Les quarks sont les composants de base des protons et des neutrons (les nucléons) mais il n’existe encore aucune description théorique complète de la façon dont ces quarks forment la structure interne des nucléons. Les récents résultats des expériences Happex menées auprès de l’accélérateur Cebaf du laboratoire Jefferson (Virginie, USA) apportent un nouvel éclairage sur cette description, en désaccord avec ce que les modèles théoriques proposent. En effet, les quarks « étranges » pourraient contribuer de manière significative à l’une des caractéristiques fondamentales du proton : son moment magnétique.
Les nucléons sont composés de trois briques élémentaires, les quarks, liés par l’interaction forte. Le proton, par exemple, est formé de deux quarks up (notés u) et un quark down (noté d).Les propriétés de l’interaction forte sont similaires à celle d’une corde reliant deux particules. Quand la distance entre deux quarks est très inférieure à un femtomètre (10-15 m) , c’est-à-dire la taille du nucléon, la corde est "détendue" et les quarks apparaissent comme libres. Au-delà, la corde se tend et la force de rappel devient très importante, confinant les quarks à l’intérieur du nucléon. Contrairement à l’intuition, plus les quarks s’éloignent, plus leur interaction est intense, à tel point que la création d’une paire de quark-antiquark (voir figure 1) devient de plus en plus probable. Les trois quarks de base apparaissent ainsi entourés d’une "mer" de quarks-antiquarks.
L’expérience Happex étudie la contribution de cette mer à deux caractéristiques fondamentales du nucléon. Pour cela les physiciens ont choisis de s’intéresser au quark étrange (noté s) car qu’il ne fait pas partie des trois quarks de base du proton, et ne peut donc provenir que de la mer de quark-antiquark qu’ils veulent étudier.
La première des caractéristiques mesurées par Happex est le rayon de charge. Chaque quark s étant associé à un antiquark de charge opposée, la charge globale du nucléon ne change pas. Cependant quarks et antiquarks peuvent se répartir différemment dans le volume du nucléon, c’est ce que mesure le rayon de charge.
La seconde caractéristique est le moment magnétique (l’aimantation), car à l’intérieur du nucléon les quarks et antiquarks étranges possèdent eux aussi un moment magnétique intrinsèque et créent en plus l’équivalent de boucles de courant qui contribuent à l’aimantation totale.
Pour connaître la contribution des quarks étranges à ces deux caractéristiques, l’expérience Happex envoie un faisceau d’électrons sur deux cibles contenant, l’une de l’hydrogène (dont le noyau est un proton), l’autre de l’hélium4 (dont le noyau est formé de deux protons et de deux neutrons). Aux énergies mises en jeu dans cette expérience, l’électron interagit avec le nucléon par l’intermédiaire de la force électromagnétique dans la quasi-totalité des cas et environ une fois sur un million par l’interaction faible. L’originalité d’Happex est justement d’être sensible à cette interaction et de la mesurer à quelques pourcents près, nous renseignant directement sur la présence des quarks étranges.
Les résultats de la prise de données de 2004, qui viennent d’être soumis à publication , montrent que le rayon de charge des quarks étranges dans le nucléon est petit et peut même être nul. En revanche, ces mêmes résultats conduisent à estimer que les quarks étranges contribuent pour 8% au moment magnétique total du proton (avec une incertitude de 4%). Une telle contribution des quarks s au moment magnétique serait surprenante si elle était confirmée, car la plupart des modèles théoriques prédisent une valeur faible et négative de cette quantité.
Une première explication de ces résultats serait que les distributions spatiales des quarks et des antiquarks étranges dans le volume du nucléon sont identiques. Ces distributions spatiales annuleraient les contributions des quarks s au rayon de charge, tandis que l’alignement des moments intrinsèque de ces quarks ou des boucles de courant qu’ils créent pourrait se traduire par une contribution non nulle au moment magnétique total du nucléon.
La collaboration Happex poursuit en 2005 la prise de données sur cibles d’hélium et d’hydrogène. La précision finale attendue, deux à trois fois meilleure que pour le présent résultat, a le potentiel de confirmer sans ambiguïté cette surprise. Une telle précision est le fruit de plusieurs générations d’expériences, dites de violation de parité, dans lesquelles on isole l’interaction faible entre un électron de quelques GeV et la cible fixe sur laquelle il diffuse. Elle constitue un effort expérimental auquel le Dapnia est associé depuis presque dix ans, et qui a permis des mesures originales de la structure en quarks du nucléon ainsi que des tests précis, à basse énergie, du modèle standard de la physique des particules.
2.Illustration des contraintes expérimentales sur les paramètres GEs (relié au rayon de charge) et GMs (relié au moment magnétique). Les résultats de la prise de données Happex de 2004 sont accompagnés des résultats de deux expériences antérieures, PVA4 à Mayence (RFA) et Sample au MIT-Bates (USA). Chaque expérience mesure une combinaison particulière de GMs--GEs, ce qui se traduit par une corrélation (ligne pointillée) plus ou moins inclinée. La largeur de chaque bande représente l’incertitude associée à la mesure. Le recoupement des bandes montre que les quatre mesures sont compatibles. Le point au centre de l’ellipse indique la valeur la plus probable. Le contour de l’ellipse représente la zone à l’intérieure de laquelle le résultat physique a 95% de chance de se trouver.
Les résultats d’Happex sur l’hydrogène : Constraints on the Nucleon Strange Form factors at Q2=0.1 GeV2, K.A. Aniol et al., nucl-exp/0506011. Submitted to Phys. Rev. Lett.
Les résultats d’Happex sur l’hélium4 : Parity-Violating Electron Scattering from 4He and the Strange Electric Form Factor of the Nucleon, K.A. Aniol et al., nucl-exp/0506010. Submitted to Phys. Rev. Lett.
Les résultats de l’expérience E158 au SLAC (Stanford), expérience similaire à laquelle le Dapnia participait déjà : Precision Measurement of the Weak Mixing Angle in Møller Scattering, P.L. Antony et al., hep-ex/0504049. Submitted to Phys. Rev. Lett.
Contact : David Lhuillier, Dapnia/SPhN
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