Des physiciens nucléaires du CEA/Irfu, en collaboration d’autres laboratoires1 ont réalisé en mars 2012 à Jyväskylä en Finlande, la première spectroscopie du noyau Mendélévium (251 Md) combinant la détection des électrons et des gammas grâce au spectromètre SAGE. Grâce à cette nouvelle technique, cette expérience a révélé pour la première fois des états jusqu’alors inaccessibles du 251Md, noyau de masse extrême qui contient 101 protons.
Cette même collaboration, a réussi une autre première mondiale en effectuant la spectroscopie gamma du noyau super-lourd, le Rutherfordium (256Rf) possédant 104 protons. Les résultats ont fait l’objet d’une publication dans le journal Physical review letters (Phys. Rev. Lett. 109, 012501 - 2012)
Ces résultats ouvrent des perspectives nouvelles dans l'exploration des états extrêmes de la matière dont on ne connait pas les propriétés, dans la course aux éléments super-lourds et dans la localisation d'un « îlot de stabilité ».
1 en collaboration avec le CSNSM Orsay, GSI Darmstadt, l’IPHC Strasbourg, les universités de Jyväskylä et de Liverpool
Les noyaux des atomes sont constitués de neutrons et de protons. La cohésion de ces assemblages résulte de deux effets antagonistes : l’interaction nucléaire, attractive, contribue à leur liaison alors que la répulsion électrique entre protons tend à les briser. Le plus lourd des noyaux stables connus possède 92 protons : il s’agit de l’uranium-238. En fait, il s'avère légèrement instable mais avec un temps de vie très long de 4,5 milliards d’années qui est comparable à l’âge de la terre. Pour un nombre encore plus élevé de protons, 104 selon les modèles, la répulsion coulombienne l’emporte. Ces noyaux dits « super-lourds » ne devraient pas exister et devraient donc fissionner instantanément. C’est sans compter sur des effets quantiques qui leur permettent de rester liés, ne serait-ce que quelques instants.
Ces éléments superlourds, qui étendent la table de Mendeleïev, sont donc fragiles et éphémères. Ils ne sont pas présents sur terre et n’ont probablement jamais été synthétisés dans la nature comme au sein des supernovæ où les éléments les plus lourds de notre univers se sont formés. Ainsi leur étude permet d’explorer un état extrême de la matière dont nous ne connaissons ni les limites ni les propriétés. C’est à ces deux questions clefs que nous tentons de répondre.
Etudier les plus légers des super-lourds
Le noyau le plus lourd créé à ce jour par les physiciens (à Dubna en Russie) posséderait 118 protons, mais seules quelques unités ont pu être produites, ce qui est insuffisant pour des études appronfondies. Il est par contre possible de créer des noyaux ayant de 100 à 104 protons en quantité suffisante. Néanmoins, un tri sévère à l’aide d’un spectromètre magnétique très sélectif s’impose car les noyaux les plus iintéressants représentent une infime partie des nombreux noyaux produits lors de l’expérience.
Le Service de Physique Nucléaire de l’irfu a acquis depuis plus d’une décennie une expertise dans ce domaine grâce à des expériences réalisées au Grand Accélérateur National d’ions Lourds à Caen et à l’Université de Jyväskylä en Finlande. Ainsi, deux expériences réalisées en 2011 et 2012 ont permis d’apporter un nouvel éclairage sur les noyaux super-lourds.
A l'issue de leur synthèse, les noyaux sont excités et émettent une série de rayonnements gamma ou d’électrons afin d'essayer de retrouver leur état fondamental. Ces rayonnements s'apparentent à une sorte de message codé qui, une fois déchiffré, nous permet de connaitre leur structure interne ou encore leur forme. Jusqu’à présent la spectroscopie gamma, plus aisée, demeurait la plus employée. Une partie de l’information véhiculée par les électrons était donc éclipsée.
Le laboratoire de l’Université de Jyväskylä vient de franchir un nouveau pas avec le spectromètre SAGE combinant pour la première fois la détection des gammas et des électrons pour les noyaux les plus lourds. Début 2012, la première expérience a été réalisée sur le noyau Mendélévium 251Md (100 neutrons et 101 protons, un noyau presque super-lourd !). On a pu pour la première fois révéler des états de ce noyau jusqu’alors inaccessibles.
Une autre barrière est tombée avec la première spectroscopie gamma d’un noyau possédant 104 protons : le Rutherfordium 256Rf, le plus léger des noyaux superlourds. Cet exploit a été possible grâce à deux innovations : d’une part un faisceau intense de titane envoyé sur une cible de plomb, et d’autre part une électronique entièrement numérique. Il faut réaliser qu’environ 100 millions de collisions sont nécessaires pour produire un seul noyau de 256Rf, ce qui donne une idée de la difficulté de ces expériences. Finalement, le noyau 256Rf a révélé une répartition régulière (en râteau) de l'énergie des photons émis, ce qui signale une forme allongée.
Conclusion
Depuis les années 60, les théories prédisent un îlot de stabilité super-lourd, région où les noyaux auraient une stabilité et un temps de vie étonnamment élevés. La localisation précise aussi bien que les temps de vie prédits restent par contre très hypothétiques puisque cette région n’a pas encore pu être atteinte expérimentalement. On soupçonne que les taux de production soient infimes, voir même au-delà de ce que les technologies actuelles permettent.
En l’absence de données sur cet îlot, la spectroscopie de noyaux plus légers comme 251Md ou 256Rf apporte de précieuses informations : déformation, énergie de liaison, temps de vie, corrélations d’appariement, structure interne… Autant d’informations qui enrichissent nos connaissances, qui alimentent les discussions avec les théoriciens pour raffiner les modèles, et qui permettent d’avancer plus sûrement dans la quête des extrêmes.
Près de 150 ans après la classification des éléments par Dmitri Mendeleïev et 100 ans après les travaux de Ernest Rutherford sur le noyau atomique, de nouveaux instruments permettent des études avec un niveau de sensibilité et de détail inégalés, et permettent d’explorer des nouvelles régions de la table des noyaux.
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