04 août 2016
Rayons et masses des isotopes d’oxygène : un puzzle pour les forces nucléaires
Une comparaison expérience-théorie sur les observables des noyaux d'oxygène

La comparaison des calculs ab initio et des données expérimentales a fait l’objet d’un travail original initié par les physiciens du Service de Physique Nucléaire du CEA-Saclay : pour la première fois, l’étude menée associe deux types d’observables fondamentales du noyau : la masse (énergie de liaison de l’état fondamental) et la taille en termes de rayon nucléaire, sous la forme du rayon quadratique moyen de la densité de matière (ensemble des nucléons, protons et neutrons), et la comparaison proposée est étendue aux isotopes les plus riches en neutrons. Ce travail, publié le 27 juillet 2016 dans la revue Physical Review Letters, a été présenté comme « suggestion de l’éditeur » (highlight). Les résultats mettent en relief les observables clés sur lesquelles bâtir notre compréhension générale de la description des noyaux atomiques, en les reliant aux forces ab initio. La comparaison avec plusieurs techniques de calcul a été réalisée en collaboration avec des théoriciens de l'université du Surrey, de Triumf, et de MSU.

 

Objectifs “ab initio” de la compréhension de la structure nucléaire

 L’un des objectifs fondamentaux de la physique nucléaire est d’obtenir une description des propriétés du noyau atomique (masse, structure, spectroscopie, réactions) fondée sur une modélisation à partir des interactions élémentaires, c’est-à-dire d’interactions entre les constituants du noyau protons et neutrons. Ces approches sont qualifiées d’ « ab initio ». Elles s’appliquent à la structure et à la spectroscopie des noyaux à basse énergie, l’échelle de nos études s’étendant jusqu’à environ 10 MeV et, en général, jusqu’à une centaine de MeV pour les modèles de réactions. L’accomplissement d’une telle description unifiée avec les interactions ab initio serait une étape essentielle pour atteindre une meilleure compréhension microscopique de noyaux connus, à la fois les stables (286 connus) existant à l’état naturel sur Terre,  ainsi que les instables créés à travers le monde auprès des accélérateurs de faisceaux radioactifs (~3300). La conséquence  décisive serait alors de prévoir avec fiabilité l'existence et les caractéristiques des milliers de noyaux non encore observés : suivant les modèles, on s’attend à découvrir de 2000 à 3000 nouveaux noyaux instables. Avec les moyens de production dont nous disposons, la plupart ne pourront pas être atteints en laboratoire, même dans un futur lointain. Cependant, ils interviennent dans les réactions nucléaires au cœur des étoiles, et leurs propriétés sont cruciales pour comprendre les processus de nucléosynthèse des éléments lourds. Cette indétermination sur le nombre possible de noyau exotiques est liée à notre méconnaissance des caractéristiques des systèmes faiblement liés à grand isospin [Tz = (N-Z)/2 ; Z, N, A les nombres de protons, neutrons, de masse du noyau]. A ce jour, ces systèmes ne sont pas calculés avec fiabilité avec les forces nucléaires dont nous disposons. Il faut d’une part fonder une description des forces à partir des premiers principes, et d’autre part, examiner comment bâtir des forces qui donneront des résultats cohérents avec l’expérience. Cela signifie qu’il est nécessaire de déterminer les observables sur lesquelles nous pouvons mener une comparaison efficace des données expérimentales avec les résultats des calculs, pour tester la validité des interactions, et ainsi améliorer nos outils théoriques.

 

 

Notre article présente une étude systématique à la fois des énergies de liaison et des rayons nucléaires des noyaux d’oxygène (pairs) de la vallée de stabilité vers la limite de liaison des noyaux à grand nombre de neutrons (drip line neutron), en menant une analyse complète de toutes les informations disponibles sur les rayons nucléaires (charge, matière) comparés à l’état de l’art des calculs ab initio.

L’intérêt et l’originalité de l’étude résident dans la confrontation expérience-théorie, pour ces deux types d’observables, en allant aussi loin de la vallée de stabilité que possible. Ce travail a été initié à partir des discussions menées en mars 2014, lors d’un atelier organisé par les physiciens du SPhN dans le cadre de l’ESNT, visant à comparer les observables de masse, rayons et spectroscopie, pour les isotopes d’oxygène et de calcium.

Dans le cadre de notre travail, nous avons évalué les valeurs expérimentales des rayons de matière à partir des données sensibles à la taille du noyau : les sections efficaces de diffusion élastique sur proton, disponibles pour les isotopes d’oxygène dans la littérature. Les calculs de diffusion élastique sont effectués au SPhN à partir du modèle optique de diffusion, et en utilisant, pour l’interaction noyau-proton, un modèle de potentiel microscopique dépendant des densités de protons et de neutrons du noyau. Les premiers calculs des rayons de matière ab initio ont été effectués au SPhN.

Ensuite, nous avons effectué des calculs ab initio fondés sur la combinaison de plusieurs expertises et techniques mises en œuvre par une collaboration de physiciens théoriciens. Les résultats des masses, calculées par les différentes techniques, en employant deux interactions, permettent de valider les approches. Ces dernières années, des travaux ont montré le rôle des contributions des interactions à 3 corps pour comprendre l’évolution des masses des isotopes d’oxygène et la limite de liaison à N=16 avec le 24O, dernier isotope lié connu expérimentalement : les masses sont correctement reproduites quand les calculs incluent les contributions des forces à trois corps, cruciales pour expliquer la limite à N=16.  Dans le cadre des calculs ab initio, une fois les masses reproduites correctement avec les forces sélectionnées, il faut comprendre comment reproduire, avec le même type de calculs, l’observable des rayons nucléaires. Des travaux théoriques précédents examinaient aussi la validité des forces à 3 corps en se fixant sur la comparaison avec les rayons de charge des noyaux stables ou proches de la vallée de stabilité. Pour la première fois, dans notre étude, nous proposons d’examiner l’observable des rayons de matière extraite de la diffusion (p,p) en allant aussi loin que possible dans le domaine des isotopes d’oxygène riches en neutrons, avec l’objectif de tester la validité des calculs à grand isospin pour deux types d’interactions. Les rayons de matière apportent des contraintes nouvelles sur les interactions parce que nous pouvons les discuter pour des isotopes riches en neutrons, alors que les rayons de charge sont limités aux noyaux de la vallée de stabilité.

 

 Les approches ab initio.

Pour tester la cohérence de l’ensemble des techniques ab initio, les calculs ont été menés selon plusieurs approches du problème à plusieurs corps. Sans rentrer dans les détails, il s’agit de méthodes fondées sur des hypothèses différentes pour traiter les corrélations entre les nucléons (avec des approximations contrôlées des solutions exactes de l’équation de Schrödinger) : GGF (Gorkov Green Function), DGF (Dyson Green’s Function) et avec le groupe de Renormalisation Multi Référence (MR IMSRG). La discussion est d’abord menée sur la comparaison des résultats théoriques, donnés par les calculs les plus modernes. Il était important de dégager une vision cohérente de l’ensemble des calculs ab initio, suivant les méthodes, en les réalisant avec deux types d’interactions à 2 et 3 corps (dérivées de la théorie effective chirale des champs):

- l’interaction Entem-Machleidt  EM, (traits noirs). Qualifiée de standard ou conventionnelle du fait de sa prise en compte des données de faible masse (inférieure à 4) seulement, elle est construite avec des constances de couplage ajustées sur les noyaux légers,

- une nouvelle NNLOsat (rouge). Développée pour prendre en compte les propriétés de saturation de la matière nucléaire, son ajustement des constantes de couplage est opéré à partir de données des noyaux de 12C et d’16O. Ces ingrédients sont susceptibles d’améliorer l’accord sur les rayons.

 

On détermine que les calculs sont en bon accord sur les énergies de liaison (Fig. 1), pour les deux interactions, quelle que soit l’approche à plusieurs corps, et la dripline est bien atteinte à N = 16.

 
Rayons et masses des isotopes d’oxygène : un puzzle pour les forces nucléaires

Figure 1. Energie de liaison des noyaux d’oxygène pairs.

Rayons et masses des isotopes d’oxygène : un puzzle pour les forces nucléaires

Figure 2. Comparaison entre les rayons de matière évalués déduits de l’expérience et ceux obtenus par les calculs ab initio employant deux types d’interactions nucléaires. Les bandes présentent l’enveloppe avec les calculs GGF et IMSRG.

Comparaison des rayons expérimentaux aux calculs.

Pour tous les rayons (des densités de protons, neutrons et de matière), les résultats des calculs donnent deux séries distinctes, selon l’interaction. Pour les rayons de matière, dans le cas des deux interactions (Fig. 2), les bandes, jaune pour l’interaction conventionnelle, EM, bleue pour la nouvelle, NNLOsat, représentent la zone étendue en rayons, correspondant aux résultats des calculs menés avec les différentes techniques. Pour une même interaction, les calculs, issus des différents traitements des corrélations, donnent des résultats cohérents.

L’évaluation des rayons de matière des noyaux est réalisée à partir des données de distributions angulaires des diffusions élastiques sur cible de proton (p,p) obtenues avec les faisceaux d’oxygène 18,20,22O et mesurées avec le multi-détecteur de particules légères chargées MUST, lors d'expériences dédiées aux diffusions élastiques et inélastiques sur cible de proton. Ces mesures ont été collectées depuis 10 ans au GANIL en employant les faisceaux radioactifs d’oxygène produits par fragmentation à des énergies allant de 35 à 50 MeV. Sur la figure 2, les carrés noirs présentent les rayons de matière évalués déduits à partir des rayons de charge obtenus pour les isotopes stables par diffusion d’électrons, les points en rouge sont les rayons évalués à partir des diffusions de faisceaux radioactifs sur cible de proton. Pour l’18O, isotope stable, on dispose des évaluations à partir d’un ensemble de mesures de la littérature : le rayon de la densité des protons peut être extrait de la diffusion d’électrons, et le rayon de matière de la diffusion élastique sur proton, réalisée en cinématique directe (proton sur cible d’18O) ou inverse (un faisceau d’18O envoyé sur cible de proton).

 

Résultats et conclusions.

L’article montre la pertinence ainsi que la précision du formalisme ab initio, pour la description théorique de la structure nucléaire et la compréhension des masses, tout en soulignant la nécessité d'améliorer les approches des interactions à 2 et 3 corps pour comprendre les rayons de matière des noyaux les plus riches en neutrons : les interactions nucléaires conventionnelles  ne fournissent pas une description réaliste des rayons de charge et de matière. Une nouvelle version des forces améliore considérablement la description des trois observables pour les noyaux stables, mais reste en défaut pour les systèmes les plus riches en neutrons. Le développement des interactions nucléaires employées doit  faire face à ce défi crucial de la compréhension simultanée des observables, jusqu’aux systèmes très riches en neutrons. 

Les rayons de charge ne sont pas suffisants, car ils ne sont actuellement disponibles que pour les noyaux stables ou proches de la vallée de stabilité. Des programmes de collisionneurs électrons-ions radioactifs pourraient permettre d’étendre la connaissance des rayons de charge (voir un atelier ESNT récent à ce sujet). Pour les noyaux instables éloignés de la vallée de stabilité, lorsque nous  pouvons disposer de faisceaux assez intenses pour réaliser les diffusions sur proton, nous obtenons  leurs rayons de matière. Un programme systématique serait essentiel pour réaliser des mesures étendues, aussi bien en rayons de charge que de matière, jusqu’aux noyaux les plus riches en neutrons. De plus, si l’on vise un développement d‘approches véritablement microscopiques des réactions, comme les amplitudes et les interactions évoluent en fonction de la taille, une reproduction simultanée des masses et des rayons est indispensable pour envisager un traitement unifié de la structure et des réactions pour tous les noyaux, stables et instables.  

Notre article fournit ainsi de nouveaux résultats qui peuvent être exploités pour déterminer les observables qui jouent un rôle clé pour bâtir notre compréhension générale de la description des noyaux atomiques et tester la fiabilité des interactions nucléaires à grand isospin dans le cadre des calculs ab initio. Il permet de souligner l’importance de développer des programmes de mesures et de calculs sur ces observables complémentaires : la masse et le rayon de la densité de matière du noyau.    

 

 

Contacts auteurs :  et CEA DRF, IRFU, SPhN

Publication : "Radii and binding energies in oxygen isotopes: a challenge for nuclear forces

Physical Review Letters 117, 052501 (2016), article publié le 27 Juillet 2016 “Editor’s suggestion”

Auteurs : V. Lapoux (CEA-Saclay), V. Somà (CEA-Saclay), C. Barbieri (University of Surrey), H. Hergert (NSCL, MSU), J.D. Holt  (TriumF) et S.R. Stroberg (TRiumF).

Nuclear Physics, DOI: 10.1103/PhysRevLett.117.052501 

Accès à la version électronique :  https://journals.aps.org/prl/pdf/10.1103/PhysRevLett.117.052501

Lien arxiv Physique Nucléaire  http://arxiv.org/abs/1605.07885

Ce travail a été initié dans le cadre d'un atelier de l’Espace de Structure et de réactions Nucléaires Théorique, l’ESNT :   http://esnt.cea.fr

Atelier 2014 comparaison expérience-théorie ab initiohttp://esnt.cea.fr/Phocea/Page/index.php?id=39   

Atelier 2016 collisions électrons-ions radioactifs, http://esnt.cea.fr/Phocea/Page/index.php?id=58

 
#3808 - Màj : 21/01/2019

 

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