15 avril 2020
Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos apportent un éclairage sur ce mystère cosmique
Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos apportent un éclairage sur ce mystère cosmique

Couverture de la publication Nature, 16 avril 2020 (volume 580, issue 7803), crédit : Kamioka Observatory, Institute for Cosmic Ray Research, University of Tokyo

La collaboration T2K vient de publier dans le journal Nature de nouveaux résultats aboutissant à la meilleure contrainte à ce jour sur le paramètre qui mesure l’asymétrie entre la matière et l’antimatière dans les oscillations de neutrinos. En utilisant des faisceaux de neutrinos et d’anti-neutrinos muoniques, T2K a étudié comment ces particules et ces anti-particules se transforment en neutrinos et anti-neutrinos électroniques respectivement. Le paramètre qui gouverne cette brisure de la symétrie matière-antimatière dans les oscillations de neutrinos, appelé δcp, peut a priori prendre une valeur comprise entre -180º et 180º. Ce résultat de T2K exclut pour la première fois près de la moitié des valeurs possibles à 99.7% (3σ) de degré de confiance et commence à révéler une propriété fondamentale des neutrinos qui n’a pas encore été mise en évidence jusque-là. C’est une étape importante pour comprendre si les neutrinos et les anti-neutrinos se comportent différemment. Ces résultats, qui utilisent des données collectées jusqu’en 2018, ont été publiées dans la revue scientifique Nature (Vol. 580, pp. 339-344).

 

L'Univers fait de matière

Les lois de la physique donnent une description du comportement de la matière et de l’anti-matière symétrique dans la plupart des phénomènes. Mais cette symétrie pourrait ne pas être universelle. L’effet d’une asymétrie entre matière et anti-matière est manifeste dans l’observation de l’univers, qui est essentiellement composé de matière avec très peu d’anti-matière. On considère qu’au moment du Big Bang autant d’anti-matière que de matière a été créée. Alors pour que l’univers évolue vers un état où la matière domine sur l’anti-matière, il faut nécessairement que la symétrie de Charge-Parité (CP) soit violée. Jusqu’à présent une telle violation de la symétrie CP n’a été observée qu’avec les particules subatomiques qu’on appelle les quarks, mais l’amplitude de cette violation n’est pas assez grande pour expliquer la disparition de l’antimatière dans l’univers. L’expérience T2K recherche maintenant une autre source d’une telle violation dans les oscillations de neutrinos, violation qui se manifesterait par une différence des probabilités d’oscillation des neutrinos et des anti-neutrinos.

 
Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos apportent un éclairage sur ce mystère cosmique

La flèche indique la valeur qui est le plus compatible avec les données. La région grisée est exclue à 99.7% (3?) de niveau de confiance. Près de la moitié des valeurs possibles sont exclues.

Où est passée l’antimatière ? Les neutrinos apportent un éclairage sur ce mystère cosmique

Visuels d’événements candidats neutrino électronique (à gauche) et anti-neutrino électronique (à droite) observés dans Super-Kamiokande en coïncidence avec le faisceau de neutrinos de T2K. Quand un neutrino ou un anti-neutrino électronique interagit dans l’eau, un électron ou un positron est produit. Ils émettent un faible anneau de lumière qui est détecté par près de 11 000 photo-senseurs. La couleur sur les figures rend compte de la distribution en temps de la détection des photons.

Utiliser les oscillations de neutrinos et d’anti-neutrinos

L’expérience T2K utilise un faisceau constitué essentiellement de neutrinos ou d’anti-neutrinos muoniques produits à partir du faisceau de protons du centre de recherches J-PARC, situé à Tokai, sur la côte est du Japon. Une petite fraction de ces neutrinos (ou anti-neutrinos) est détectée 295 km plus loin, dans le détecteur Super-Kamiokande, implanté sous une montagne à Kamioka, proche de la côte ouest du Japon. Pendant que les neutrinos et les anti-neutrinos parcourent la distance de Tokai à Kamioka, une fraction d’entre eux oscille et change de « saveur » pour apparaître sous forme de neutrinos ou anti-neutrinos de type électronique. Ces neutrinos électroniques sont identifiés dans le détecteur Super-Kamiokande par les anneaux de lumière Cherenkov qu’ils produisent. Le détecteur Super-Kamiokande n’est pas capable de distinguer une interaction provenant d’un neutrino de celle provenant d’un anti-neutrino, mais par contre T2K peut les étudier séparément en opérant alternativement avec un faisceau de neutrinos puis avec un faisceau d’anti-neutrinos.

 
Distributions des événements observés comme neutrinos électroniques (à gauche) et anti-neutrinos électroniques (à droite) superposées aux prédictions pour un accroissement maximal de l’oscillation des neutrinos (tirets longs, rouges) et à celles pour un accroissement maximal de l’oscillation des anti-neutrinos (tirets courts, bleus)
Nombres d’événements observés comme candidats neutrinos électroniques et anti-neutrinos électroniques et nombres attendus pour un accroissement maximal de l’oscillation des neutrino
 

Comment une violation de symétrie CP se traduit dans les oscillations?

T2K a publié un résultat après analyse des données collectées, correspondant à 1.49x1021 et 1.64x1021 protons envoyés sur cible, en mode neutrinos et anti-neutrinos respectivement.

Si le paramètre δcp était égal strictement à 0º  ou 180º, les neutrinos et les anti-neutrinos changeraient de type (muonique vers électronique) au même rythme lors de l’oscillation. Toute autre valeur du paramètre δcp aurait pour effet de modifier l’oscillation des neutrinos différemment de celle des anti-neutrinos, brisant la symétrie CP.

Cependant il faut tenir compte du fait que dans T2K on observe plus facilement les neutrinos que les anti-neutrinos car leur probabilité d’interagir est 2 fois plus élevée. Pour séparer les effets dus à δcp et ceux liés à la ligne de faisceau et au taux d’interaction, l’analyse de T2K inclut des corrections calculées à partir des données collectées dans les détecteurs magnétiques (ND280) situés à 280m de la cible des protons.

T2K a observé 90 événements classifiés comme neutrinos électroniques et 15 comme anti-neutrinos électroniques. Pour une valeur de δcp=-90º, correspondant à un accroissement maximal des neutrinos, on s’attendrait dans T2K à observer 82 événements de type neutrinos électroniques et 17 anti-neutrinos électroniques, tandis qu’une valeur de δcp=+90º, correspondant à un accroissement maximal des anti-neutrinos, devrait conduire à observer dans T2K 56 événements de type neutrinos électroniques et 22 anti-neutrinos électroniques. Les figures ci-dessus montrent le nombre d’événements en fonction de l’énergie reconstruite du neutrino et de l’anti-neutrino.

Résultats:

Les données de T2K sont plutôt compatibles avec une valeur de δcp proche de -90º, valeur qui renforce significativement la probabilité d’oscillation des neutrinos. En utilisant ces données, la collaboration T2K évalue des intervalles de confiance pour le paramètre δcp : la région exclue à un niveau de confiance de 3σ (99.7%) est comprise entre -2º et 165º. Ce résultat représente la plus forte contrainte sur δcp à ce jour. Les valeurs 0º et 180º sont exclues à 95% de niveau de confiance, ce qui était déjà le cas dans les données de T2K rendues publiques en 2017, ce qui pourrait indiquer que la symétrie CP est violée dans les oscillations de neutrinos.

 

Conclusion

Bien que ce résultat montre une claire préférence des données pour un accroissement du taux d’apparition de neutrinos électroniques dans T2K, il n’est pas encore clairement établi que la symétrie CP est violée.

Pour augmenter la sensibilité de l’expérience à une potentielle violation de la symétrie CP, la collaboration T2K va procéder à une amélioration des détecteurs proches (ND280) pour réduire les incertitudes systématiques qui y sont liées et accumuler plus de données, et d’autre part J-PARC va augmenter l’intensité des faisceaux en améliorant l’accélérateur et la ligne de faisceau de neutrinos.

Contacts Français:

  • Sara Bolognesi, CEA/IRFU (Saclay, France), sara.bolognesi@cea.fr 
  • Michel Gonin, CNRS-IN2P3/Ecole Polytechnique (Palaiseau, France), gonin@llr.in2p3.fr

Référence article:

DOI: 10.1038/s41586-020-2177-0
Nature Vol. 580, pp. 339-344


 

 

L’expérience T2K est principalement soutenue par le ministère japonais de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie (MEXT), et est conjointement hébergée par l’Organisation pour la Recherche Scientifique des Hautes Energies auprès d’Accélérateurs (KEK) et par l’Institut de Recherche sur les Rayons Cosmiques (ICRR) de l’Université de Tokyo. L’expérience T2K a été construite et est exploitée par une collaboration internationale qui atteint aujourd’hui près de 500 scientifiques de 68 laboratoires dans 12 pays [Allemagne, Canada, Espagne, France, Italie, Japon, Pologne, Royaume Uni, Russie, Suisse, USA et Vietnam]. Ce résultat a été rendu possible grâce aux efforts de J-PARC pour fournir à T2K des faisceaux de grande qualité.

Les laboratoires français, du CEA (IRFU) et de l’IN2P3 (LLR et LPNHE) ont été des acteurs majeurs de la construction et de la mise en œuvre des détecteurs proches (ND280) ainsi que de l’expérience ancillaire (NA61/SHINE) menée au CERN pour une meilleure compréhension du faisceau. Ils sont très impliqués dans l’analyse globale qui a conduit à ce résultat remarquable et sont maintenant engagés dans le vaste programme d’amélioration de ND280.

Pour plus d’informations sur l’expérience T2K, voir le site internet public de T2K (http://t2k- experiment.org)

 

 

vidéo sur l'expérience T2K (crédit T2K collabaoration)

 
#4772 - Màj : 24/10/2023

 

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