Figure 1 : collaboration ALPOM (Collaboration autour du polarimètre POMME, Polarimètre Mobile Moyenne Energie, à Dubna) qui a réalisé les mesures de polarimétrie à haute énergie
Les nucléons (protons et neutrons), ces particules qui composent le noyau atomique, peuvent être polarisés. Cette polarisation consiste en l’alignement, dans le même sens, des spins des nucléons, le spin étant une propriété quantique des particules que l’on peut assimiler à l’image classique d’une toupie qui tourne autour d’elle-même. L’interaction forte, qui lie les nucléons entre eux au sein du noyau atomique, est très sensible à la polarisation. Ainsi, afin de percer les mystères de cette interaction forte, il peut être intéressant de mesurer la polarisation des particules produites dans une réaction. Pour la mesurer on construit des polarimètres qu’on conçoit, teste et valide avec des faisceaux de protons et de neutrons de polarisation connue. Aujourd’hui, dans le domaine des hautes énergies (ordre du GeV), de tels faisceaux sont accélérés seulement au Nuclotron au JINR de Dubna, en Russie. Afin de concevoir et optimiser un polarimètre aux énergies du GeV (énergie nécessaire pour sonder l’intérieur d’un nucléon), les pouvoirs d’analyse ont été mesurés en envoyant les faisceaux du Nuclotron sur différentes cibles : carbone, mylar, paraffine, ainsi que sur une cible lourde, le cuivre, pour des impulsions comprises entre 3 et 4,2 GeV/c. Cette étude montre que la polarimétrie à haute énergie présente des caractéristiques spécifiques, ouvrant ainsi la voie à des approches expérimentales innovantes. Ces résultats ont été publiés dans EPJA, comme ‘Special article’, section ‘New Tools and Methods’ [1].
Plusieurs expériences à Jefferson Laboratory (JLab, USA) nécessitent la mesure de la polarisation des protons ou des neutrons produits lors d’une réaction. En effet, lors de la diffusion élastique d’un électron sur un nucléon par exemple, où une ou plusieurs particules sont polarisées, on a accès à des observables très sensibles aux modèles théoriques. En particulier, une méthode, suggérée par A.I. Akhiezer et M.P. Rekalo [2], s’est révélée imbattable pour mesurer les ‘facteurs de forme électrique et magnétique’ qui décrivent la distribution des charges à l’intérieur du proton [3,4]. Cette méthode requiert la mesure de la polarisation du proton de recul dans la réaction élastique électron-proton :
e+p → e+p (1)
Lors de cette réaction, un faisceau d’électrons polarisés est envoyé sur une cible de protons et c’est la polarisation des protons diffusés en voie de sortie, appelés protons de recul, que l’on cherchera à mesurer. De manière analogue, le faisceau d’électrons polarisés peut être envoyé sur les neutrons d’une cible, et c’est alors la polarisation des neutrons de recul que l’on cherchera à mesurer.
Les particules qui sont produites dans la réaction d’intérêt et dont on veut connaître la polarisation, les protons de recul de la réaction (1) par exemple, traversent un polarimètre qui se trouve en général au plan focal d’un spectromètre. Un exemple de polarimètre est présenté en figure 2. Ce polarimètre est composé d’un système de détection de trajectoires avant (en vert) et après (en rouge) une cible secondaire (en violet). Grâce à la reconstruction des trajectoires en voie d’entrée et de sortie de la cible secondaire, il va être possible de mesurer les asymétries gauche/droite ou haut/bas dans les produits de la réaction secondaire par rapport à la symétrie cylindrique autour de l’axe défini par la trajectoire de la particule incidente (avec un faisceau non polarisé, les produits de réaction seraient émis selon une symétrie cylindrique autour de l’axe faisceau). Précisément, c’est l’asymétrie selon l’angle azimutale (φ présenté en Fig. 2) qui permettra de remonter à la polarisation de la particule entrante dans le polarimètre. Ainsi, la polarisation des particules est mesurée par « l’asymétrie de la distribution azimutale dans une diffusion secondaire ». La nature de la cible secondaire, son épaisseur, ainsi que la géométrie du polarimètre, sont optimisées pour chaque énergie.
Figure 2 : schéma d’un polarimètre. Le système de détection des trajectoires avant(après) la cible secondaire est représenté en vert(rouge). La cible secondaire (en violet) est positionnée au plan focal d’un spectromètre. Les composantes longitudinale (PL), transverse (PT) et normale (PN) de la polarisation du proton incident vont être traduites en un angle polaire (théta) et azimutal (phi).
Les mesures de polarimétrie sont très difficiles car il faut connaître les trajectoires avec une grande précision ainsi que les éventuelles asymétries expérimentales (mauvais alignement du polarimètre par exemple). Elles nécessitent beaucoup de temps de faisceau car il y a au final deux réactions successives i) une première pour produire la particule dont on cherche à mesurer la polarisation ; ii) une deuxième interaction avec une cible secondaire pour mesurer cette polarisation. Cette deuxième réaction doit être simple à identifier et très sensible à la polarisation des particules, ce qui est quantifié par deux observables : 1) la section efficace, qui caractérise la probabilité que cette réaction ait lieu, 2) le pouvoir d'analyse, qui quantifie la sensibilité de la réaction à la polarisation des particules entrantes.
Pour déterminer le pouvoir d’analyse d’un polarimètre, on mesure l’asymétrie azimutale des particules avec un faisceau de polarisation connue (même pour les expériences auprès d’un accélérateur d’électrons, un faisceau de protons ou neutrons est donc nécessaire pour cette étape de calibration !). Les premières expériences à JLab ont bénéficié des mesures faites dans les années 90, au Laboratoire National Saturne, à Saclay, dont l’impulsion était limitée à 3 GeV/c pour les protons et 1,9 GeV/c pour les neutrons polarisés. Il se trouve qu’une cible de Carbone, ou de mylar de grande épaisseur, et la détection de la particule chargée émise à chaque réaction secondaire était suffisante pour bâtir un polarimètre efficace. Ces mesures ont montré que les pouvoirs d’analyse diminuent quand l’énergie augmente, ceci est dû notamment au fait que d’autres réactions, produisant plusieurs particules chargées et peu intéressantes pour la polarisation, deviennent plus probables. La valeur maximale du pouvoir d’analyse Ay montre un comportement linéaire en fonction de l’inverse de l’impulsion, 1/pLab (Fig. 3).
Figure 3 : Dépendance du pouvoir d’analyse en fonction de l’inverse de l’impulsion incidente des protons (p) et neutrons (n) sur différentes cibles (proton p, CH2, C). Chaque couleur correspond à une combinaison faisceau (p, n) – cible (p, CH2, C). La valeur maximale du pouvoir d’analyse diminue quand l’impulsion augmente.
A cause de cette dépendance, pour effectuer les mesures à plus haute énergie envisagées à JLab, il est nécessaire de développer des polarimètres de nouvelle génération et comparer leurs performances dans les conditions cinématiques requises. Au JINR de Dubna, en Russie, des deutons1 polarisés peuvent être accélérés jusqu’à une impulsion de 13 GeV/c. On obtient, par cassure sur une cible de Béryllium, des faisceaux de neutrons et de protons avec une impulsion de moitié ( ~ 7 GeV/c) et un transfert complet de polarisation (c’est-à-dire que le degré de polarisation est le même dans le faisceau de deutons et dans les produits de la cassure). Un programme de mesures systématiques de pouvoirs d’analyse est en cours par la collaboration ALPOM, qui comprend une trentaine de physiciens venus de Russie, USA, France, Slovaquie, Ecosse. Le polarimètre POMME qui était opérationnel à Saturne (dans ses différentes versions incluant même une cible d’hydrogène liquide (HYPOM) [5] !) à été transféré au Laboratoire des Hautes Energies (VBLHEP) au JINR, suite à la fermeture de Saturne.
Les résultats obtenus avec le faisceau polarisé de neutrons de JINR sont illustrés sur la figure 4 : à gauche pour différentes cibles à 3,75 GeV/c ; à droite, pour une cible de CH2 pour des impulsions pLab = 3, 3,75 et 4,2 GeV/c. C’est la première fois que les pouvoirs d’analyse sont mesurés sur des noyaux lourds (autre que cible d’hydrogène pure) et des cibles épaisses avec un faisceau polarisé de neutrons. Le pouvoir d’analyse, Ay, suit une courbe en cloche, (diminuant légèrement quand l’impulsion du faisceau augmente, cf fig. 4 à droite) et est comparable pour les différentes cibles : C, CH, CH2, Cu (Fig. 4 à gauche). L’utilisation d’une cible de Cu est aussi compétitive que les cibles légères. Ceci simplifie grandement la géométrie du polarimètre, car les épaisseurs requises en Cu sont plus faibles pour une même densité de cible secondaire.
Figure 4. Gauche : pouvoirs d’analyse pour la réaction induite par les neutrons polarisés de 3,75 GeV/c sur différentes cibles. Aucun effet systématique dépendant de la masse de la cible n’est observé. Droite : pouvoirs d’analyse pour la réaction induite par les neutrons polarisés sur la cible de CH2 pour différentes valeurs d’impulsion : 3 GeV (cercles pleins), 3,75 GeV (carrés pleins), 4,2 GeV (cercles vides). Le pouvoir d’analyse diminue légèrement quand l’impulsion du faisceau augmente.
Figure 5 : pouvoirs d’analyse pour la réaction p+Cu et d’échange de charge n+Cu, avec détection d’une particule chargée dans le calorimètre, avant (symboles pleines) et après (symboles vides) sélection sur l’énergie déposée par la particule chargée produite et détectée dans le calorimètre.
Les réactions qui ont lieu au niveau de la cible secondaire vont produire des particules chargées qui peuvent être détectées dans un calorimètre (détecteur monté au bout du polarimètre). L’effet de la sélection sur l’énergie déposée dans le calorimètre par ces particules chargées est illustré sur la figure 5. On voit une augmentation d’un facteur 1,3 pour la réaction avec le faisceau de protons, et d’un facteur 2 pour la réaction d’échange de charge2, induite par le faisceau de neutrons.
Pour résumer, les résultats montrent trois caractéristiques nouvelles et particulièrement intéressantes à de telles valeurs d’impulsion :
Ces résultats ont permis de démontrer la possibilité de concevoir des polarimètres à haute énergie et donc la faisabilité des expériences futures à JLab. Il est prévu de poursuivre ces mesures jusqu’à la plus grande énergie des faisceaux disponibles à Dubna.
Références :
[1] S. N. Basilev et al., Eur. Phys. J. A 56, 26 (2020).
[2] A.I. Akhiezer and M.P. Rekalo, Sov.J. Part. Nucl. 4, 277 (1974).
[3] C.F. Perdrisat et al., JLab Exp. E12-07-109 (2007).
[4] J.R.M. Annand et al., JLab Exp. E12-17-004 (2017).
[5] L.B. Golovanov et al., Nucl. Instrum. Meth. A430 (1999) 1-9.
Contact : Egle Tomasi-Gustafsson Irfu/DPhN
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)