04 avril 2024
DESI en route vers l'Énergie Sombre
DESI vient de publier ses contraintes cosmologiques avec sa 1ère année de données avec une précision excédant celle des 20 dernières. Ces résultats affinent le modèle cosmologique et montrent des indices surprenants sur la nature de l'énergie noire.

Le grand relevé de galaxies DESI, qui utilise le télescope Mayall de 4m au Kitt Peak Observatory (Arizona), a commencé ses observations en mai 2021 et publie aujourd'hui l’analyse cosmologique de de sa première année de prise de données. DESI est un spectrographe multifibre qui, à chaque pointé, mesure le spectre de la lumière provenant de 5000 objets astrophysiques simultanément. Les données collectées permettent de dresser une carte tridimensionnelle de l’Univers. Des méthodes statistiques sont ensuite appliquées à cette carte pour en déduire comment l’expansion de l’Univers a évolué au cours des 11 derniers milliards d’années de son histoire alors que l’Univers est âgé de 13,8 milliards d’années. Pour faire cette analyse, les scientifiques s’appuient sur le phénomène physique des oscillations acoustiques baryoniques, des ondes de pression qui se sont propagées dans le plasma primordial et qui ont laissé un motif particulier dans la distribution de la matière que nous observons. Ce motif se traduit par le fait que la distance séparant deux galaxies montre un excès de probabilité à une valeur particulière. En mesurant cette distance caractéristique pour plusieurs types de galaxies différents, la collaboration DESI a ainsi mesuré l’histoire de l’expansion de l’Univers au cours de 11 derniers milliards d’années. L’analyse fine de ces données permet de préciser notre compréhension de l’Energie sombre, dont la nature est encore inconnue et qui est responsable de l’accélération de l’expansion de l’Univers. En particulier, les résultats de DESI tendent à montrer que l'Énergie sombre pourrait ne pas être décrite par une constante cosmologique mais qu’elle aurait évolué au cours du temps.

lien vers les articles :  https://data.desi.lbl.gov/doc/papers/

 

DESI - Dark Energy Spectroscopic Instrument.

Depuis 2009, l’Irfu est impliqué dans le relevé spectroscopique, DESI,  qui étudie l'effet de l'énergie sombre sur l'expansion de l'Univers, l'effet de la gravitation à des distances cosmologiques et qui mesure la somme des masses des neutrinos. Au cours d’un programme de 5 ans qui a débuté en mai 2021, DESI, mesure le spectre de la lumière (dans une gamme de longueur d’onde entre 360 à 980 nm, qui couvre le visible) provenant de plus de 40 millions de galaxies et de quasars. Le décalage vers le rouge de chaque spectre est déterminé et est converti en distance à l’aide du modèle cosmologique. En combinant cette distance avec les coordonnées angulaires, DESI construit une carte en 3D de l'Univers (voir figure 1)  qui permet de regarder dans le passé et de dérouler l’histoire de l’expansion de l’Univers sur les 11 derniers milliards d'années, quand on estime l’âge de l’Univers à 13,8 milliards d’années.

L'instrument DESI est installé sur le télescope Mayall de 4 m au Kitt Peak National Observatory (Arizona, États-Unis). Le télescope possède un correcteur optique qui augmente son champ de vue à 8 degrés carrés. Son plan focal est équipé de 5 000 fibres optiques contrôlées par des robots pour collecter la lumière de 5 000 objets astrophysiques simultanément à chaque pointé du télescope. La lumière des objets est transmise du plan focal du télescope aux 10 spectrographes via 5 000 fibres optiques. L’Irfu a réalisé la construction des 30 cryostats de ces 10 spectrographes qui mesurent le redshift de chaque objet.

Pour construire la carte de l’Univers, DESI a choisi 5 types de “traceurs” de la distribution de matière de l’Univers dans le but d’accéder à des époques différentes de l'histoire de l’Univers, de maintenant jusqu’à 11 milliards d’années.  L’univers proche est sondé par un échantillon de galaxies très brillantes (Bright Galaxy Sample, BGS). Ensuite DESI utilise des galaxies rouges lumineuses (Luminous Red Galaxies, LRG) qui sont des galaxies massives ayant terminé leur cycle de formation d’étoiles. Viennent après les galaxies à raies d’émissions (Emission Line Galaxies, ELG), galaxies plus légères et formant des étoiles qui permettent de sonder l’Univers entre 8 et 10 milliards d’années. Enfin, l’univers lointain est reconstruit grâce aux objets les plus lumineux de l’univers, les quasars. Ils sont utilisés de deux manières distinctes, soit directement par leur position comme dans le cas des galaxies, soit indirectement, en détectant les nuages de gaz d'hydrogène dans leurs spectres grâce à l'absorption dans la forêt Ly-alpha.

 
DESI en route vers l'Énergie Sombre

Figure 1: Carte à trois dimensions du ciel produite par DESI. Chaque point représente une galaxie ou un quasar dont le spectre et ainsi le décalage vers le rouge ont été mesurés et permettent de déterminer la distance à laquelle ils se trouvent. Credit: Claire Lamman/DESI collaboration and Jenny Nuss/Berkeley Lab

DESI en route vers l'Énergie Sombre

figure 2:
Histogrammes des “pics BAO” pour les différents types de traceurs de la matière mesurés par DESI. Les points de mesure montrent l’écart des points de mesure avec le modèle ?CDM ainsi qu’un modèle cosmologique pour lequel la quantité d’énergie sombre varie au cours du temps (ligne tiretée). Credit: DESI collaboration, A. de Mattia

Mesure de l’échelle de distance des oscillations acoustiques des baryons

En regardant la carte de l’Univers mesurée par DESI, il est facile de voir la structure sous-jacente de l'Univers : des filaments regroupant des galaxies, séparées par des régions contenant moins d'objets. L’univers primordial, bien au-delà de la portée de DESI, était très différent : une soupe chaude et dense de particules subatomiques se déplaçant trop rapidement pour former de la matière stable comme les atomes que nous connaissons aujourd'hui. Parmi ces particules se trouvaient les composants élémentaires de l’hydrogène et de l’hélium, collectivement appelés les baryons. De minuscules fluctuations dans ce plasma ionisé constitué de baryons, photons et électrons ont causé des ondes de pression qui s’y sont propagées. Alors que l'Univers s'étendait et refroidissait, à un moment appelé recombinaison, les atomes neutres se sont formés et les ondes de pression se sont figées,  augmentant ainsi la densité de matière dans des zones où se formeront les futures galaxies. Des milliards d'années plus tard, nous pouvons toujours voir la trace de ce motif dans la distribution spatiale des galaxies sous la forme d’une distance caractéristique appelée l’échelle de distance des oscillations acoustiques des baryons (BAO).

Les coquilles sphériques correspondant à la propagation des ondes acoustiques qui se figent à la recombinaison, ne peuvent pas être détectées directement dans la carte 3D. En pratique, on construit la fonction de corrélation entre les traceurs par tranche de redshift. Comme le montre les encadrés de la figure 2, on observe une plus grande probabilité de trouver deux traceurs qui sont séparés par une distance correspondant à l’échelle BAO (pics BAO). Les positions de ces pics BAO sont mesurées par rapport à un modèle cosmologique fiduciel ( ΛCDM, décrit au paragraphe suivant). Les points de mesure de la figure 2 montrent les écarts à ce modèle fiduciel pour chaque époque de l’évolution de d’univers. Ces mesures de la taille apparente de l’échelle BAO réalisées à plusieurs époques de l’Univers permettent de tracer l’histoire de son expansion.

 

Contraintes sur la nature de l’énergie sombre

L’énergie sombre est un concept né dans les années 90. Un certain faisceau d'indices, notamment venant de l'étude des propriétés de la distribution des galaxies à grande échelle, semblait indiquer que le contenu énergétique de l’Univers n’était plus dominé par la matière. L’accélération de l’expansion de l’Univers fut confirmée pour de bon en 1998 par l'observation de l'évolution de la luminosité des supernovae de type 1a en fonction de leur redshift, et la constante cosmologique (originellement introduite par Einstein en 1916, puis mise de côté), semble en rendre parfaitement compte. La cause de l'accélération de l'expansion a reçu le nom "d'énergie sombre" et de nombreux programmes, comme DESI, cherchent à en préciser la nature. Depuis maintenant plus de 25 ans, le modèle ΛCDM (Λ pour la constante cosmologique, CDM pour la matière noire froide), permet d'expliquer la très grande majorité des observations cosmologiques, de natures très diverses : les fluctuations de température du fond diffus cosmologique, la luminosité des supernovae, la distribution des galaxies à grande échelle (sondée par les relevés photométriques), la distribution de masse dans l’Univers (sondée pour le cisaillement gravitationnel faible), la masse des amas de galaxies, etc.

Cependant, la valeur de la constante cosmologique actuellement observée n’est pas (encore) théoriquement motivée : elle est 10120 ou 1041 fois plus faible (selon les modèles théoriques) que la valeur attendue pour l’énergie du vide de la physique des particules. Il est donc légitime d’explorer des déviations à la constante cosmologique, en modélisant l’énergie sombre comme un fluide avec une densité ρ et une pression P reliée par une équation d’état P = w ρ.

En supposant un paramètre d’équation d’état w constant, les données BAO de DESI seules, et en combinaison avec les autres sondes cosmologiques que représentent les mesures du fond diffus cosmologique (Planck et ACT, résumé en CMB ci-dessous) et les mesures de luminosité des supernovae (Pantheon+, Union3, DES-Y5), préfèrent une équation d’état w = -1, la valeur correspondant à une constante cosmologique. Cependant, si l’énergie sombre devait correspondre à un nouveau champ, l’équation d’état varierait probablement dans le temps. Une paramétrisation communément adoptée, et qui reflète bien le comportement de la plupart des modèles théoriques, est w = w0 + (1 - a) wa, avec a = 1 / (1 + z) le facteur d’échelle de l’Univers, et w0 et w_a deux paramètres constants.

Comme le montre la figure 3, les données BAO de DESI, en combinaison avec les mesures du fonds diffus cosmologique et pour les différents échantillons de supernovae (qui ne sont pas indépendants), préfèrent w0 > -1, wa < 0, alors que les valeurs attendues pour la constante cosmologique sont (w0, wa) = (-1, 0) (en pointillés sur la figure). Le niveau d’exclusion de (w0, wa) = (-1, 0) varie en fonction du jeu de supernovae, avec une probabilité allant de 98% à 99.99%. Il semble donc que les données préfèrent une accélération de l’expansion légèrement différente d’une constante cosmologique (comme indiqué en pointillés sur la figure 2) : plus rapide au début de la domination de l’énergie sombre, il y a 6 milliards d’années, et moins rapide aujourd’hui. Ces résultats sont intéressants, et méritent une attention particulière dans les années qui suivent : les prochaines données de DESI, les nouveaux échantillons de supernovae de ZTF, et les données de la mission Euclid apporteront un éclairage supplémentaire.

 

 

 
DESI en route vers l'Énergie Sombre

Figure 3: Contraintes apportées par DESI dans le cadre d’un modèle où l’énergie sombre peut varier au cours de l’évolution de l’Univers (les contours montrent les intervalles à 68% et 95% de confiance). Les contraintes sont faites en combinaison avec les données du fond diffus cosmologique (CMB) et de plusieurs échantillons de supernovae provenant de groupes différents (Pantheon+, Unions3 and DES-SN5YR). Une constante cosmologique serait à w0=-1 et wa=0. Credit: DESI collaboration, A. de Mattia

DESI en route vers l'Énergie Sombre

Figure 4: Mesure de la constante de Hubble provenant de différentes expériences ou combinaison d’expériences. Les contraintes apportées par DESI sont en bleu gras (voir le texte pour la description des différentes combinaisons). Credit: DESI collaboration

Constante de Hubble et somme des masses des neutrinos

Contraindre l’énergie sombre est l’objectif principal de DESI. Cependant, de nombreuses questions peuvent trouver une réponse dans les données de DESI. Parmi celles-ci, deux quantités reçoivent une attention particulière : la valeur de la constante de Hubble, H0, et la somme des masses des neutrinos.

DESI ne mesure pas directement la valeur du constant de Hubble, mais la quantité de matière dans l’Univers, Omega_m et la combinaison H0*rd, où rd est la taille de l’horizon acoustique au moment de la recombinaison. La vitesse de propagation des ondes acoustiques dans le plasma primordial, et ainsi la taille de l’horizon acoustique, dépend des densités de photons et de baryons dans l’Univers qui peuvent être déduites de la mesure de la température du fond diffus cosmologique et de l’abondance des éléments légers issus du processus de nucléosynthèse primordiale (BBN, Big Bang Nucleosynthesis).

La figure 4 montre les contraintes apportées par DESI en combinaison avec les autres mesures évoquées ci-dessus. DESI mesure une valeur de Omega_m plus petite que celle déduite du CMB, ce qui donne une valeur de H0 un peu plus grande que celle du CMB lorsqu’on injecte la mesure de rd provenant de la BBN ainsi que l’échelle acoustique angulaire, θ*, provenant du CMB. La mesure de DESI reste en tension à plus de 99.98% avec les mesures directes locales de H0 (SNIa + Céphéides) même si elle s’en rapproche un petit peu.

Enfin, grâce à cette mesure plus précise de Ωm, DESI peut améliorer indirectement les contraintes sur la somme des masses des neutrinos, ΣMν, également mesurées par le CMB. Dans le cadre du modèle ΛCDM et en utilisant les données de DESI, la contrainte sur la somme des masses des neutrinos est ΣMν<0.072 eV à 95% de confiance. Cette contrainte est la plus forte et la valeur obtenue favorise la hiérarchie de masse normale pour les états propres des neutrinos. Cependant, nous venons de voir que les mesures de DESI préfèrent un univers avec une accélération de l’expansion légèrement différente d’une constante cosmologique. Dans ce cadre-là, la contrainte sur la masse des neutrinos est ΣMν<0.195 eV à 95% de confiance. Cette contrainte est certes moins forte mais elle est posée dans le cadre d’un modèle plus général que ΛCDM.

Dans le futur, DESI mesurera directement la masse des neutrinos en étudiant le forme de la fonction de corrélation des quasars et des galaxies et pas seulement la position du pic BAO. En effet, la dispersion à grande vitesse des neutrinos qui restent relativistes bien après la recombinaison, implique qu'ils se déplacent sur de grandes distances et qu’ils suppriment la formation des structures (galaxies, amas de galaxies, filaments) à petites échelles. Cet effet est directement visible dans la fonction de corrélation. Cette seconde vague d’analyses avec la première année de DESI, bien plus délicates, est attendue pour la fin de l’année 2024.

 

Remerciements :

DESI est soutenu par le DOE Office of Science et par le National Energy Research Scientific Computing Center, un centre de calcul du DOE Office of Science. DESI bénéficie également du soutien de la National Science Foundation des États-Unis, du Science and Technologies Facilities Council du Royaume-Uni, de la Gordon and Betty Moore Foundation, de la Heising-Simons Foundation, du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de France, du Conseil national de la science et de la technologie du Mexique, du ministère de l'économie de l'Espagne, ainsi que des institutions membres de DESI.

La collaboration DESI est honorée d'être autorisée à mener des recherches scientifiques sur l'Iolkam Du'ag (Kitt Peak), une montagne qui revêt une importance particulière pour la nation Tohono O'odham.

 

Contact : Etienne Burtin, Arnaud de Mattia, Christophe Yèche

 
#5245 - Màj : 05/04/2024

 

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