La prédiction des propriétés nucléaires fondée sur une description réaliste de l'interaction forte est le principal objectif de la théorie nucléaire à basse énergie. L'un des problèmes réside dans le coût de la résolution de l'équation de Schrödinger qui augmente de façon exponentielle avec le nombre de nucléons. Par conséquent, les prédictions théoriques reponsant sur les premiers principes ont longtemps été limitées à des noyaux très légers, à des noyaux avec des nombres spécifiques de protons et de neutrons offrant des simplifications ou à leurs états fondamentaux. Bien que l'affranchissement de chacune de ces trois contraintes séparément soit en cours, leur dépassement simultané constitue actuellement un enjeu clé du domaine. En utilisant un nouveau formalisme à N corps [1] récemment développé par la collaboration PAN@CEA ("Problème à N corps au CEA") (DRF-DAM-DES), le calcul ab initio des excitations collectives, c'est-à-dire des rotations et des vibrations nucléaires, dans tous les noyaux de masse moyenne devient possible pour la première fois [2,3]. Ce travail ouvre la voie à des prédictions à grande échelle des propriétés nucléaires depuis les premiers principes.
Un noyau atomique est composé de A nucléons (Z protons et N neutrons) dont les interactions résultent des interactions fortes des quarks et des gluons en leur sein, décrites dans le cadre de la théorie de la chromatique dynamique quantique (QCD). Partant des nucléons et de leurs interactions, la prédiction des propriétés nucléaires nécessite de résoudre l'équation de Schrödinger à corps A. Les physiciens qualifient ces prédictions d'"ab initio", ce qui signifie en latin "depuis le début". Cela ne peut se faire numériquement, sans avoir recours à des approximations, que pour des systèmes très légers avec A ? 16. Étant donné que le coût associé croît exponentiellement avec A, la description de noyaux plus lourds nécessite la conception de méthodes d’approximation efficaces transformant le coût exponentiel avec A en un coût polynômial. Cependant, la pertinence et la complexité d'une méthode d'approximation donnée dépendent du fait que le noyau considéré est faiblement ou fortement corrélé, ce qui dépend à son tour des nombres spécifiques de protons et de neutrons en son sein. Les corrélations entre les nucléons résultent de leurs interactions et mesurent à quel point leur comportement à l'intérieur du noyau diffère d'une vision où ils évolueraient indépendamment les uns des autres dans un potentiel moyen commun (c'est-à-dire l'image/approximation du "champ moyen"). Plus les corrélations sont fortes, plus il est difficile de concevoir des approximations précises des solutions de l'équation de Schrödinger à A corps.
Le fait qu'un noyau présente de fortes corrélations "statiques" en plus de faibles corrélations "dynamiques" est empiriquement lié à l’approximation de "champ moyen" mise en jeu avant d'ajouter les corrélations nucléoniques pertinentes. Dans cette description, les protons (neutrons) occupent les Z (N) niveaux quantiques, ou "couches", les plus bas associés au champ moyen. Le degré de dégénérescence de ces niveaux d’énergie, c'est-à-dire le nombre maximal de protons (neutrons) qu'ils peuvent accueillir, est dicté par la symétrie de rotation du système. Si Z (N) est tel que la couche occupée la plus haute est entièrement remplie, on dit que le système est à "couche fermée" pour les protons (neutrons). Dans le cas contraire, le système est dit à "couche ouverte" pour les proton (neutrons). Les deux situations sont illustrées schématiquement à la figure 1.
Lorsque le noyau est à double couche fermée dans l'approximation du champ moyen, les transitions induites au-delà du champ moyen par les interactions inter-nucléoniques correspondent à des nucléons "sautant" d’un niveau occupé vers un niveau d'énergie plus élevé (fig. 1, panneau de gauche). L’écart entre ces niveaux, et donc le « coût énergétique » associé à de telles transitions, étant non nul, les nucléons se trouvent n’être que faiblement corrélés (corrélations dite "dynamiques") dans un tel noyau. Dans environ 90% des noyaux, cependant, les protons et/ou neutrons présentent une couche ouverte dans l’approximation de champ moyen de telle sorte que les interactions inter-nucléoniques peuvent facilement induire des transitions au sein de la même couche d'énergie, le « coût énergétique » associé étant nul. Ces transitions induisent des corrélations "statiques" dites fortes entre les nucléons, qui sont de nature collective, puisque de nombreux nucléons y contribuent de manière cohérente. Pour acquérir une compréhension systématique des noyaux et fournir des données nucléaires cohérentes et fiables, il est donc nécessaire de développer des méthodes à N corps capables de traiter à la fois les corrélations faibles et fortes.
Figure 1: Représentation schématique de la dernière couche de neutrons (ou de protons) occupée et de la première couche vide obtenue dans une approximation de champ moyen du système. Les flèches représentent les processus par lesquels les corrélations entre les nucléons sont capturées au-delà de cette description de champ moyen.
Figure 2: Séquence schématique des niveaux d’énergie et de leur remplissage dans une description de champ moyen pour un noyau à couche ouverte. Le champ moyen conserve la symétrie (à gauche) ou est autorisée à la briser (à droite).
Pour les noyaux à couches fermées, les techniques permettant d'incorporer les corrélations dynamiques au-delà de la description du champ moyen à un coût de calcul modéré existent. Alors que les nucléons non corrélés occupent une configuration à couche fermée associée à un champ moyen présentant une invariance par rotation, les corrélations dynamiques sont introduites en permettant aux nucléons de s'exciter vers des états d'énergie plus élevée (voir fig. 1). Les techniques existantes permettent aujourd’hui de produire des résultats avec moins de 3% d'erreur dans les noyaux à couches fermées mais échouent pour les noyaux à couche(s) ouverte(s) où des corrélations fortes sont présentes. C'est pourquoi les activités de recherche se sont récemment concentrées sur la conception de nouveaux formalismes applicables à tous les noyaux, indépendamment du fait qu'ils soient faiblement ou fortement corrélés.
Chaque fois que le système est à couche ouverte pour les neutrons et/ou les protons, les nucléons peuvent être remaniés par leurs interactions à l'intérieur de la couche ouverte (voir le panneau de droite de la figure 1). Cette description fondée sur un champ moyen invariant par rotation ou des corrélations peuvent être induites par des transitions à coût énergétique nul mène en fait à des résultats saugrenus. Un moyen de contourner ce problème est alors de permettre à l'état initial du champ moyen de briser la symétrie de rotation, même si la description finale doit respecter cette symétrie.
Le relâchement de la contrainte d’invariance par rotation permet la levée de la dégénérescence problématique des niveaux d’énergie associés au champ moyen initial, de sorte que le système retrouve effectivement un caractère de couche fermée, comme l'illustre schématiquement la figure 2. Alors qu'un tel état de champ moyen à symétrie brisée capture déjà des fortes corrélations "statiques", les corrélations dynamiques peuvent maintenant être ajoutées en toute sécurité comme précédemment. Notez que si les noyaux à couches ouvertes nécessitent un état de champ moyen brisant la symétrie de rotation, les noyaux à couches fermées n’ont pas avantage à exploiter cette liberté. Le système décide par lui-même via la minimisation de son énergie, de sorte que tous les types de noyaux peuvent être traités de manière cohérente dans le cadre de la même approche. Au cours des dernières années, les théoriciens de la collaboration PAN@CEA ont développé plusieurs méthodes pour résoudre l'équation de Schrödinger à un coût polynomial avec A sur la base d’un état de champ moyen pouvant briser les symétries de nombre de particules et de rotation [4], permettant ainsi de produire les premiers calculs ab initio systématiques de noyaux de masse moyenne [5].
Bien qu'ils aient permis de dépasser l'état de l'art, ces nouveaux formalismes présentent encore deux limites
La résolution des limitations 1. et 2. énumérées ci-dessus à un coût de calcul limité (polynomial) constitue un défi à long terme pour les théoriciens du problème nucléaire à A corps. Ce défi a récemment été relevé par les théoriciens de la collaboration PAN@CEA en remplaçant les états de champ moyen discutés ci-dessus par un état plus élaboré obtenu via la méthode dite des coordonnées génératrices projetées (PGCM) et en formulant une méthode permettant d’ajouter de manière cohérente les corrélations dynamiques [1]. La PGCM agit en particulier comme un « restaurateur de symétrie » : à partir d'un état de champ moyen brisant la symétrie de rotation, elle génère et combine l’ensemble des états par rotation pour construire un état composite remplissant les symétries requises et nettoyant ainsi le système de toute rupture de symétrie fictive. À partir de cet état, il est possible d'appliquer une méthode soigneusement conçue pour ajouter les corrélations dynamiques manquantes. En fin de compte, la nouvelle méthode peut
À titre d'exemple, la figure 3 compare la prédiction ab initio de la bande de rotation de l'état fondamental du 20Ne à couches ouvertes aux données expérimentales [3] (panneau de gauche) et présente une section efficace typique (la section efficace de photo-absorption dipôlaire électrique isovecteur intégré σIVD(ω)) dans les noyaux 18-32Ne [6] (panneau de droite). Cette section efficace transversale correspond à des excitations vibrationnelles spécifiques du noyau qui n'ont été calculées jusqu’à aujourd’hui via des méthodes ab initio que dans les noyaux à couches fermées. Les calculs sont basés sur les interactions à deux et trois nucléons les plus récentes, ancrées dans la QCD. Cette première série de calculs théoriques a mis en évidence des résultats très intéressants. Elle a notamment montré que les corrélations dynamiques, tout en étant cruciales pour décrire les énergies absolues, s'annulent essentiellement dans les spectres d'excitations collectives tels que ceux décrits à la figure 3.
Figure 3: Calculs ab initio d’excitations nucléaires collectives. Panneau de gauche : énergie d'excitation des membres inférieurs de la bande de rotation de l'état fondamental du 20Ne (Z = 10, N = 10). Panneau de droite : section efficace intégrée de photo-absorption dipolaire électrique isovecteur (IVD E1) dans huit isotopes pairs du Ne (N = 8 à N = 22). Cette dernière observable est liée à des excitations vibrationnelles spécifiques du noyau et constitue un ingrédient clé pour les évaluations de la section efficace de capture radiative utiles aux modèles de nucléosynthèse ainsi qu'aux applications liées aux réacteurs nucléaires.
En résumé, les théoriciens de la collaboration PAN@CEA ont conçu et testé un nouveau formalisme ab initio à N corps permettant, à un coût de calcul raisonnable, d'accéder aux états fondamentaux et aux excitations collectives du noyau atomique, indépendamment de la nature du système considéré. Le chemin choisi passe par la notion de brisure et de restauration des symétries caractérisant le noyau atomique. Cette approche ouvre pour la première fois la voie à des prédictions à grande échelle des excitations collectives à partir de principes premiers qui sont non seulement pertinentes pour la compréhension fondamentale des noyaux mais aussi pour les applications au cœur des missions du CEA.
[1] M. Frosini, T. Duguet, J. P. Ebran, V. Somà, Eur. Phys. J. A58 (2022) 62
[2] M. Frosini et al., Eur. Phys. J. A58 (2022) 63
[3] M. Frosini et al., Eur. Phys. J. A58 (2022) 64
[4] V. Somà, T. Duguet, C. Barbieri, Phys. Rev. C84 (2011) 064317 ; T. Duguet,
J. Phys. G: Nucl. Part. Phys. 42 (2015) 025107 ; A. Signoracci, T. Duguet, G. Hagen, G. R. Jansen,
Phys. Rev. C91 (2015) 064320 ; T. Duguet, A. Signoracci, J. Phys. G: Nucl. Part. Phys. 44 (2016) 015103 ; A. Tichai, P. Arthuis, T. Duguet, H. Hergert, V. Somà, R. Roth, Phys. Lett. B786 (2018) 195 ; A. Tichai, P. Arthuis, H. Hergert, T. Duguet,
Eur. Phys. J. A58 (2022) 2
[5] V. Somà, C. Barbieri, T. Duguet, Phys. Rev. C87 (2013) 011303(R)
[6] M. Frosini et al., unpublished
Thomas Duguet, CEA-Saclay/Irfu/DPhN/LENA
• Structure de la matière nucléaire › Dynamique des réactions nucléaires