L'expérience Double Chooz publie ses derniers résultats dans la revue Nature Physics. Après avoir triplé le volume de détection, une grande précision sur la valeur de l’angle θ13 caractérisant les oscillations de neutrinos est atteinte avec sin2(2θ13) = 0,105 ± 0,014; jolie synergie des neutrinistes de l'Irfu puisque cette mesure entre dans l'extraction du paramètre δCP par l'expérience T2K qui faisait la couverture de Nature en avril (voir Fait Marquant du 15 avril). Prochaine étape, le démantèlement des installations à Chooz, après sept années de prise de données. Une nouvelle métrologie des volumes de détection permettra encore d’affiner la connaissance de l’oscillation.
Les réacteurs nucléaires, source abondante de neutrinos
Les neutrinos sont des particules élémentaires neutres de masses très faibles mais non nulles et existant sous forme de trois « saveurs ». Au cours de leur propagation ils peuvent osciller spontanément d’une saveur à une autre, selon la valeur de constantes fondamentales de la nature appelées angles de mélange. Les réacteurs nucléaires à fission sont de gros producteurs d’antineutrinos de saveur électronique (notés neutrinos par la suite). Grâce à la récolte de cette abondante moisson de neutrinos les expériences auprès des réacteurs sont très performantes pour mesurer le flux de neutrinos à différentes distances, contraignant ainsi précisément les paramètres d’oscillations.
Vue en coupe du détecteur Double Chooz. L’augmentation du volume fiduciel de 10 à 33 m3, tout en contrôlant les erreurs systématiques et les bruits de fond en deçà du 1%, permet d’améliorer la précision de mesure de theta_13. Image : Loris Scola.
L’expérience Double Chooz
L’expérience Double Chooz [1], proposée conjointement par les groupes de l’Irfu et de l’IN2P3 en 2003, utilise deux détecteurs identiques à proximité de la centrale nucléaire de Chooz, dans les Ardennes. « L’objectif, aujourd’hui atteint, était de mesurer l’angle de mélange θ13, paramètre qui quantifie le couplage entre le neutrino électronique et le plus lourd des trois neutrinos connus » déclare Thierry Lasserre (DPhP), responsable scientifique de l’expérience.
Le premier détecteur, situé à 400 mètres des cœurs des deux réacteurs, sert d’étalon pour mesurer le flux et le spectre avant l’oscillation induite par θ13. Le second détecteur, placé à 1 km, recherche une suppression du flux de neutrinos par-delà l’évolution prévue sans oscillation. Ce déficit de flux est caractérisé par l’angle de mélange θ13.
Dans les détecteurs de Double Chooz un neutrino interagit avec un proton pour donner deux produits de réaction, un positron (e+), et un neutron (n). L'énergie du neutrino est déduite de celle du positron. Elle est comprise entre 1.8 et 10 MeV. Le neutron sert quant à lui à signer l’interaction et à définir le volume dans lequel les interactions sont comptabilisées. La conception du détecteur à 4-volumes (voir figure ci-contre) fut proposée par Hervé de Kerret et Thierry Lasserre en 2003 et adoptée par la suite par les expériences Daya Bay et RENO.
En quête de θ13
Augmenter la sensibilité et potentiellement mesurer une valeur non nulle de θ13 était l’objectif de Double Chooz. « L’expérience a été lancée par les conseils scientifiques du CEA et du CNRS en 2004 et les préparatifs techniques commencèrent » relate Florence Ardellier (CEA/Irfu et CNRS/ IN2P3), alors coordinatrice technique de l’expérience. La construction du détecteur proche fut approuvée par la suite, en 2009. « L’ensemble de la coordination technique, et notamment la conception mécanique a été pilotée par les services techniques de l’Irfu » déclare Loris Scola (DIS), responsable de la conception mécanique des lots Irfu et de l’intégration du modèle numérique.
Jusqu'en 2011, il n'existe qu'une limite supérieure pour cet angle, fournie par l'expérience CHOOZ [2]. Les premiers résultats de Double Chooz, utilisant 228 jours de données avec le seul détecteur lointain, permirent d’exclure l'hypothèse de non-oscillation. La première valeur indiquait sin2(2θ13) = 0,086 ± 0,05 (stat+syst).
Rapport entre la forme des spectres en énergie des détecteurs lointain et proche de Double Chooz. La courbe pointillée rouge indique le rapport attendu en l’absence d’oscillation. Les mesures sont représentés par les croix. Elles sont en très bon accord avec le modèle d’oscillation, représenté par la courbe bleue. Image Collaboration Double-Chooz.
L’étau se resserre sur θ13
Double Chooz a continué de prendre des données jusqu’en janvier 2018 afin de réduire les incertitudes, principalement grâce au deuxième détecteur. Les nouveaux résultats de Double Chooz viennent d’être publiés dans la revue Nature Physics [3], et la valeur mesurée est :
sin2(2θ13) = 0,105 ± 0,014 (stat+syst)
L’oscillation des neutrinos mesurée est illustrée dans la figure ci-contre.
L'amélioration de la précision provient d'une innovation qui n'était pas prévue lors de la conception de l'expérience. En effet, l'interaction d'un neutrino n'était à l'origine signée que par la capture de neutrons issus de l'interaction bêta inverse sur des noyaux de gadolinium dans un volume cible de 10 m3. Cette limitation était principalement due au taux de bruit de fond et aux erreurs systématiques anticipées. Désormais, toutes les captures de neutrons sur le gadolinium, mais aussi sur l'hydrogène, sont comptées dans un volume élargi à 33 m3. Le détecteur gagne ainsi un facteur de 2,5 en nombre d’événements détectés (voir figure ci-dessus). Cette innovation n'aurait pas été possible sans une meilleure maîtrise des erreurs systématiques et des bruits de fond, au-delà des attentes initiales.
Double Chooz et l’anomalie des antineutrinos de réacteurs
Aujourd'hui, la connaissance précise de θ13 est essentiellement déduite d'expériences de neutrinos de réacteurs : Daya Bay (la plus précise), Double Chooz et RENO. Au-delà de l’objectif initial, l’angle θ13, deux nouvelles énigmes ont été soulevées par les membres de la collaboration Double Chooz.
En 2011, une percée majeure a eu lieu avec la réévaluation des spectres de neutrinos des réacteurs [4]. « Notre réévaluation, adoptée depuis par la communauté, a augmenté le flux neutrinos de réacteur de près de 7% ! » déclare David Lhuillier, à l’origine de cette percée. Cette inflation du flux amena le groupe de l’Irfu à publier « l’anomalie des neutrinos de réacteurs » [5]. « Cette publication, citée plus de 1200 fois, relança la communauté des neutrinos dans la recherche d’un nouveau neutrino dénué d’interaction avec la matière » se réjouit Guillaume Mention (DPhP), avec notamment la réalisation d’une dizaine d’expériences telles que Stéréo, coordonnée par David Lhuillier en France, Prospect aux Etats-Unis, Best, Neutrino-4 et DANSS en Russie, et le Short Baseline Neutrino Program au Fermilab.
Double Chooz fournit à présent la mesure la plus précise du flux de neutrinos issu des réactions nucléaires des réacteurs, en améliorant la détermination de la section efficace moyenne par réaction de fission qui s’établit désormais à 5.71 ± 0.06 × 10-43 cm2/fission. « Cette amélioration demande une grande maîtrise des erreurs systématiques associées au détecteur proche seul » précise Anthony Onillon (DPhP), qui a participé à ces calculs. Cette valeur vient renforcer la solidité de l’anomalie des neutrinos de réacteurs.
Illustration de l'anomalie antineutrino du réacteur. Les résultats expérimentaux (points) sont comparés à une prédiction en l’absence d'oscillation (ligne orange en pointillé). Le déficit observé à courte distance (moins de quelques centaines de mètres) est appelé anomalie des antineutrinos de réacteurs. La ligne bleue montre une solution possible avec un nouveau neutrino, tel que
|?m2 new| = 2 eV2,
sin2(2theta_13) = 0,085 et
sin2(2theta_new) = 0,12.
Cette solution n'est pas un ajustement calculé sur les données, mais a été ajoutée à titre d'illustration uniquement.
Une structure fine encore incomprise ?
En 2014, un excès dans le spectre des événements détectés autour de 5 MeV par rapport au modèle attendu fut rapporté par la collaboration Double Chooz lors de la conférence Neutrino 2014 à Boston. Cette structure, déviant localement d’environ 10% en relatif par rapport au flux escompté, fut rapidement confirmée par les expériences RENO puis Daya Bay. « Hélas, l’origine reste toujours incomprise mais les dernières mesures de Double Chooz affinent néanmoins sa caractérisation spectrale » ajoute Matthieu Vivier (DPhP).
Une mesure utile pour comprendre le Cosmos
La valeur de θ13 est non seulement d'un intérêt fondamental pour comprendre les neutrinos, mais c’est aussi un ingrédient essentiel pour l’étude de l’asymétrie matière-antimatière, liée à la symétrie CP*. La violation de CP par les neutrinos, comme par exemple une différence de comportement entre oscillation de neutrino et antineutrinos, pourrait avoir engendré la prédominance de la matière sur l’antimatière dans l’Univers, par un processus appelé « leptogénèse ». Cette violation de la symétrie CP peut être mesurée dans les oscillations en utilisant les faisceaux de neutrinos muoniques produits par des accélérateurs de particules (T2K au Japon et NOvA aux États-Unis). Néanmoins, les observables qui mènent à la détermination de cette asymétrie sont enchevêtrées avec θ13. La combinaison des mesures des expériences de Daya Bay, Double Chooz, et RENO est ainsi utilisée pour fixer la valeur de θ13 et ainsi mieux contraindre la mesure de l’asymétrie matière-antimatière [6].
* La symétrie CP remplace chaque particule par son antiparticule, et opère par ailleurs une réflexion de chaque particule par son image dans un miroir. Si les résultats d’une expérience diffèrent après application on dit que la symétrie CP est violée.
Le bout du tunnel !
Après quinze années de préparation et d’opération, l’expérience Double Chooz touche bientôt à sa fin. Les équipes de Christian Veyssière (Chef du département DIS) sont actuellement sur le pont pour démanteler les deux fois 500 tonnes que constituent les équipements installés à Chooz (voir figure ci-contre). « Au-delà des opérations techniques de déconstruction, menées conjointement avec EDF, nous allons mesurer précisément le volume élargi avec une précision de l’ordre de 0.2%, afin d’obtenir un gain sur la précision de la mesure finale de l’ordre d’un facteur deux » déclare Olivier Corpace, qui a coordonné l’intégration du détecteur proche à Chooz. Double Chooz n’a donc pas encore dit son dernier mot !
Contact : Thierry Lasserre
Références :
[1] : Expérience Double Chooz : http://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast_technique.php?id_ast=424
[2] : Expérience Chooz : https://arxiv.org/pdf/hep-ex/0301017.pdf
[3] : Double Chooz Nature Physics 2020 : https://rdcu.be/b3FE4
[4] : Flux et Spectres des neutrinos de réacteur : https://inspirehep.net/literature/884183
[5] : Anomalie des neutrinos réacteur : http://irfu.cea.fr/en/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast_visu.php?id_ast=3045
[6] : Expérience T2K : https://www.nature.com/articles/s41586-020-2177-0
• Constituants élémentaires et symétries fondamentales › Physique des neutrinos Détection des rayonnements › Détecteurs pour la physique des 2 infinis
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département d'Électronique des Détecteurs et d'Informatique pour la Physique (DEDIP) • Le Département d'Ingénierie des Systèmes (DIS) • Le Département de Physique des Particules (DPhP)