L’élément le plus lourd présent significativement sur Terre est l’uranium, qui a 92 protons. Mais les hommes ont réussi à produire en laboratoire des éléments plus lourds, jusqu’à 118 protons.
Pour expliquer l’existence de ces noyaux extrêmes, les modèles théoriques font appel à des effets de couches quantiques qui renforcent la stabilité du noyau dans une zone, appelée « l’îlot de stabilité », autour d’un nombre de protons et de neutrons donné. Cette stabilisation permet au noyau de résister à la fission qui a tendance à briser des noyaux aussi massifs.
Toutefois, les modèles sont en désaccord sur la position et l’étendue de cet îlot, localisé selon les cas entre 114 et 126 protons ainsi qu’entre 172 et 184 neutrons. Dans cet îlot, les temps de vie des noyaux pourraient être de plusieurs années. Expérimentalement, il est très difficile de synthétiser et d’étudier ces noyaux : les probabilités de production sont très faibles car dans l’écrasante majorité des cas, ces noyaux fissionnent très rapidement en deux noyaux plus légers. Il faut plusieurs mois, avec les accélérateurs les plus intenses, pour produire ne serait-ce qu’un seul atome qui survive assez longtemps pour être détecté.
Une équipe de physiciens [2] a mis au point une nouvelle méthode pour sonder la stabilité des éléments dits « superlourds » (au-delà de 104 protons). Cette méthode consiste à mesurer le temps de fission du noyau superlourd, sans attendre les rares cas où il y survit. Ces événements sont bien plus probables et peuvent donc être étudiés plus facilement.
Les modèles du noyau nous disent que plus les temps de fission sont longs, plus la stabilisation du noyau superlourd est importante, signant ainsi la proximité de l’îlot de stabilité.
Pour identifier le noyau créé et mesurer ces temps de fissions « longs » (qui restent malgré tout très courts, de l’ordre de quelques 10-18 s ou moins), l’expérience a utilisé les propriétés de fluorescence X des atomes.
Lorsqu’un électron du cortège électronique d’un ion passe d’une couche externe à une lacune dans une couche plus profonde, on peut observer l’émission d’un photon dont la longueur d’onde est caractéristique de l’ion. Lorsque ce phénomène est rapide, on parle de fluorescence. Les temps caractéristiques d’émission sont alors de l’ordre de 10-18s pour les transitions entre les deux couches les plus internes d’un atome superlourd. Pour un ion à 120 protons, la transition entre la couche L et la couche K doit générer un rayonnement XK d’énergie prédite autour de 200000 électronvolts. Ce rayonnement ne peut être observé que si le noyau a résisté à la fission pendant un temps au moins du même ordre de grandeur que celui de la fluorescence. L’énergie élevée de ce rayonnement XK est caractéristique et on peut le distinguer des photons provenant d’autres ions, comme les fragments après la fission.
Figure1: dispositif expérimental autour de la cible. On distingue les trois cryostats cylindriques refroidissant les détecteurs germanium
Dans cette expérience, nous avons bombardé une cible de nickel-64 avec un faisceau d’uranium-238 accéléré à 6.6 MeV (Méga électrons-Volts) par nucléon par un cyclotron du GANIL. Lorsque le noyau à 120 protons créé par la fusion de ces deux partenaires survit suffisamment longtemps à la fission, son rayonnement Xk est détecté autour de la cible par des détecteurs en germanium. Il ne fissionne qu’ensuite et les fragments sont détectés par des ensembles de chambres d’ionisation suivies de détecteurs silicium qui permettent de déduire le numéro atomique des fragments et leur énergie (voir Figure 1). Cette identification des produits de fission permet de nettoyer le spectre X observé, car notre signal caractéristique est noyé dans le bruit parasite provenant d’autres voies de réaction (diffusion inélastique des noyaux, fission de l’uranium).
La décroissance par fission du noyau superlourd suit une loi de probabilité indépendante de celle du comblement des lacunes électroniques. Le nombre de rayonnements Xk observé nous conduit à estimer que le temps de fission moyen est supérieur à 2,5 10-18 s.
Ces résultats confirment une expérience précédente menée avec une méthode totalement différente [3, 4, 5].
Conclusion :
Cette expérience a montré la faisabilité de l’estimation des temps de fission des noyaux superlourds par la fluorescence X. Elle peut s’appliquer pour des noyaux comprenant jusqu’à 128 protons, une région inaccessible à d’autres méthodes. Elle permettra de comparer les niveaux de stabilité en fonction du nombre de protons et de neutrons et d’éventuellement caractériser l’îlot des noyaux superlourds.
[1] M.O. Frégeau et al., Phys. Rev. Lett. 108, 122701 (2012)
[2] Collaboration GANIL Caen, IPN Orsay, SPhN Saclay, DIF Bruyères-le-Châtel, LPC Caen, NIPNE Roumanie, INFN Italie
[3] M. Morjean et al., Phys. Rev. Lett. 101, 072701 (2008)
[4] Communiqué de Presse GANIL, 3 septembre 2008
[5] ScintillationS no 67 page 2.
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