Le spin est une des propriétés quantiques des particules. Toutes les particules ont un spin. Les nucléons (les protons et les neutrons) qui composent le noyau des atomes en ont un, tout comme les gluons et les quarks dont ils sont faits. Mais en 1989, on a découvert que les quarks ne contribuaient pas autant au spin du nucléon que la théorie le prédisait et aucun mécanisme ne permettait d’expliquer ce déficit. Ce fut le début de la crise du spin, que les physiciens du monde entier tentent de résoudre depuis lors.
Le Dapnia participe à l’effort mondial dans ce domaine depuis la fin des années 80, et contribue très activement à la collaboration Compass au Cern depuis 2002. Grâce à la précision de leurs données, les physiciens du Dapnia ont pu déduire pour la première fois la contribution des gluons au spin du nucléon, indiquant la fin de la crise telle qu’on la concevait jusqu’à maintenant.
Le monde des nucléons
La description d’un noyau atomique fait appel à des conceptions quantiques dont il n’existe pas vraiment d’illustrations correctes. On peut néanmoins considérer qu’il est composé de nucléons (protons et neutrons), eux-mêmes constitués de quarks qui absorbent et réémettent en permanences des particules appelées gluons. Toutes ces particules sont dotées d’un spin, propriété purement quantique, que l’on présente le plus souvent comme une quantité de rotation. Et comme nous sommes dans le monde quantique, ces quantités de rotation ne peuvent prendre que des valeurs entières ou demi-entières, ainsi le spin des quarks vaut ½, celui des gluons vaut 1.
Le spin du nucléon quant à lui vaut toujours un ½. Il est formé à partir du spin des quarks, du spin des gluons, et de leur rotation dans le nucléon qu’on appelle moment orbital. Par analogie, on considère que les quarks et les gluons qui composent un nucléon peuvent tourner dans le même sens que lui, ou dans le sens contraire, on peut parler dans ce cas de contribution positive ou négative. Pour les physiciens toutes ces contributions se notent de la façon suivante : ΔQ est la contribution des quarks, ΔG est la contribution des gluons, et L est la contribution du moment orbital. Le tout s’exprime par l’équation : ½ = ΔQ+ΔG+L .
L’origine de la crise
Dès les années 80, les physiciens ont voulu mesurer la contribution due aux quarks, ΔQ. D’une part elle était expérimentalement la plus facile à atteindre, et d’autre part la théorie prédisait que la valeur de ΔQ devait être environ 0,3, c’est à dire 60% de la valeur du spin du nucléon. Mais les premières expériences au Cern et au Slac (USA) ont constaté que cette contribution était apparemment bien plus faible, et qu’elle pouvait même être nulle. Totalement inattendu, ce résultat a constitué ce que l’on a appelé la « crise du spin ».
De nombreuses études théoriques ont suivi. Des théoriciens ont alors proposé une réinterprétation des expériences, en expliquant que ce que l’on avait mesuré ne correspondait pas à une mesure véritable de ΔQ mais exprimerait une réalité bien plus complexe. Il était possible que ΔQ vaille effectivement 0,3 mais à la condition que la valeur ΔG soit importante (entre 2 et 3) et que la contribution du moment orbital L soit négative. Les contributions des quarks et des gluons se mélangeraient alors pour « brouiller » la valeur de ΔQ.
Il était donc nécessaire de mesurer directement la contribution de ΔG au spin du nucléon. Depuis 2002 la collaboration Compass réalise cette expérience au Cern. Dès les premiers résultats (Compass: Premières publications), il est apparu que ΔG est faible, en tout cas plus petit que 1. On pouvait déjà prévoir que le scénario de « brouillage » allait être invalidé.
Compass
Depuis, les physiciens de Compass ont continué d’affiner les mesures expérimentales. Comme le nombre de gluons émis et absorbés varie avec l’impulsion des quarks (en fait la fraction de l'impulsion totale portée par les quarks), il devient alors possible d’en déduire la contribution des gluons au spin du nucléon en sélectionnant les quarks d’impulsion donnée. C’est ici que les récentes données de Compass ont fait toute la différence. Les expériences effectuées en Allemagne ou aux USA ne pouvaient pas mesurer de faibles impulsions pour les quarks qui correspondent pourtant aux effets les plus importants pour les gluons. Les données accumulées par Compass couvrent cette lacune et fournissent de plus une excellente précision statistique.
Les deux solutions (courbes en noir, erreur en gris) pour la distribution du spin des gluons en fonction de l’impulsion des gluons. Les données expérimentales actuelles ne permettent pas de choisir entre les deux solutions.
Surprise : il y a deux scénarios de fin de crise
Grâce à l’analyse qui a suivi, les physiciens de l’équipe du Dapnia et de Compass ont pu obtenir un premier résultat d’importance, on sait maintenant que ΔQ vaut 0,15 ± 0,01.
Mais c’est le second résultat qui a créé la surprise, et les surprises sont très rares dans ces domaines de physique : en effet, les données sont compatibles avec non pas une, mais deux solutions également possibles pour ΔG ! La première fournit une valeur positive, ΔG=+0,3, tandis que la seconde fourni une valeur négative, ΔG=-0,3.
En analysant les impulsions des quarks, les physiciens en ont déduit des informations sur les gluons qui aboutissent à deux scénarios de fin de crise distincts. D’après l’équation initiale ½ = ΔQ+ΔG+L, le premier scénario conduirait à une valeur du moment orbital L pratiquement nulle, L=0,05, alors que le deuxième scenario ne pourrait être validé que si L est très élevé, L=0,65, ce qui impliquerait que le spin du nucléon est dominé par le moment orbital des quarks et des gluons…
Est-ce vraiment la fin de crise ?
Si on est certain aujourd’hui d’avoir dépassé la crise du spin telle qu’on la concevait au départ, le double scénario final contient les ferments d’une seconde crise qu’il faudra résoudre. Il reste maintenant à mesurer encore plus précisément ΔG via l'absorption d'un photon par un gluon, avant de s’attaquer un jour à la contribution du moment orbital. Comme cela arrive souvent, la Nature rechigne à nous dévoiler tous ses secrets.
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contacts : Fabienne KUNNE, Stéphane PLATCHKOV
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