07 mars 2018
Les protons messagers des effets nucléaires dans les interactions neutrino-noyau

La collaboration T2K, dont le but est l’étude et la mesure des oscillations de neutrinos, publie de nouveaux résultats sur l’interaction des neutrinos avec les noyaux. Cette étude, dans laquelle le groupe T2K de l’Irfu joue un rôle prépondérant, est capitale dans la mesure où elle permet de contraindre l’incertitude dominante sur les paramètres d’oscillation. Pour la première fois les protons qui sortent de l’interaction neutrino-noyau ont été caractérisés en utilisant de nouvelles variables capables de mettre en évidence les effets nucléaires.

 

Les oscillations de neutrinos sont expérimentalement bien établies mais elles ne peuvent pas être expliquées par le Modèle Standard, la théorie la plus complète et précise à ce jour pour décrire la physique des particules élémentaires. Elles se manifestent par le fait que des neutrinos produits avec une saveur donnée (électronique, muonique ou tauique) sont détectés, après leur propagation, avec une autre saveur (voir les faits marquants ici, ici, ici et ici). La saveur des neutrinos détectés est déterminée par la saveur du lepton (électron, muon ou tauon) produit lorsque les neutrinos interagissent par "courant chargé" avec des noyaux du détecteur. Les caractéristiques de ces interactions sont dépendantes des effets nucléaires dans les noyaux, effets extrêmement mal connus.

 

T2K étudie les oscillations de neutrinos en utilisant un faisceau de neutrinos muoniques produit au JPARC, sur la côte est du Japon, et en comparant ce qui se passe après oscillation, dans le détecteur lointain, SuperKamiokande, situé sur la côte ouest à 295 km, et, avant oscillation, dans le détecteur proche ND280, à 280 m de l’accélérateur. ND280 est instrumenté avec des scintillateurs, qui fonctionnent comme cibles pour les interactions des neutrinos, alternés avec des chambres à projection temporelle pour la reconstruction des traces des particules issues des interactions. Le groupe T2K de l’Irfu a joué un rôle fondamental dans la conception, la construction et l'exploitation de ces chambres, qui constituent le cœur du détecteur. Ces dispositifs sont entourés de calorimètres, d’un détecteur de muons et d’un aimant. ND280 permet ainsi une mesure précise et complète de l’impulsion et de la charge de la majorité des particules produites par les interactions des neutrinos dans les cibles. Grâce à cette spécificité, les sections efficaces de ces interactions peuvent être mesurées en fonction de toutes les particules produites, comme montré ci-contre. A l'énergie de T2K, l'interaction la plus fréquente produit un muon et un ou plusieurs protons dans l'état final. T2K vient de publier la première mesure de section efficace pour les interactions de ce type en fonction des protons sortants et des corrélations cinématiques entre ces protons et le muon.

 
Les protons messagers des effets nucléaires dans les interactions neutrino-noyau

Interaction d'un neutrino dans la cible d’hydrocarbone du détecteur proche ND280 avec production d’un muon et d’un proton. Les lignes vertes représentent les traces laissées par les particules et reconstruites dans les chambres à projection temporelles.

Les protons messagers des effets nucléaires dans les interactions neutrino-noyau

Une des nouvelles mesures publiées : section efficace en fonction de l’asymétrie entre l’impulsion du muon et du proton dans le plan transverse à la direction du neutrino. La mesure est comparée à plusieurs modèles d’effets nucléaires.

Les effets nucléaires dans les interactions neutrino-noyau sont peu connus et ils sont difficiles à modéliser, comme expliqué dans ScintillationS n°96, page 8 et dans le fait marquant ici. Dans ce dernier, le groupe T2K de l’Irfu présentait une première mesure de section efficace, mais seulement en fonction des paramètres du muon sortant [1]. Le même processus vient d’être mesuré à nouveau en incluant les paramètres des protons dans l’état final, ce qui permet différentes mesures : une analyse multi différentielle en fonction de l’impulsion et des angles du muon et du proton sortant et de la multiplicité des protons, les asymétries entre le muon et le proton dans le plan transverse à la direction du neutrino (variables transverses), et l’écart entre la cinématique du proton mesurée et celle attendue dans l’hypothèse d’une interaction « quasi-élastique », c’est à dire avec production d’un muon et d’un proton sans effets nucléaires notables. Les deux premières analyses présentées dans l’article ont été faites à l’Irfu, en collaboration avec les groupes T2K du LPNHE et du LLR.

 

 

Dans l’hypothèse quasi-élastique, les impulsions transverses du muon et du proton devraient être exactement opposées. Cette hypothèse est celle qui est utilisée pour estimer l’énergie du neutrino initial dans l’analyse d’oscillation, donc il est de première importance que le modèle utilisé dans la simulation prédise correctement les écarts dus aux effets nucléaires. Malheureusement, comme le montre la figure ci-contre les modèles d’interactions neutrino-noyau utilisés jusqu’à présent ne sont pas capables de reproduire ces mesures. C’est la première fois que ces modèles sont testés en fonction du proton et ces nouveaux résultats jettent une lumière nouvelle sur les incertitudes liées à la modélisation des interactions des neutrinos dans les analyses d’oscillation. Maîtriser ces effets sera crucial pour atteindre la précision nécessaire (~2%) dans la prochaine génération d’expériences d’oscillations de neutrinos aux accélérateurs, notamment DUNE et HyperKamiokande.

 

 

Les nouvelles mesures suggèrent des pistes d’amélioration importantes pour les modèles. Le modèle basé sur une fonction spectrale pour décrire les nucléons dans le noyau (appelé SF sur la figure) décrit raisonnablement bien les mesures avec un proton dans l’état final ; au contraire les modèles basés sur un gaz de fermions (RFG et LFG sur la figure) décrivent mieux les événements où le proton a une impulsion trop basse pour être identifié dans le détecteur. Les résultats (notamment la queue de la distribution de la variable transverse sur la figure) montrent une préférence pour la présence d’interactions multi-nucléon (appelées 2p2h sur la figure), où le neutrino interagit non pas avec un nucléon unique dans le noyau mais avec plusieurs nucléons corrélés.

 

Une étroite collaboration entre les expérimentateurs et les théoriciens qui développent ces modèles est nécessaire pour les améliorer et inclure ces améliorations dans les simulations des expériences. Le travail est en cours : plusieurs théoriciens spécialistes des effets nucléaires ont été et vont être accueillis au DPhP grâce à des financements P2IO. Cette collaboration est appelée à se développer encore plus en vue de la prochaine génération d’expériences d’oscillation de neutrinos à plus haute précision.

 

[1] Phys.Rev. D93 (2016) no.11, 112012

 

Contacts : Sara Bolognesi et Marco Zito

 
#4284 - Màj : 26/11/2018

 

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