08 février 2024
Observation du noyau instable d'oxygène 28
Les noyaux exotiques très riches en neutrons : un laboratoire pour les interactions nucléaires

Pour la première fois, une expérience a fourni des observations clés sur la spectroscopie des noyaux non liés d’oxygène (nombre de protons Z = 8) riches en neutrons, l’oxygène 28 (N = 20) et son isotope voisin à N = 19, l'oxygène 27.  Ils ont été produits dans des réactions à haute énergie et observés par la détection directe de leurs produits de décroissance, 24O et trois ou quatre neutrons. L’étude montre qu’il est possible de contraindre les paramètres des interactions ab initio à partir des différences en énergie des états observés par rapport au dernier isotope lié – l’24O (N = 16). Ces résultats inédits ont été publiés dans la revue Nature [Nat23]. 

Du fait de la complexité de l’étude de noyaux non liés, un dispositif exceptionnel a été mis en œuvre auprès de l’installation de faisceaux d'ions radioactifs la plus performante au monde : RIBF au Japon. Les données ont été obtenues par une collaboration internationale (Samurai21) d'une centaine de physiciens (36 laboratoires) notamment une équipe* de physiciens de l'Irfu qui a mis en opération un détecteur-clé pour les mesures, Minos. L'expérience réalisée sur l'aire Samurai de l'installation RIBF (Radioactive Ion Beam Factory) de RIKEN au Japon était pilotée par les groupes de physiciens de Titech (Tokyo Institute of Technology) et les équipes de RIKEN-RIBF. 

 

Contexte et motivations - Les noyaux d’oxygène : du 16O au 28O en passant par l’oxygène 24, à la drip-line
Si on considère une série isotopique, pour un nombre de protons (Z) donné, plus un isotope est riche en neutrons, plus sa durée de vie est courte et moins il est lié par l’interaction forte. On atteint la limite maximale en nombre de neutrons qui correspond à la limite de liaison d’un isotope de la série, c’est la « drip-line » neutron (du côté déficient en neutrons la limite minimale en nombre de neutrons est la « drip-line » proton) (Figure 1). Au-delà de la drip-line, l’isotope riche en neutrons se dissocie, il décroît par émission de neutrons. 

Ainsi, N = 16 marque la drip-line dans les isotopes d’oxygène, avec l’oxygène 24 le dernier isotope lié [durée de vie, 72 (5) ms], les noyaux N=17-20 décroissant par émission de neutrons. Suivant leur nombre de neutrons, certains noyaux situés au-delà de la drip-line, bien que non liés, peuvent exister sous forme de résonances étroites, avec des durées de vie de l’ordre de 10-21 s. Il est possible de les observer en les produisant avec des réactions nucléaires induites par des faisceaux exotiques et en détectant leurs produits de décroissance.
Cependant, aussi bien la production (moins de quelques particules par seconde) que la mise en œuvre de la détection en coïncidence des produits de réaction et de désintégration (fragments et tous les neutrons) représentent des défis complexes aux limites des capacités des installations et des systèmes de détection actuels. Pour mettre en évidence et étudier les nouvelles propriétés de ces noyaux exotiques non liés, des programmes expérimentaux ont été établis par la collaboration internationale Samurai21, incluant notamment l’équipe Minos de l’Irfu.

Parmi les premiers noyaux-clés visés par ce programme : l’oxygène 28, 28O. Selon les modélisations du modèle en couches, le noyau d’28O était considéré comme doublement magique, du fait de ses nombres de protons (8) et de neutrons (20). Les calculs de la plupart des modèles nucléaires, dans les années 2000, prévoyaient que l’28O soit le dernier noyau lié de la chaine isotopique. Mais comme il est très exotique, avec dix neutrons de plus que le dernier isotope stable d’oxygène, 18O, les physiciens s’interrogeaient sur ses propriétés : possède-t-il le caractère d’un noyau doublement magique, c’est-à-dire est-il difficilement excitable avec des couches fermées en neutrons ? Il s’agissait aussi de comprendre pourquoi c’est l’oxygène 24 et non le 28 qui est le dernier lié de la chaîne isotopique. 

 
Observation du noyau instable d'oxygène 28

Fig. 1 Table des noyaux jusqu’à la chaîne isotopique des magnésium (Z=12) montrant la localisation de la drip-line neutron établie expérimentalement (extension connue en 2023, jusqu’aux noyaux de néon 34 et de sodium 37). Les carrés noirs figurent les noyaux stables, les autres sont radioactifs (décroissance bêta). Les noyaux doublement magiques connus sur cette partie de la table sont pour les stables, l’hélium 4 (Z = 2, N = 2) et l’oxygène 16 (Z = 8) ; pour les instables, l'oxygène 24 (N = 16).

Des études antérieures de RIKEN avaient montré que l’oxygène 24 a les propriétés d’un noyau doublement magique (un état 2+ plus élevé que ses isotopes voisins, donc plus difficile à exciter). Cela correspond à l’apparition d’un nouveau nombre magique à N = 16. Le phénomène des couches fermées en neutrons à N = 16 serait associé à la disparition de N = 20 dans les isotopes d’oxygène, indiquée aussi par l’instabilité des noyaux 27,28O, avec un mécanisme modifiant les écarts énergétiques des couches remplies à N = 16 (24O) et à N = 20 (28O). Ce mécanisme était principalement attribué aux modifications des interactions spin-isospin pour les noyaux exotiques très riches en neutrons. Son origine microscopique reste à élucider. 

Les incertitudes sur les calculs théoriques des propriétés nucléaires dépendent des hypothèses sur les calculs à plusieurs corps et sur les interactions employées. Comme l’28O représente un parfait cas d’étude de la persistance ou non du caractère doublement magique loin de la vallée de la stabilité, ses propriétés (énergie de liaison, excitations) constituent une contrainte forte pour les modèles et leurs interactions. Le principal objectif de l’expérience consistait alors à mesurer directement les énergies des états non liés de l’28O (ainsi que de l’27O) pour les comparer aux calculs théoriques.

 

Un dispositif unique
Avec les faisceaux produits sur l’installation RIBF, l’accélérateur japonais du Nishina Center de RIKEN offre les intensités de noyaux exotiques les plus élevées à la communauté internationale de physique nucléaire depuis 2007. L’expérience a pu être réalisée avec succès par la combinaison unique des dispositifs les plus performants pour la mesure des particules produites dans les réactions nucléaires (Figure 2) :
- la ligne de faisceau de RIBF pour la production de faisceaux intenses très riches en neutrons (29F), 
- le système de cible active Minos, une cible de réaction (proton) épaisse (151 mm) d’hydrogène liquide,
- et un ensemble de multi-détecteurs de neutrons très efficaces (détection des neutrons produits de décroissance) couplés au spectromètre Samurai (détection de l’24O).

 
Observation du noyau instable d'oxygène 28

Figure 2. Le dispositif complet sur l’aire Samouraï, avec un zoom sur la cible MINOS. La cible d'hydrogène liquide épaisse est en bleu, et le détecteur de traces est en gris-mauve. Les neutrons étaient détectés par les multi-détecteurs de neutrons NEBULA et NeuLAND en coïncidence avec le fragment (oxygène 24) mesuré par le spectromètre Samurai. À partir des produits de réaction identifiés (oxygène 24 et une séquence de neutrons) et des mesures de leurs énergies, on peut déduire l’énergie du noyau à l’origine de la décroissance (analyse dite par masse invariante) et déterminer avec précision le mécanisme à l’œuvre pour expliquer les étapes de la décroissance de l’oxygène 27 ou de l'oxygène 28.

Minos [Minos] a été entièrement développé au CEA-Irfu pour ce type d’expériences. Ce système de réaction et de détection est composé d’une cible d’hydrogène liquide épaisse (en bleu sur la Fig. 2) et d’une chambre à projection temporelle (TPC) entourant la cible (en gris-mauve, Fig. 2). La TPC, construite avec la technique Micromegas est utilisée pour la mesure des traces des particules dans la cible et la reconstruction du vertex des réactions. Le groupe Minos de l’Irfu était responsable du fonctionnement du dispositif, crucial pour le succès de l’expérience. Le faisceau RIBF de 29F est le plus intense au monde mais l’intensité étant faible (en moyenne, 90 noyaux par seconde), Minos était indispensable pour augmenter la luminosité de l’expérience : le nombre élevé de noyaux cibles (hydrogène) permettait de mesurer avec une statistique suffisante les réactions d’intérêt produisant les noyaux de 27,28O tout en maintenant une bonne résolution sur les énergies des noyaux mesurés, par la détection du vertex de réaction.

L’expérience
La cible de Minos a été bombardée avec un faisceau de noyaux de 29F produit à 235 MeV/n ce qui a induit des réactions nucléaires sur les protons de la cible, produisant de l’oxygène 28 et deux protons. Comme les noyaux de 27,28O sont non liés, ils ne sont observés que comme des résonances. Sitôt produits, ils se dissocient en un fragment et des neutrons, soit directement ou par étapes. Ainsi l’28O est susceptible de produire : 24O + 4n en passant par l’état non lié de 27O : 28O→ 27O+n  → (24O + 3n) + n ou l’état non lié de 26O, suivant la séquence : 28O  → 26O + 2n → 24O + 2n. 

 

Les mesures et les résultats. 

Les énergies de décroissance des résonances des 27,28O ont été déduites des ajustements sur les pics des histogrammes des énergies de décroissance partielle de trois (E0123) ou quatre neutrons en coïncidence (E01234) (Figure 3). Pour l'28O, une énergie de décroissance E01234 a été mesurée à 0.46 MeV avec une erreur statistique (stat) : − 0.04 ; + 0.05 MeV et une erreur systématique :  0.02 (syst) MeV. La limite supérieure de la largeur de la résonance est de 0.7 MeV (avec un intervalle de confiance de 68 %). Cette mesure permet de conclure que l’état fondamental a bien été observé.  
Dans le cas de l'27O, une énergie de décroissance E0123 a été mesurée à 1.09 ± 0.04 (stat) ± 0.02 (syst) MeV. 
Ces mesures fournissent un premier résultat majeur : les valeurs expérimentales sont incompatibles avec les valeurs attendues (quelles que soient les théories) pour un noyau à couches fermées en neutrons à N = 20.

 
Observation du noyau instable d'oxygène 28

Figure 3 (extraite de l’article Nature).
Schéma de niveau de décroissance des isotopes d’oxygène non liés (A= 25-28) vers le dernier isotope lié, l’oxygène 24. Les nouvelles résonances observées et leur décroissance sont représentées en rouge.

La figure 3 montre les énergies mesurées de 27O et 28O produits en retirant un proton du 29F. Les valeurs expérimentales obtenues à 1.09 MeV et à 0.46 MeV sont associées aux décroissances observées.  

Interprétation. Les paramètres des interactions nucléaires
Les nouvelles données peuvent être utilisées comme terrain d’essai pour tester les paramètres des modèles. La figure 4 présente la comparaison expérience-théorie pour la différence d’énergie entre l’énergie de liaison des isotopes d’oxygène pour N = 17 à 20, et celle de l’24O (dernier isotope lié). Les calculs ont été réalisés dans le cadre de plusieurs modèles performants dans cette région d’isotopes. Il s’agit de savoir, dans cette variété de modèles, quelles sont les techniques et les interactions les plus aptes à rendre compte de l’évolution observée.

 

Sans entrer dans les détails, les modèles diffèrent soit par leur technique de calculs du problème à plusieurs corps soit au niveau des paramètres des interactions nucléaires employées. Par exemple, on voit l'écart des valeurs données par l'approche ab initio SCGF [SCGF] suivant deux types d'interactions, NNLOsat (triangle vide) et NN+3N (lnl) (triangle plein).

Conséquences sur les théories nucléaires
À part l’approche GSM (Gamow Shell Model, un modèle qui incorpore les effets du continuum), tous les calculs surestiment les valeurs expérimentales pour les isotopes d’27,28O. Les noyaux non liés d’oxygène 27 et 28 permettent ainsi de tester les modèles et leurs interactions dans une région de noyaux extrêmement riches en neutrons (N/Z = 2,5 pour l’28O, à comparer à l’24O dernier lié, N/Z = 2, et au dernier isotope stable 18O : N/Z = 1,25). 

Les écarts montrent que les interactions chirales devraient être revisitées : il s’agira d’examiner si des ajustements plus fins des paramètres des interactions chirales permettraient d’obtenir les énergies des 27O et 28O (par rapport à l’24O) dans les gammes mesurées. Comme les intervalles de confiance sont larges, cela montre que les énergies de ces isotopes constituent des points d’ancrage essentiels pour les approches microscopiques des interactions nucléaires.

 
Observation du noyau instable d'oxygène 28

Figure 4 (extraite de l'article Nature). Energie de l’état fondamental pour les isotopes A=25-28 par rapport à celle du noyau de l'oxygène 24, dernier isotope lié. Les résultats de l’article sont les points pour A = 27, 28. Les points à A = 25, 26 proviennent des tables d’évaluation des masses atomiques de la littérature.
Les valeurs expérimentales sont représentées par les points noirs (les incertitudes sont plus petites que la taille des points). Elles sont comparées aux calculs décrits dans le texte.
La bande ombrée de calculs GSM montre les incertitudes liées aux couplages au continuum des couches pf. Les traits verticaux des calculs CC montrent l’intervalle de confiance de 68 %.

Il est désormais prouvé avec les résonances mises en évidence dans l’article de Nature que le noyau non lié d’28O ne possède pas les caractéristiques des couches doublement magiques. De plus, l’article présente une étude sur les contraintes apportées aux théories ab initio par les énergies mesurées de l’état fondamental des noyaux d’oxygène 27 et 28. Ces énergies pourront être employées comme paramètres-clés pour élaborer les prochaines interactions ab initio, avec l’objectif d’améliorer leur pouvoir prédictif sur les propriétés de l’ensemble des noyaux.
 

Références
[Nat23] First observation of 28O, Y. Kondo et al., la collaboration Samurai21, parution dans Nature le 31 août 2023. Nature 620, pp. 965-970 (2023). [ doi : https://doi.org/10.1038/s41586-023-06352-6 ] [ Open access: https://www.nature.com/articles/s41586-023-06352-6 ]
[Minos] MINOS, acronyme pour Magic Number Off Stability. Page du projet Minos développé à l’Irfu : https://irfu.cea.fr/dphn/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast_technique.php?id_ast=3016 
[SCGF] L’approche SCGF (self-consistent Green’s function) est développée au CEA DPhN par le groupe théorique de structure nucléaire. https://irfu.cea.fr/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast_visu.php?id_ast=4070 
Les calculs SCGF de l’article Nature sont décrits dans :  V. Somà, P. Navrátil, F. Raimondi, C. Barbieri, T. Duguet, Novel chiral Hamiltonian and observables in light and medium-mass nuclei. Phys. Rev. C 101, 014318 (2020).

*L’équipe Minos de l’Irfu pour la campagne Samurai21 : A. Corsi, A. Obertelli, G. Authelet, D. Calvet, F. Château, A. Delbart, J.-M. Gheller, A. Giganon, A. Gillibert, V. Lapoux, C. Péron, A. Peyaud, E.C. Pollacco, J.-Y. Roussé.
Contacts DPhN : Anna Corsi, Valérie Lapoux  

 
#5211 - Màj : 16/02/2024

 

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