Au bout de quatre ans de recherche et développement, l’équipe du projet LUMINEU, préparant CUPID, le futur de la traque de la désintégration double beta sans émission de neutrino (0νββ) avec des bolomètres, élit le molybdate de lithium pour un démonstrateur. En 2016, pas moins de quatre publications décisives impliquant des chercheurs de l’Irfu couronnent ce travail et éclairent la voie à suivre.
De la nature des mystérieux neutrinos
Parmi les éléments du modèle standard de la physique des particules, les neutrinos sont les plus mystérieux. Postulés en 1930 par Wolfgang Pauli, observés en 1956 par Reines et Cowan, ces élusives particules continuent à dénoter dans la famille des fermions. Leur masse est si petite qu’il a fallu attendre la mise en évidence du phénomène d’oscillations (PN physique 2015) pour être sûr qu’elle n’est pas nulle, une fraction d’électronvolt, soit au moins un million de fois plus petite que celle du plus léger des fermions chargés, l’électron. Comment justifier cela ? Une des explications possibles et favorites tiendrait à la nature des neutrinos qui seraient « de Majorana » et donc les seuls fermions à être leur propre antiparticule. Auquel cas pourrait se produire dans certains isotopes de certains noyaux la transition nucléaire très rare appelée « désintégration double beta sans émission de neutrino », en bref 0νββ. Elle consiste en la transformation simultanée de deux neutrons en deux protons accompagnée par la création de deux électrons à l’exclusion de toute autre particule, violant explicitement la conservation du nombre leptonique. Les isotopes susceptibles de se désintégrer par 0νββ peuvent se désintégrer selon le processus autorisé de « désintégration double beta avec émission de neutrinos », en bref ββ. La figure ci-contre donne les diagrammes des deux processus. Il existe dans la nature 35 noyaux théoriquement émetteurs ββ, qui est pour l’instant la décroissance nucléaire la plus rare. Elle a été observée jusqu'à maintenant chez seulement 11 d'entre eux avec des temps de demi-vie entre 1018 et 1021 ans.
Distribution du rapport de la somme des énergies des deux électrons de désintégration ββ sur l’énergie totale de transition. En noir, distribution attendue pour la ββ, en rouge, distribution attendue pour la 0νββ.
Comment signe un neutrino de Majorana
Dans le cas de la ββ, l’énergie totale de transition, Qββ, est partagée entre les deux électrons et les deux neutrinos, ce qui donne une distribution de la somme des énergies des deux électrons, E, continue entre 0 et Qββ. Dans le cas de la 0νββ, la somme des énergies des électrons vaut exactement Qββ. La signature d’un émetteur ββ qui aurait aussi des transitions 0nββ serait donc une distribution de la somme des énergies des électrons comme illustrée sur la figure ci-contre.
L’arme secrète pour débusquer la 0νββ
Une technique parfaitement adaptée à la détection de ces décroissances extrêmement rares (les limites sur le temps de demi-vie sont actuellement de l’ordre de 1026 ans) est celle des bolomètres scintillants qui permettent d’étudier de grands échantillons avec une grande efficacité et à très bas bruit de fond. Les bolomètres sont des composés cristallins qui d’une part contiennent la source, le candidat émetteur 0νββ, et d’autre part, couplés à un capteur de température, agissent comme des calorimètres capables de détecter l’infime élévation de température due aux décroissances ββ et 0νββ (de l’ordre de 0,3 mK, la température des détecteurs étant de 20 mK). Les bolomètres scintillants présentent l’avantage de mesurer simultanément, en plus de la chaleur dégagée par les interactions des électrons de ββ, la lumière de scintillation émise. Pour cela, ils sont couplés à un bolomètre auxiliaire de faible épaisseur jouant le rôle de photodétecteur.
Signal lumière versus signal chaleur attendus pour les différents types d’événements dans un bolomètre scintillant.
C’est encore mieux avec de la lumière
Parmi les 35 émetteurs ββ existant dans la nature, il s’agit de choisir ceux qui ont la plus haute valeur de Qββ pour augmenter la probabilité de décroissance 0nββ et la distinction entre signal et bruit de fond. La majorité des candidats à haut Qββ (70Ge, 130Te, 116Cd, 82Se et 100Mo) peuvent être inclus dans des composés cristallins et donc étudiés avec la technique bolométrique. Comme on peut le voir schématiquement sur la figure ci-contre, d’une part le choix d’un isotope à grand Qββ permet de distinguer dans le signal chaleur la contribution des ν et β de la radioactivité naturelle (majoritairement en dessous de 2.6 MeV) de celle des événements 0νββ ; d’autre part, la mesure simultanée de la chaleur et de la lumière émises dans les interactions ou désintégrations permet de distinguer la contribution du bruit de fond des α de celle du signal. En combinant la technique de bolomètre scintillant au bon choix de composé cristallin, il est possible d’obtenir l’exceptionnelle rejection des bruits de fond nécessaire à la mise en évidence de la désintégration 0νββ : les expériences futures doivent descendre à moins de 0.0001 événement de fond détecté par unité de masse de détecteur, temps d’exposition et énergie (kg an keV).
Concours de cristaux
Il existe d’autres techniques de détection et la meilleure limite actuelle sur le temps de demi-vie de la 0νββ, 1.07 1026 ans, est donnée par l’expérience KamLand-Zen, qui utilise 13 tonnes de liquide scintillant dopé au 136Xe. En ce qui concerne les bolomètres, CUORE, 741 kg de cristaux de 130TeO2 refroidis à 10 mK dans le laboratoire souterrain du Gran Sasso, prend ses premières données. Les estimations, basées sur les résultats du démonstrateur CUORE-0, donnent une limite attendue de 1.9 1025 ans pour une exposition de 1030 (kg an) avec un niveau de bruit de fond de 0.01 événement de fond détecté par (kg an keV). Les équipes, notamment celles de l’Irfu, prospectent en parallèle pour développer le successeur de CUORE, CUPID (CUORE Upgrade with Particle Identification), qui devra être capable de gagner un facteur 10 en sensibilité à la 0νββ et un facteur 100 sur le fond. Pour ce faire il faut enrichir les bolomètres en isotope émetteur ββ (naturellement peu abondants) et, comme expliqué plus haut, adjoindre la détection de la lumière à la mesure de chaleur. Différents isotopes dans différents composés ont été étudiés : le 116Cd dans des cristaux de CdWO4 enrichis (arXiv1606.07806 et Eur. Phys. J c (2016) 76:487) ; le 130Te dans des cristaux de TeO2 comme dans CUORE mais les cristaux sont enrichis en 130Te et équipés de détecteurs de lumière Tcherenkov permettant de rejeter les bruits de fond γ et β (arXiv1610.03513 et Phys. Lett. B 767 (2017) 321); le 100Mo dans des cristaux de ZnMoO4 (JINST 10 (2015) PO5007) et de Li2MoO4 (arXiv1704.01758) enrichis.
Calibration des deux cristaux de Li_{2}{100}^MoO_{4} avec une source de {232}^Th. La finesse des pics montre l’excellente résolution en énergie des cristaux. On note aussi la cohérence de comportement des deux cristaux.
And the winner is...
Trois ans de travail dans le cadre du projet LUMINEU ont permis de sortir un candidat du lot : le 100Mo bénéficie d’un plus haut Qββ que le tellure (3.035 MeV contre 2.813 pour le cadmium et 2.527 pour le tellure) ; les cristaux de Li2MoO4 enrichis en 100Mo sont d’une bien plus grande radio pureté que les composés au cadmium ; et il est possible de fabriquer des cristaux plus réguliers et plus purs que les cristaux de ZnMoO4, assurant la possibilité d’une future expérience zéro bruit de fond. Dans le cadre du projet LUMINEU, deux cristaux de 186 et 204 g de Li2MoO4 ont été produits et testés, l’un au laboratoire souterrain de Modane, l’autre au laboratoire souterrain du Gran Sasso. Les résultats montrent qu’un démonstrateur pour CUPID à base de 6 kg de Li2MoO4 pourrait atteindre en deux ans une limite sur la demi-vie de la 0nββ de 1.9 1025 ans. Si on se projette à long terme, et si la collaboration CUPID valide ce choix, avec 200 kg de cristaux enrichis et une exposition de dix ans, gagner un facteur 10 en sensibilité devient possible.
Futur proche
La production de 20 cristaux de 280 g de LiMoO4 enrichi a été complétée en mai. Ils seront équipés des capteurs de chaleur et de lumière et assemblés en matrice au laboratoire souterrain de Modane au cour de l’été pour une installation fin novembre. L’acquisition des données durera jusque fin 2018. Les résultats permettront à la collaboration CUPID d’arrêter le choix final du composé chimique pour le futur détecteur.
Contact : Claudia Nones
• Constituants élémentaires et symétries fondamentales › Physique des neutrinos
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique des Particules (DPhP)
• LUMINEU