23 janvier 2023
L’origine des anomalies des antineutrinos des réacteurs révélée ?
L’origine des anomalies des antineutrinos des réacteurs révélée ?

Figure 1. Déviations entre mesures et prédictions (par simulation) observées dans les spectres d'énergie des antineutrinos mesurés par les quatre expériences les plus récentes de haute précision auprès de réacteurs commerciaux par rapport à la prédiction de Huber-Mueller [3].

Les anomalies des antineutrinos de réacteur sont une énigme en physique du neutrino qui dure depuis une dizaine d’années. Elles se manifestent par des déviations de l’ordre de quelques pourcents entre les mesures et les prédictions. Ces déviations ont été observées dans le nombre d’antineutrinos mesurés par plus d’une dizaine d’expériences auprès de réacteurs nucléaires, et dans la forme des distributions en énergie cinétique, par les sept plus récentes. Elles auraient pu être la voie vers une nouvelle physique au-delà du modèle standard, mais les expériences récentes, dont l’expérience STEREO portée par l’Irfu, ont refermé cette porte.

Dans un travail qui vient d’être publié dans Physical Review Letter [1], une équipe composée de physiciens de l’Irfu et du Laboratoire National Henri Becquerel de DRT a mis en évidence que ces anomalies pourraient provenir de biais dans les mesures d’électrons de fission ayant servi de référence à la prédiction. Ils ont développé un modèle de fonction force bêta permettant de réduire les biais dans le calcul des spectres d'énergie des électrons issus de la fission de noyaux fissiles des réacteurs. Les deux "anomalies" sur le flux des antineutrinos et la "bosse" à 5 MeV dans le spectre d'energie des antineutrinos sont désormais reproduits par leur modèle. Ceci permet donc de proposer une explication pour résoudre une énigme de plus de 10 ans.

 

Les antineutrinos de réacteur

Les réacteurs nucléaires sont des sources très intenses d’antineutrinos électroniques. Ces derniers sont produits lors de la désintégration bêta des produits de fission. Pour chaque désintégration, un électron et un antineutrino électronique sont émis. Si l’électron est piégé dans le réacteur et contribue à l’échauffement de celui-ci, l’antineutrino, lui, s’échappe. Les réacteurs nucléaires sont donc utilisés comme sources pour les expériences dédiées afin de contraindre les paramètres d’oscillation des neutrinos ou pour rechercher une physique au-delà du modèle standard. À ce titre, l’Irfu a fortement contribué à deux expériences majeures dans le domaine : Double-Chooz installée auprès de la centrale nucléaire de Chooz et STEREO installée auprès du réacteur à hauts flux de l’Institut Laue Langevin à Grenoble.

Les deux anomalies des antineutrinos de réacteur

  1. La première a été mise en évidence par l’équipe de l’Irfu [2], il y a plus d’une dizaine d’années, et montre un écart de l’ordre de 6% entre le nombre d’antineutrinos mesurés et celui prédit. Les détecteurs étaient alors placés à moins de 100 m des centrales nucléaires.
  2. La seconde est apparue dans les expériences récentes de haute précision - dont Double-Chooz - en mesurant non seulement le nombre d’antineutrinos, mais aussi leur spectre en énergie. Les mesures font apparaître un excès d’événements vers une énergie de 5 MeV par rapport à la prédiction [3] (voir Figure 1).
 

Ces anomalies ont suscité beaucoup d’intérêts dans la communauté de la physique du neutrino car comme toute anomalie elles peuvent être l’objet de nouvelles découvertes. C’est en effet par le biais d’une anomalie (le déficit de neutrinos solaires) que l’existence d’oscillations et donc d’une masse pour le neutrino a été découverte.

Dans cette veine, les anomalies de neutrinos de réacteur pourraient être la conséquence de l’existence d’un état stérile de faible masse du neutrino. Cette hypothèse a suscité un important travail à la fois expérimental et théorique de par le monde. Plusieurs expériences ont vu le jour, dont l’expérience STEREO portée par l’Irfu, pour essayer de valider ou d’invalider cette hypothèse. Les résultats les plus récents montrent que cette hypothèse peut être rejetée avec une très grande confiance.

 

La prédiction

Se pose alors la question de la prédiction et de sa fiabilité. Celle-ci s’appuie sur une conversion des spectres en énergie cinétique des électrons de fission vers ceux des antineutrinos. Les énergies des électrons ont été mesurés dans les années 1980 dans le réacteur à hauts flux de l’Institut Laue Langevin à Grenoble à l’aide du spectromètre magnétique de haute résolution BILL. Des cibles d’éléments fissiles étaient plongées dans le cœur du réacteur, et les électrons émis lors de la fission étaient mesurés par le spectromètre situé à l’extérieur, à plus d’une dizaine de mètre. À l’aide de ce dispositif, les électrons de fission de l’235U, du 239Pu et du 241Pu ont été mesurés. À l’heure actuelle, ce sont les seules mesures, avec une telle précision, qui existent et servent de références.

La méthode de conversion repose sur le fait que les électrons et antineutrinos émis lors d’une transition bêta se partagent l’énergie de la transition. Il est alors possible de convertir un spectre en énergie d’électrons en spectre en énergie d’antineutrinos. Cette méthode est précise dans le sens où elle ne propage que l’incertitude du spectre d’électrons mesuré. Cependant, s’il existe des biais expérimentaux dans cette mesure, ces biais seront propagés dans les spectres d’antineutrinos par la méthode.

 
L’origine des anomalies des antineutrinos des réacteurs révélée ?

figure 2. Illustration des distributions en énergie cinétique des électrons obtenues par BESTIOLE pour la décroissance bêta du 90Br en utilisant notre modèle (en bleu) ou les données de décroissance de la base de données nucléaires ENSDF (en rouge). La simulation est comparée, pour trois valeurs du paramètre unique du modèle alpha, a une mesure réalisée par Rudstam et al. (en magenta).

Le modèle de fonction force bêta 

Afin de tester cette hypothèse, nous avons utilisé une autre approche, dite par sommation, pour calculer les spectres en énergie des antineutrinos de fission. Nous avons utilisé le code BESTIOLE développé et récemment mis à jour à l’Irfu [4]. Cette approche consiste à calculer la distribution en énergie cinétique des électrons et antineutrinos au niveau d’une transition bêta.  Puis on somme ces distributions sur l’ensemble des transitions bêta qui ont lieues dans un réacteur nucléaire. Cette opération nécessite de traiter un grand nombre de noyaux produit par le processus de fission, dont certains sont très éloignés de la vallée de stabilité et riches en neutrons, donc peu connus. Les données nucléaires associées sont parfois parcellaires et/ou entachées de biais.

Pour pallier ce problème, nous avons développé [5] un modèle de fonction force bêta capable de construire les transitions manquantes dans les bases de données nucléaires et ainsi de couvrir l’ensemble des transitions de tous les produits de fission. La fonction force bêta est une quantité qui contient l’élément de matrice de la transition et qui permet de calculer la probabilité d’alimenter un niveau excité dans le noyau fils. Il s’agit d’un modèle phénoménologique basé sur une analyse statistique des résonances Gamow-Teller mesurées par calorimétrie. Dans ces expériences de calorimétrie, l’énergie totale des rayonnements gammas émis lors de la décroissance bêta est enregistrée, ce qui permet de remonter au peuplement de chaque niveau dans le noyau fils. Le modèle n’a qu’un seul paramètre libre α commun à tous les noyaux. Comme illustré sur la figure 2, ce modèle à paramètre unique reproduit assez bien les spectres bêta individuels là où les bases de données sont en défaut. Par cette approche, nous pouvons ainsi générer des spectres électrons et antineutrinos dans le même formalisme et avec les mêmes ingrédients et ainsi tester la compatibilité des spectres expérimentaux.

Il ressort qu’avec cette approche simplifiée, nous sommes capables de reproduire le spectre d’antineutrinos mesuré par les expériences STEREO et PROSPECT [6], et de reproduire les écarts observés par rapport à la prédiction côté antineutrinos (figure 3). Les mêmes écarts se retrouvent côté électron. Nous en avons déduit une incompatibilité entre les spectres d’antineutrinos mesurés et les spectres d’électrons mesurés qui ont servi de référence à la prédiction. Cette observation met en évidence des biais expérimentaux possibles dans les spectres d’électrons de fission mesurés à l’ILL et qui pourraient être à l’origine des anomalies des antineutrinos de réacteur.

 

Figure 3. Rapport des énergies cinétiques calculées par notre modèle (en rouge), pour une valeur de α qui reproduit au mieux les mesures, à celles calculées par la prédiction de Huber-Mueller pour les antineutrinos de fission (haut) et pour les électrons de fission (bas). Le résultat de la mesure combinée de STEREO et de PROSPECT [5] est également indiqué. Ces rapports sont donnés pour les deux noyaux fissiles majoritaires dans un réacteur nucléaire commercial.
 Les bandes grises correspondent aux incertitudes systématiques liées aux rendements de fission (pour les deux figures du haut) et aux mesures de l’ILL (pour les deux figures du bas)

 

 

Importance et implications

Ce résultat apporte un éclairage nouveau à la problématique des anomalies des antineutrinos de réacteur. C’est le seul travail qui permet de traiter les deux anomalies observées dans une approche cohérente et d’identifier une possible origine commune.

Par ailleurs, le modèle de fonction force bêta développé dans ce travail est un ingrédient essentiel à la modélisation de la désintégration bêta. Les applications de cette modélisation sont diverses, que ce soit pour les futures expériences d’antineutrinos auprès de réacteur, que pour le calcul de l’échauffement résiduel dans les réacteurs nucléaires ou dans les colis de déchets nucléaires. Elle permet aussi, par exemple, de prédire les doses déposées dans les cellules lors de traitements par radiothérapie. Ce travail original fait suite à une collaboration entre DRF et DRT dans le cadre du PTC (Projet Transverse de Compétences) simulation NeNuPHAR. Les développements du modèle vont se poursuivre pour en améliorer sa précision et sa prédictibilité.

 

 

Contact Irfu: Alain Letourneau


References

[1] A. Letourneau, V. Savu, D. Lhuillier, Th. Lasserre, Th. Materna, G. Mention, X. Mougeot, A. Onillon, L. Perisse, M. Vivier, Phys. Rev. Lett. 130, 021801 (2023) .

[2] G. Mention, M. Fechner, T. Lasserre, T.A. Mueller, D. Lhuillier, M. Cribier, A. Letourneau, Phys.Rev. D 83, 073006 (2011).

[3] H. de Kerret et al. (Double Chooz Collaboration), Nat. Phys. 16, 558 (2019).

[4] L. Perissé, thèse de doctorat, "Modeling of reactor antineutrino spectra", Université Paris-Saclay (2021), https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03538198.  

[5] V. Savu, thèse de doctorat, "Reactor neutrino studies: STEREO and NUCLEUS experiments", Université Paris-Saclay (2021), https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03563659.

[6] H. Almazán et al. (PROSPECT Collaboration, STEREO Collaboration), Phys. Rev. Lett. 128, 081802 (2022).

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#5094 - Màj : 08/02/2023

 

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