Evénement Pb-Pb à haute multipilicité dans ALICE. Les muons de désintégration du méson J/psi sont détectés dans le bras dimuons à l'avant du détecteur centrale (à gauche sur la figure)
Les expériences ALICE et CMS ont levé un coin du voile sur la matière ultrachaude créée au sein des collisions d'ions lourds du LHC, analogue au plasma de quarks et de gluons baignant l'Univers quelques microsecondes après le Big Bang. La particule J/psi au charme caché n'a pas fini de jouer un rôle dans cette saga. Sa suppression est une des pistes suivies afin de caractériser expérimentalement ce milieu. ALICE et CMS détectent le J/psi dans deux gammes d'énergies complémentaires. Leurs résultats, mis en relief par les ceux des expériences pionnières, sont surprenants. Ils laissent présager un régime en température et en densité d'énergie du plasma si différent au LHC que le J/psi s'y verrait en partie régénéré. L'investigation se poursuit en ce moment même. Une affaire à suivre…
Les collaborations ALICE et CMS ont soumis mi mars pour publication leurs articles sur la suppression des quarkonia observée dans les collisions d'ions lourds au LHC (CERN, Suisse). Les quarkonia désignent à la fois les états liés d'un quark charme (c) et de son antiquark (cbar), et ceux d'un quark beau (b) et de son antiquark (bbar).
Au LHC, des ions lourds (des noyaux de plomb) sont accélérés à 99,99997% de la vitesse de la lumière, chacun véhiculant une énergie phénoménale proche de 300 billions d’électronvolts. Les collisions frontales de ces noyaux permettent de créer dans le laboratoire des gouttes de taille femtoscopique (un femtomètre = 10-15 mètre) d'un nouvel état de la matière nucléaire. À l'intérieur de ces gouttes, les particules telles que les protons et neutrons, et plus généralement les hadrons, n’existent plus. Leurs constituants fondamentaux, quarks et gluons, nagent dans un bain chauffé à plus d’un billion de degrés, soit dix mille fois la température au centre du soleil. Cette matière est dite « déconfinée » car la force véhiculée par les gluons, capable en temps normal de « coller » les quarks en édifices de hadrons, devient très affaiblie dans un milieu où règne une température si colossale. Pendant les premières microsecondes suivant le Big-Bang, l’Univers fut certainement dans cet état, aujourd'hui connu sous le nom de plasma de quark et de gluon (PQG).
Depuis plus de vingt-cinq ans, les quarkonia charmés, en particulier le J/ψ, sont scrutés par les physiciens car la variation de leur taux de production devrait caractériser expérimentalement le PQG. Les quarkonia sont en effet très sensibles à la température du milieu produit par la collision d’ions lourds. Si la température est suffisamment élevée, une paire de quark-antiquark charmés initialement produite va se dissoudre dans le milieu chaud ambiant sans former d’état lié : c'est la suppression du J/ψ.
Mesure de la suppression des J/ψ (RAA) en fonction de la centralité de la collision exprimée en terme du nombre de nucléons y participant (Npart), par les expériences ALICE et CMS. Les collisions dites centrales impliquent plus de nucléons de chaque noyau lourd : elles sont plus susceptibles de créer le PQG.
Les premiers résultats obtenus au SPS du CERN par l’expérience NA50 puis au RHIC du laboratoire de Brookhaven (USA), montrent clairement une suppression du J/ψ. Ils affichent pourtant le paradoxe d'une suppression d'ampleur similaire, malgré un PQG a priori plus chaud à RHIC qu'au SPS.
L’état lié J/ψ peut aussi être détruit par la matière nucléaire ordinaire dite « froide » (par opposition à la matière ultra-chaude constituant le PQG). Cette suppression peut être estimée par l’étude de collisions entre un proton et un noyau. Elle doit être retranchée des résultats du SPS et du RHIC afin de pouvoir déduire la part véritable des effets chauds. Quantifier la température atteinte au SPS puis à RHIC reste donc suspendu à une connaissance sans défaut des effets froids.
Les mesures qui viennent d’être effectuées au LHC apportent un éclairage nouveau sur les mécanismes de suppression et de production du J/ψ. L’énergie disponible dans les collisions plomb-plomb au LHC est quatorze fois supérieure à celles réalisées au RHIC. La température du PQG y est donc fatalement plus grande. Une suppression du J/ψ au moins égale, sinon supérieure, à celle vue au RHIC était attendue. Le résultat obtenu par l’expérience ALICE contredit cette prédiction. La suppression du J/ψ est en effet de moindre ampleur que celle observée auparavant au RHIC et au SPS. Cette surprenante inversion pourrait trouver sa source dans un mécanisme additionnel de régénération des J/ψ dans le PQG : les quarks charmés seraient si nombreux aux énergies du LHC qu’ils pourraient recréer des J/ψ en s'associant par hasard, à la fin de la vie du plasma.
À cette question, l’expérience CMS a déjà apporté une réponse très claire en mesurant des J/ψ plus énergétiques. Leur suppression est plus forte que celle mesurée par ALICE et surtout que celle du RHIC, montrant que le PQG créé serait effectivement plus chaud. Les J/ψ détectables par l’expérience ALICE ont des énergies plus réduites et les mécanismes de régénération sont précisément censés être plus effectifs à basse énergie.
De surcroît, l’article de CMS ouvre le champ d’investigation pionnier sur les quarkonia fait de quarks beaux, les Υ (upsilons), également supprimés. La production du quark beau étant beaucoup plus rare que celle du charme, leur régénération ne devrait jouer qu'un rôle mineur, ce qui permettra d’utiliser la disparition des upsilons comme thermomètre du plasma au LHC.
Les expérimentateurs des expériences ALICE et CMS restent néanmoins prudents, et attendent pour conclure les résultats des analyses en cours grâce à la deuxième campagne d’ions lourds du LHC qui contient vingt fois plus de données.
De plus, les futures collisions proton-plomb du LHC, en novembre 2012, permettront de vérifier le rôle de la matière nucléaire ordinaire.
Affaire à suivre de très près donc, car cette mesure n'est qu’une petite fraction de toute une longue série qui devra se dérouler au LHC et qui permettra de mieux caractériser le plasma de quark et de gluon.
Références :
- Collaboration ALICE, arxiv:1202.1383 soumis à Physical Review Letters.
Les équipes du LPC (Clermont-Ferrand), de l’IPN (Lyon), de Subatech (Nantes), de l’IPN (Orsay) et de l’IRFU (Saclay) ont été les principaux constructeurs du spectromètre à muon d’ALICE et ont dirigé ces analyses des quarkonia.
- Collaboration CMS, arxiv:1201.5069 soumis à Journal of High Energy Physics. L’équipe du LLR (Palaiseau) a dirigé les analyses des quarkonia.
• Structure de la matière nucléaire › Plasma de quarks et de gluons
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)