Au cours d’une expérience réalisée auprès de l’accélérateur de l’Australian National University (Canberra, Australie), une collaboration franco-australienne (Ganil Caen, IPN Orsay, Irfu/DPhN Saclay, ANU Canberra) a pour la première fois identifié en numéro atomique Z jusqu’au plutonium (Z=94), et en masse A les fragments créés dans des réactions de quasi-fission. Pour cette étude, les réactions de quasi-fission ont été induites lors de collisions entre des ions projectiles de 48Ti , accélérés à 276 MeV, et des atomes cibles de 238U. Les numéros atomiques ont été déduits des émissions caractéristiques de rayons X de fluorescence et les masses des corrélations angulaires et des vitesses des fragments émergents. Les données collectées mettent en évidence des effets de couches qui intensifient la production de noyaux autour du nombre magique Z=82 (plomb) dans les réactions de quasi-fission. Ces résultats, qui vont permettre d’optimiser les expériences visant à créer des éléments toujours plus lourds par fusion, ainsi que les perspectives ouvertes grâce à cette approche expérimentale originale dans le domaine de la fission et fusion nucléaires ont donné lieu à une publication dans la revue Physical Review Letters (M. Morjean et al., Phys. Rev. Lett. 119, 222502).
Cette carte présente la distribution des événements en fonction du rapport des masses R et l’énergie des photons (rayons X ou γ) Ephotons , où R=A2/(A1+A2), A1 et A2 sont les masses des fragments de quasi-fission. L’échelle de couleur associée au nombre d’événements collectés (la fréquence d’apparition) est montrée sur la droite. Les masses A1 et A2 ont été déterminées à partir des temps de vol des fragments jusqu’aux détecteurs. Les nombres de coups particulièrement intenses au voisinage de R = 0.20 et 0.83 correspondent à des interactions très courtes en temps au cours desquelles le projectile et la cible ont conservé leurs masses respectives, Aprojectile = 48 et Acible = 238. L’énergie des photons permet d’attribuer un numéro atomique lorsqu’elle correspond à une énergie d’émission de rayons X de fluorescence caractéristique d’un l’élément (quelques énergies caractéristiques sont indiquées par des lignes pointillées sur la figure). Les énergies caractéristiques correspondant au plus léger des deux fragments de quasi-fission se trouvent sous le seuil de détection et seul le Z du partenaire le plus lourd peut être identifié sur cette carte grâce à l’accumulation d’événements au voisinage des énergies caractéristiques.
Compétition en quasi-fission et fission dans la synthèse des super lourds
La quasi-fission, au cours de laquelle les noyaux projectile et cible échangent des nucléons avant de se séparer dans un temps de l’ordre de la zeptoseconde (10-21 s), est le mécanisme dominant dans les interactions entre noyaux lourds. Ce mécanisme, identifié dans les années 70, demeure le moins bien maîtrisé des mécanismes d’interaction entre ions lourds en dépit du rôle qu’il joue pour inhiber la synthèse des éléments très lourds. Il est en effet en forte compétition avec le mécanisme de fusion utilisé pour synthétiser de nouveaux éléments super-lourds (Z>104), des éléments qui ne peuvent exister que si des effets microscopiques d’origine quantique suffisamment intenses les stabilisent. L’élément le plus lourd synthétisé à ce jour est l'Oganesson (Z=118), mais les théories récentes de physique nucléaire prédisent que toute une région d’éléments, s’étendant probablement bien au-delà de Z=118, devrait être stabilisée grâce à ces effets microscopiques.
Problématique de la synthèse d’éléments super lourds
Les derniers éléments synthétisés ont exigé des expériences de plus en plus coûteuses, utilisant des mois entiers de faisceaux très intenses fournis par différents accélérateurs d’ions lourds en Russie ou au Japon. La synthèse d’éléments super lourds n’est considérée comme accomplie que lorsque (statistiquement) quelques exemplaires des noyaux composés formés survivent à la fission et peuvent être identifiés dans le système de détection approprié. Pour dépasser la limite de Z=118, il sera donc nécessaire d’optimiser les expériences quant à la nature des noyaux entrant en collision et à l’énergie incidente afin de maximiser aussi bien la section efficace de fusion que la probabilité de survie à la fission des noyaux composés super-lourds ainsi formés. Malheureusement, les caractéristiques très similaires d’une partie des fragments de quasi-fission et des fragments de fission suivant fusion ne permettent pas de mesurer de façon fiable les sections efficaces de fusion et celles de quasi-fission. Dans ce contexte, une modélisation réaliste du processus de quasi-fission est indispensable afin d’atteindre des prédictions fiables quant aux sections efficaces de fusion.
Apport de ces nouvelles données sur le mécanisme de quasi-fission
Grâce aux données collectées par l’expérience franco-australienne, de nouvelles informations sont maintenant disponibles sur le mécanisme de quasi-fission. Dans cette expérience, un maximum de la production de fragments de quasi-fission a été observé pour le nombre magique de protons Z=82, alors que de nombreux travaux expérimentaux et théoriques précédents suggéraient que c’était le nombre magique de neutrons N=126 qui jouait un rôle déterminant. Pour différents nombre de nucléons échangés (bilan global des nombres de neutrons et de protons échangés entre le projectile et la cible), les contributions respectives des nombres de neutrons et de protons échangés ont été déterminées. L’expérience montre que le nombre de nucléons échangés est fortement corrélé avec l’angle auquel les fragments se séparent. Cet angle de séparation, quant à lui, est corrélé à des temps d’interaction entre les noyaux (typiquement de l’ordre de quelques 10-22 secondes) et donne ainsi accès à la vitesse à laquelle les neutrons et les protons sont échangés (en moyenne) depuis les premiers instants de la réaction. Des calculs fondés sur l’approche microscopique théorique la plus performante dans ce domaine (l’approche dite Time Dependent Hartree-Fock, TDHF) surestiment l’échange des protons et sous-estiment celui de neutrons, mais prédisent bien les temps moyens d’interaction ainsi que le rôle déterminant du nombre magique Z=82. L’étude des échanges de nucléons, pour différents systèmes des noyaux entrant en collision, va permettre un ajustement fin dans ce modèle des paramètres gouvernant les échanges de nucléons.
publication:
M. Morjean et al., Phys. Rev. Lett. 119, 222502 (2017)
Contacts:
Antoine Drouart (Irfu), (Ganil)
• Structure de la matière nucléaire › Noyaux atomiques
• Ganil • Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)