10 novembre 2021
Les bolomètres en pincent pour CRAB

Les chercheurs de l’Irfu viennent de valider le principe d’une nouvelle méthode de calibration robuste des bolomètres baptisée CRAB [1]. Grâce à elle, les scientifiques vont pouvoir exploiter des événements à la frontière des très basses énergies. Ce projet ouvre un potentiel d’études originales, à la croisée des cultures entre la physique des neutrinos, la recherche de la matière noire et la physique du solide. Les premiers résultats sont attendus avec le déploiement de l’expérience NUCLEUS !

 

Que peuvent bien avoir en commun des thématiques aussi diverses que la physique des neutrinos, la recherche de matière noire et la physique du solide ? La réponse tient en peu de mots : la nécessité de faire des mesures précises impliquant des événements de seulement quelques dizaines ou centaines d’électronvolts (eV). Pour ce faire, on utilise des thermomètres extrêmement précis capables de transformer l’énergie des particules en élévation de température : les bolomètres. Ils arrivent aujourd’hui à concilier des seuils de détection extrêmement bas, une vingtaine d’eV, avec des masses de détecteur macroscopique dans la gamme de la centaine de grammes suffisantes  pour détecter des phénomènes rares, voire très rares. Ce développement ouvre de nouvelles perspectives en physique fondamentale.  Par exemple, l’accès aux très bas seuils permet de détecter des particules de plus en plus légères telle que l’hypothétique mais très en vogue matière noire légère. Depuis peu, on sait également que les bolomètres permettent de mesurer la diffusion cohérente des neutrinos sur les noyaux, un processus d’interaction neutrino-matière qui arrive à portée des expérimentateurs et offrent ainsi une nouvelle fenêtre d’étude sur le modèle standard de la physique des particules. Cette thématique est représentée à l’Irfu par l’expérience NUCLEUS. Mais ce processus reste un vrai défi expérimental car le seul signal de l’interaction du neutrino dans le bolomètre sera généré par l’infime recul du noyau atomique avec lequel il vient d’interagir. Un recul d’à peine 100 eV que le noyau recède aux atomes du voisinage en les bousculant. Le bolomètre détecte l’échauffement de quelques cent-millièmes de degré que cela produit. Voilà votre signal ! S’il est à présent techniquement accessible reste à comprendre précisément la relation entre l’amplitude de ce signal et l’énergie qui a été initialement déposée par le noyau de recul, c’est-à-dire calibrer le détecteur dans ce nouveau régime inexploré. Les méthodes de calibration couramment utilisées ne peuvent descendre en-dessous du keV. Il en est de même pour les modèles théoriques, interdisant ainsi leur utilisation faute de mieux pour la calibration des détecteurs.

 
Il faut dire qu’énergie diminuée
Ne rime pas avec simplicité…

 

Pour bien comprendre pourquoi la calibration est difficile, il faut se tourner vers la physique du solide. Lorsqu’un neutrino interagit avec un noyau du cristal constitutif du bolomètre il lui transmet une fraction de son énergie que le noyau restitue ensuite au cristal de multiples façons : (1) en faisant vibrer le cristal (création de phonons), (2) en perturbant le cortège d’électrons des atomes voisins (ionisation ou émission de lumière), ou (3) si l’énergie transférée est suffisante, un ou plusieurs noyaux sont délogés de leur site et vont créer des défauts cristallins qui stockent une partie de l’énergie. La répartition entre ces différents canaux dépendra beaucoup de la particule incidente, du matériau du détecteur et de la quantité totale d’énergie déposée elle-même, avec justement une évolution rapide de cette répartition quand l’énergie devient faible. Pour bien maîtriser la réponse du bolomètre il faut donc utiliser une procédure de calibration la plus proche possible du phénomène que l’on veut observer.

 
Comment alors calibrer notre bolomètre dans le cadre de l’étude de nos particules fantomatiques ?

C’est là qu’une particule bien connue des physiciens vient à leur rescousse : le neutron ! A partir de sources intenses de fission (tels que les réacteurs), des faisceaux de neutrons peuvent être produits avec une énergie très faible, correspondant simplement à l’agitation thermique du milieu, d’où leur qualificatif de neutrons « thermiques ». A 20°C cela correspond à une énergie cinétique de seulement 0,025 eV pour un neutron. Cette particule neutre va pouvoir pénétrer le bolomètre sans induire la moindre perturbation du cristal. Dans environ 10% des cas, elle sera capturée par un noyau du cristal formant un noyau composé dans un état excité connu entre 5 et 10 MeV selon le noyau. Ce nouveau noyau se désexcite alors en émettant des rayons γ pour rejoindre son état fondamental comme le montre la Figure 1. Lorsqu’un seul rayon γ est émis, le noyau recule avec une énergie parfaitement déterminée (réaction à deux corps) et dépose toute son énergie dans le bolomètre.  Par exemple un noyau de tungstène (W) d’un bolomètre en CaWO4 recule avec une énergie d’environ 100 eV. Le rayon γ, lui, s’échappe facilement du petit bolomètre (de l’ordre d’1 cm3) sans interagir. Seul le noyau de recul dépose donc son énergie, connue, dans le cristal. Le bolomètre est calibré ! L’ensemble du processus apparaît parfaitement identique à une interaction d’un neutrino ou d’une particule de matière noire : le neutron n’induit aucune perturbation du cristal en le traversant, il est capturé dans l’ensemble du volume (pas uniquement en surface) et la désexcitation du noyau composé produit un recul nucléaire imitant le signal recherché à la perfection.

 
Les bolomètres en pincent pour CRAB

Figure 1 : Principe de la méthode CRAB et de la construction par le code FIFRELIN du schéma de niveaux du noyau cible ayant capturé un neutron (nth)

Les bolomètres en pincent pour CRAB

Figure 2 : Illustration du dispositif de mesure auprès d'un réacteur de recherche.

L’idée du projet CRAB (Calibration by Recoil for Accurate Bolometry) est semée.

Comment alors s’assurer de sa faisabilité ? En effet de nombreuses autres particules (rayons cosmiques, bruit de fond du site de l’expérience) pourraient venir noyer le signal de calibration dans la gamme des 100 eV. La combinaison des expertises développées au CEA en physique nucléaire fondamentale et en physique des réacteurs a été un atout unique pour rassembler tous les ingrédients nécessaires dans une simulation détaillée de la méthode CRAB. Celle-ci repose sur le code de neutronique TOUCANS élaboré au DPhN de Saclay pour optimiser les sources de neutrons compactes et le code de désexcitation des fragments de fission FIFRELIN développé au CEA-Cadarache pour répondre aux besoins de la physique des réacteurs [2]. TOUCANS, basé sur le code de simulation Geant4 est spécialisé dans le transport des neutrons (mais pas que !). FIFRELIN prédit lui les caractéristiques des particules émises lors de la désexcitation des fragments de fission. Après sa première rencontre fructueuse avec les neutrinos au détour de l’expérience STEREO [3], il revient pour aider la physique des particules qui a besoin de prédictions précises de la désexcitation des noyaux dont Geant4 ne dispose pas. Pour cela, FIFRELIN construit le schéma de niveaux du noyau en combinant l’ensemble des données disponibles (bases de données nucléaires RIPL-3 et EGAF). Un modèle de densité de niveaux est utilisé lorsque les données n’existent pas. A l’aide de ces informations les transitions γ sont échantillonnées parmi toutes celles possibles (Figure 1).

 

Le projet CRAB consistera à irradier un bolomètre de NUCLEUS en CaWO4 avec un faisceau de neutrons thermiques fourni par le réacteur TRIGA Mark-II de Vienne (Autriche). Afin de valider la configuration du futur dispositif expérimental, ce dernier, schématisé sur la figure 2, est simulé avec TOUCANS. Ainsi, lorsqu’on simule la capture d’un neutron dans le bolomètre, TOUCANS demande à FIFRELIN de générer les transitions γ pour étudier leurs propagations. Les bruits de fond (rayons cosmiques, neutrons du faisceau non capturés, rayons gamma extérieurs) sont aussi simulés. Le spectre en énergie simulé pour 3,5 jours de faisceau est visible sur la Figure 3. Deux pics de calibration sont clairement identifiables à 112 eV et 160 eV. Ils proviennent des isotopes 183W et 184W présents dans le tungstène naturel et font de ce dernier un noyau en or pour la méthode CRAB.
Mais CRAB a plus d’un tour dans son panier :  le rayon γ qui induit le recul du noyau peut servir de signature unique s’il est détecté en coïncidence avec l’énergie déposée par le noyau dans le cristal. Il devient alors possible d’étendre la gamme d’énergie de la calibration ainsi que le type de matériau du bolomètre. En particulier la calibration des cristaux en germanium, utilisés par de nombreuses expériences devient possible !

La méthode CRAB ouvre ainsi de nombreuses opportunités pour exploiter tout le potentiel de la nouvelle génération de bolomètres à très bas seuil. La première calibration à l’échelle de 100 eV et avec une précision de l’ordre du % est attendue à l’Irfu dans le cadre du déploiement de la première phase de l’expérience NUCLEUS. De plus la précision de la méthode fournit également une nouvelle sonde pour l’étude des détails fins de la dynamique du recul des noyaux dans un cristal. Nous serons en effet sensibles au déroulement dans le temps de l’émission des rayons gamma et des collisions entre atomes dans le cristal. Le nombre de défauts cristallins créés pourra aussi être étudié à travers la fraction d’énergie qu’ils absorbent. Ces thématiques ont déclenché une nouvelle collaboration entre DRF/Irfu/DPhN et DES/ISAS/Matériau qui va se développer dans le cadre d’une thèse en co-tutelle.

 
    
Figure 3 : Simulation de la distribution des reculs nucléaires pour une calibration CRAB d'un bolomètre CaWO4 de l'expérience NUCLEUS (cube de 0,76 g de 5x5x5 mm3). Le temps de mesure est supposé de 3,5 jours. Deux pics de calibration sont clairement visibles à 112 et 160 eV.                Figure 4 : Application de la méthode CRAB à un bolomètre en germanium développé par la collaboration EDELWEISS (cube de 30 g de 18x18x18 mm3). A gauche la distribution brute des reculs nucléaires ne fait pas apparaître de pic de calibration. A droite la détection en coïncidence du γ de 7,42 MeV émis par l’isotope 71Ge permet de révéler le pic attendu à 416 eV.

 

 

[1] Calibration of nuclear recoils at the 100 eV scale using neutron capture, JINST 16 (2021) 07, P07032
[2] D. Regnier, O. Litaize, and O. Serot. An improved numerical method to compute neutron/gamma deexcitation cascades starting from a high spin state. Computer Physics Communications, 201:19–28, 4 2016.
[3] Improved STEREO simulation with a new g-ray spectrum of excited Gd isotopes using FIFRELIN, Eur. Phys. J. A 55 (2019) 10, 183

Contact : David Lhuillier et Loic Thulliez

 
#4970 - Màj : 10/11/2021

 

Retour en haut