La collaboration internationale T2K, laquelle comprend des équipes de l'Irfu et de l'IN2P3, vient de publier la mesure la plus précise au monde de l’angle de mélange θ23, l’un des paramètres gouvernant les oscillations des neutrinos. Cette mesure, obtenue en étudiant la disparition de neutrinos muoniques, intervient moins d’un an après la première observation par T2K de la transformation de neutrinos muoniques en neutrinos électroniques. De plus, une analyse combinée de toutes les mesures, y compris celles d’autres expériences, apporte de premières indications sur la phase δ, liée à la violation de la symétrie CP dans le secteur leptonique, qui pourrait expliquer la disparition de l’antimatière dans l’Univers.
Il existe trois espèces ou « saveurs » de neutrinos : le neutrino électronique νe, le neutrino muonique νμ et le neutrino tauique ντ, qui sont les partenaires pour l’interaction faible des trois leptons chargés : l’électron, le muon et le lepton tau, respectivement. Les neutrinos ont la propriété de pouvoir, au cours de leur propagation, se transformer d’une espèce à une autre : c’est ce que l’on appelle les oscillations des neutrinos. Ce processus d’origine quantique, qui implique que les neutrinos sont massifs, est décrit par la matrice PMNS (Pontecorvo-Maki-Nagawa-Sakata) de mélange des neutrinos, qui dépend de trois angles de mélange θ12, θ13 et θ23 et d’une phase δ, paramètres fondamentaux qu’il est important de mesurer expérimentalement.
Pour étudier ce phénomène, l’expérience T2K utilise un faisceau très intense et pratiquement pur de νμ, produit par un complexe d’accélérateur sur le site de J-Parc à Tokai sur la côte est du Japon. Ce faisceau est envoyé vers un détecteur proche ND280 sur le site même de J-Parc, qui permet de caractériser le faisceau avant oscillation, et vers un détecteur lointain SuperKamiokande, situé 295 km plus loin à Kamioka, près de la côte ouest du Japon. Ce grand détecteur souterrain, contenant 50 kilotonnes d’eau, identifie les électrons et les muons grâce à l’effet Cerenkov et détecte ainsi les interactions dans l’eau de neutrinos νe ou νμ, qui produisent le lepton correspondant, électron ou muon.
Une petite fraction des νμ se transforment en νe. C’est cette transformation νμ → νe qui a été observée pour la première fois par la collaboration T2K en 2013 en détectant les νe [1] ; cette analyse d’apparition permet la mesure de l’angle de mélange θ13, encore inconnu il y a quelques années. L’oscillation νμ → ντ a un taux bien plus important. Les ντ n’étant pas détectés, on l’étudie par la mesure de la disparition des νμ, dont la probabilité est une fonction du rapport L/E, où L est la distance de propagation et E est l’énergie du neutrino. Pour la ligne de base de l’expérience T2K, L = 295 km, le maximum de la probabilité d’oscillation est atteint à une énergie d’environ 0,6 GeV. C’est pourquoi l’expérience T2K a été spécialement conçue pour disposer d’un faisceau de neutrinos ayant son pic d’énergie à cette valeur afin d’obtenir la meilleure précision. L’effet de l’oscillation, illustré sur la figure 1, est spectaculaire : sous l’effet de ce phénomène le pic disparait presque complètement. L’ajustement des données permet d’extraire deux paramètres : |Δm232| = (2,5 ± 0,1) 10-3 eV2/c4 lié à la fréquence des oscillations et sin2 θ23 = 0,51 ± 0,06 lié à l’amplitude des oscillations.
Le signe de Δm232 n’est pas accessible dans les expériences d’oscillations, ce qui laisse deux possibilités pour la hiérarchie de masse des neutrinos, normale ou inversée, selon que ce paramètre est positif ou négatif. Quant à l’angle de mélange θ23, sa mesure par T2K est désormais la plus précise au monde. Ce résultat, qui vient d’être publié [2], donne pour cet angle une valeur très proche de 45°, qui correspond à un mélange maximal entre νμ et ντ, signe peut-être d’une symétrie entre ces deux saveurs de neutrinos.
Figure 1 : Spectre en énergie des neutrinos. La courbe rouge donne le meilleur ajustement aux points de mesures (en noir) en tenant compte des oscillations, tandis que la courbe bleue indique la prédiction en l'absence d'oscillations. La valeur du pic d'énergie du faisceau de neutrinos, voisine de 0,6 GeV, a été choisie car elle correspond au maximum de la probabilité d’oscillation.
Figure 2 : Contraintes sur la phase δ. Les zones en gris et en bleu clair sont exclues à 90% de niveau de confiance pour la hiérarchie normale (NH) et la hiérarchie inversée (IH) de masse des neutrinos, respectivement.
Ces mesures ouvrent la voie à l’étude du dernier paramètre inconnu de la matrice PMNS : la phase δ, liée à la violation de la symétrie CP entre particules et antiparticules dans le secteur leptonique et donc potentiellement à l’asymétrie matière-antimatière observée dans l’Univers. Une analyse combinée de l’apparition de νe et de la disparition de νμ dans T2K, incluant la contrainte de la mesure de θ13 par les expériences auprès de réacteurs nucléaires (Double Chooz en France, Daya Bay en Chine et Reno en Corée), conduit aux premières zones d’exclusion à 90% de niveau de confiance pour la phase δ, illustrées sur la figure 2, et favorise légèrement une valeur de δ autour de -π/2.
Ces résultats sont très encourageants car on ne s’attendait pas à avoir cette sensibilité sur la phase δ avec seulement un dixième des données attendues par l’expérience d’ici la fin de la decennie. Au cours des prochaines années, la collaboration T2K va donc jouer un rôle déterminant pour la recherche de violation de CP dans le secteur leptonique, qui serait une découverte majeure avec de profondes implications sur notre compréhension de l’Univers.
[1] Collaboration T2K, Phys. Rev. Lett. 112 (2014) 061802.
[2] Collaboration T2K, Phys. Rev. Lett. 112 (2014) 181801.
Contact : Georges Vasseur
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique des Particules (DPhP)
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