du faisceau) par une TPC verticale conservée de la version précédente du détecteur. La nouvelle TPC horizontale en bas du SuperFGD est déjà installée tandis que la seconde sera installée au printemps 2024. 
 

Le rôle crucial de l’Irfu dans le développement des TPCs à grands angles

Les équipes de l’Irfu avaient apporté une contribution majeure aux premières TPCs du ND280, qui sont en fonctionnement depuis les débuts de T2K. Ces anciennes TPCs jouent un rôle majeur pour l’expérience, mais ne permettent pas de reconstruire les particules à grands angles par rapport à l’axe du faisceau de neutrinos. Les équipes de l’Irfu se sont alors fortement investies sur les nouvelles High-Angle TPCs, lues par des détecteurs basés sur la technologie Micromegas à anode résistive encapsulée (ERAM) et instrumentées avec une cage de champ compacte et légère (voir la figure 2). Dans les ERAM, une couche résistive est déposée sur une anode segmentée pour répartir la charge sur plusieurs pads adjacents. Cette méthode améliore la résolution spatiale (< 800 μm) pour une segmentation donnée (1 cm2), permettant d'atteindre une précision entre 4 % et 10 % sur l'impulsion des particules chargées avec un minimum de canaux de lecture. De plus, cette approche renforce la stabilité des Micromegas et protège l'électronique contre les événements de décharge électrique. Les équipes de l’Irfu, réparties entre les groupes du DPhP et du DEDIP, sont activement impliquées dans le projet HA-TPC, notamment dans la conception, la production et les tests des détecteurs Micromegas. Leur agencement sur la nouvelle HA-TPC et l’électronique de lecture associée ont également été conçus et optimisés à l’Irfu, tandis que la production et les tests d’un plus grand nombre de modules s’est déroulée au CERN.

Cette nouvelle technologie des Micromegas résistives, comparée à la technologie Micromegas classique, permet donc de détecter des signaux non seulement sur le pad (petit carreau) recevant directement des électrons d’avalanche, mais aussi sur les pads voisins. L’analyse combinée de ces signaux permet alors de reconstruire bien plus précisément la trajectoire de la particule. Cette nouvelle procédure de reconstruction est cependant beaucoup plus complexe à mettre en œuvre que pour la technologie Micromegas classique : les équipes de l’Irfu ont aussi mis en place des analyses précises et complètes pour caractériser la réponse des détecteurs en vue de la reconstruction des particules chargées dans les HA-TPCs.

 

Figure 2: membres des équipes du DEDIP et du DPhP devant un ensemble de modules Micromegas sur leur support de montage adapté à la nouvelle HA-TPC. La première des deux nouvelles HA-TPC a été installée le 8 septembre sur le nouveau détecteur ND280 au Japon, tandis que la seconde le sera au printemps 2024. 

 

 

Perspectives

Le déploiement de la première HA-TPC est un succès. Les premières interactions de neutrinos ont été observées dans le nouveau détecteur proche ND280, depuis le démarrage du faisceau de neutrinos amélioré (voir la figure 3).  L'installation de la dernière HA-TPC est prévue pour le mois de mai 2024, et la prochaine période de collecte de données en faisceau est planifiée pour juin 2024.

 

Figure 3: une des premières interactions d’un neutrino enregistrée avec le nouveau détecteur proche ND280, après le démarrage du nouveau faisceau. Le faisceau de neutrinos provient de la gauche. Un neutrino a interagi dans le détecteur SuperFGD (rectangle horizontal rose), puis des particules issues de l’interaction sont reconstruites dans le SuperFGD, dans la nouvelle HA-TPCs horizontale placée en-dessous, et vers l’avant dans la direction du faisceau par les trois TPCs verticales conservées de la version précédente du détecteur.

 

La future moisson attendue des nouvelles données de T2K permettra de raffiner les contraintes relatives à la violation de CP, dans le but d'atteindre un niveau de significativité de 3σ (et ultérieurement 5σ dans la future expérience HyperK-Kamiokande, qui utilisera le même faisceau et le même détecteur proche que T2K). De plus, elle permettra de tester de manière plus précise le paradigme des oscillations à trois neutrinos, visant une précision supérieure à 2 % pour les paramètres régissant la disparition des neutrinos muoniques. En parallèle, elle contribuera à approfondir la compréhension des interactions entre les neutrinos et la matière, des enjeux cruciaux pour permettre aux expériences d'oscillation de la prochaine génération d'atteindre une mesure à 5σ de la violation de CP et de déterminer l'ordre de masse des neutrinos.

 

Contacts 

Samira Hassani

Sara Bolognesi

 

 
#5227 - Màj : 15/02/2024

 

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