20 décembre 2021
Les hadrons : de grands timides au cœur mystérieux

Les hadrons se révèlent être des particules d’une pudeur inégalée. La communauté scientifique s’attendait à percer les mystères de leur structure tridimensionnelle en termes de quarks et gluons au travers d’un processus expérimental de diffusion Compton. Cependant, une équipe de physiciens de l’Irfu en collaboration avec le centre de recherche nucléaire (NCBJ) de Varsovie, vient de démontrer que ce processus seul ne sera pas suffisant pour mettre en lumière l’organisation spatiale à l’intérieur des hadrons. Ils proposent néanmoins une alternative pour sonder le cœur de ces grands timides en combinant différents processus au lieu d’en exploiter un seul. Les résultats sont publiés dans Physics Review D [1].

 

La question de la structure interne des hadrons taraude les physiciens depuis les années 1930. Après près d’un siècle de recherche, notre connaissance de ces derniers s’est considérablement améliorée. Par exemple, nous savons aujourd’hui qu’ils sont composés de quarks et de gluons, et traditionnellement, les hadrons sont décomposés en deux catégories, mésons ou baryons, selon qu’ils contiennent deux ou trois quarks dits de valence. Cela mène aux représentations de la figure 1 (partie gauche), suggérant un « modèle planétaire » dans lequel deux ou trois quarks orbiteraient les uns autour des autres. Cette représentation est cependant simpliste car elle ne prend pas en compte le caractère à la fois quantique et relativiste des quarks et des gluons. Dans les faits, si on prenait une « photographie » d’un proton à un instant donné, on y verrait une multitude de quarks, d’anti-quarks et de gluons comme illustré sur la figure 1 partie droite. Toutes ces particules sont réparties dans l’espace des positions et des impulsions selon des lois de probabilité, comme le veut la mécanique quantique Autrement dit, chaque particule est décrite par une probabilité de se trouver à un endroit précis, avec une impulsion donnée. Ce sont ces lois de probabilité que les physiciens essayent de déterminer. 

 
Les hadrons : de grands timides au cœur mystérieux

Figure 1: À gauche, représentation traditionnelle en terme de quarks constituants des hadrons (source : Wikipédia). A droite, représentation artistique de notre compréhension moderne du proton (source : CERN courrier, crédit : D. Dominguez CERN)

Les hadrons : de grands timides au cœur mystérieux

Figure 2: Description du processus DVCS. Un électron (e) interagit avec un proton (P) via l'échange d'un photon virtuel (?*) absorbé par un quark du proton. Ce dernier relâche l'énergie emmagasiné en émettant un photon réel ((?) dans l'état final. Ce processus est sensible à la probabilité de présence des quarks dans le nucléon, encodée dans les GPDs. A gauche description du processus à l'ordre dominant (c’est à dire avec le nombre minimal de particules prenant part au processus), à droite, une des corrections à l'ordre sous-dominant consistant en une émission-absorption de gluons (rouge).

Différents types de distributions caractérisent la probabilité qu’un quark se situe à une position donnée ou porte une impulsion donnée. Les physiciens du DPhN et du NCBJ s’intéressent tout particulièrement aux distributions de partons1 généralisées (GPDs) qui décrivent la probabilité de présence des quarks et des gluons à l’intérieur d’un proton filant à la vitesse de la lumière. Ces probabilités interviennent dans la description des processus exclusifs (c’est-à-dire dont toutes les particules de l’état final sont détectées) à haute énergie. Parmi ces processus, la diffusion Compton à grande virtualité (DVCS, voir Figure 2) est généralement considérée comme le processus principal permettant d’obtenir un accès expérimental aux GPDs et donc d’extraire une carte  des probabilités de présence des quarks et gluons à l’intérieur du proton.

Le processus DVCS peut être compris comme l’emboîtement de deux parties distinctes : les GPDs qui contiennent l’information de distribution spatiale des quarks et des gluons, et le noyau dur (hard kernel) qui nous renseigne sur la manière dont le photon virtuel interagit avec le quark dans le proton.  La contribution du noyau dur au processus peu être calculée en considérant que le quark interagissant avec le photon virtuel peut émettre et absorber des gluons modifiant alors sa propagation. Ces corrections (dites d’ordre sous-dominant) doivent être prises en compte si l’on veut obtenir une description précise des données expérimentales  liées au DVCS (comme la distribution angulaire des photons réels émis en fin de processus par le quark) à partir des GPDs. L’emboîtement, ou plus techniquement la convolution entre le noyau dur et les GPDs, se nomme facteur de forme Compton (CFF).

Mais il y a un hic. En effet, le DVCS ne rend pas fidèlement compte de la richesse de l’information contenue dans les GPDs, et ce à cause de son noyau dur quand ce dernier est calculé à l’ordre dominant, c’est-à-dire sans tenir compte des émissions de gluons. Il agit alors comme un filtre, laissant les observables physiques du DVCS insensibles à certaines composantes de GPDs (plus techniquement à un sous-espace de fonctions ) et empêche donc les physiciens de reconstruire fidèlement les GPDs dans leur globalité à partir des données expérimentales. Conscients du problème, les physiciens du DPhN et du NCBJ ont nommé ces GPDs indétectables par le DVCS des shadow GPDs. Pour comprendre ce qu’il se passe, on peut faire une analogie avec la photographie d’un paysage. Les GPDs seraient le paysage à photographier, le DVCS l’appareil photographique des physiciens, et le noyau dur sa lentille. Or cette lentille n’est pas parfaite, et ne laisse passer, disons, que le rouge. Notre appareil photo reproduit alors fidèlement les intensités de rouge dans le paysage, ce qui nous permet de comprendre qu’il s’agit d’un paysage de mer ou de montagne, mais une grande partie de l’information est perdue par le filtrage du bleu et du vert. 

Les physiciens du DPhN et du NCBJ ont voulu savoir si, en prenant en compte les corrections sous-dominantes (c’est-à-dire les radiations de gluons) du noyau (et donc en améliorant la lentille de notre appareil photo), il serait possible de reconstruire fidèlement les GPDs. Malheureusement, si les corrections gluoniques permettent effectivement d’augmenter l’information accessible, ça ne suffit pas pour annihiler complètement l’effet filtrant du noyau DVCS. Autrement dit, certaines shadow GPDs deviennent visibles, mais, quel que soit le nombre de particules qu’on ajoute à la description du noyau dur ,  d’autres shadow GPDs échappent encore et toujours au processus DVCS. Les physiciens ont alors tenté une nouvelle stratégie, reposant sur les équations d’évolution. En effet, selon l’échelle d’énergie à laquelle on travaille, les composantes filtrées et non filtrées par le DVCS se mélangent entre elles, et ce mélange est bien connu et contrôlé. Poursuivant l’analogie photographique, c’est un peu comme si on plaçait un appareil capable de transformer le bleu en rouge et vice-versa devant la lentille filtrante de notre appareil photo. Ce qui nous permettrait de retrouver de l’information sur le bleu malgré notre lentille filtrante.
 

 

Les résultats obtenus peuvent être résumés par la figure 3. Les équations d’évolution sont en effet capables de mélanger shadow GPDs et GPDs visibles par le DVCS, mais de manière trop peu efficace. L’information sur les shadow GPDs sera perdue dans les incertitudes expérimentales statistiques et systématiques. Mais alors, comment mettre en lumière ces shadow GPDs ? La réponse ne se trouve pas dans l’amélioration du DVCS, mais dans l’utilisation de multiples processus, apportant différentes informations sur les GPDs. Pour poursuivre la métaphore photographique, les physiciens voudraient utiliser trois appareils photos, un pour le rouge, un pour le bleu et un pour le vert, afin de pouvoir reconstruire fidèlement l’image du paysage à partir des trois photos. En plus du DVCS, les processus envisagés sont la production de deux photons au lieu d’un seul, la production de mésons, et la production d’un photon virtuel se décomposant en une paire de leptons. Les études sont encore en cours pour savoir si oui ou non, ces autres processus exclusifs seront en mesure de combler les lacunes du DVCS. Elles nécessitent entre autres l’usage de la plateforme logicielle PARTONS développée par le groupe de théorie hadronique du DPhN et du NCBJ. Grâce à PARTONS, ces derniers ont bon espoir de quantifier et d’extraire l’information accessible expérimentalement sur la structure spatiale des quarks et gluons à l’intérieur du proton, notamment en vue des installations expérimentales à venir que sont les collisionneurs électrons-ions aux États-Unis (EIC) et en Chine (EicC).

 
Les hadrons : de grands timides au cœur mystérieux

Figure 3: Impact des shadows GPDs sur les observables DVCS après avoir été "mélangées" par évolution. En rouge, contribution des gluons, en jaune celle des quarks u,en vert celle des quarks d et s, et enfin en bleu l’impact total. On retrouve comme attendu une dépendance parabolique des contributions au DVCS en la constante de couplage. S’il est bien non nul, l'impact des shadow GPDs (10-5 pour une shadow GPD de l’ordre de 1) reste cependant trop faible pour être mesuré.


Notes

Un parton désigne de manière générique un quark ou un gluon

Références

[1] V. Bertone et al. , Phys.Rev.D 103 (2021) 11, 114019

Contact

Valerio Bertone, Hervé DUTRIEUX, Cédric MEZRAG, Hervé Moutarde

 
#4983 - Màj : 20/12/2021

 

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