Le groupe de calculs sur réseau du SPhN (T. Métivet et P. Guichon en collaboration avec L. Lellouch du CPT Marseille) vient de franchir une étape décisive en calculant la masse du méson rho et sa durée de vie. Pour cela, ils ont mobilisé les super calculateurs BlueGene-Q de l’IDRIS (France) et du centre de calcul de Jülich (Allemagne), pendant une durée équivalente à 30 millions d’heures-processeur, dans le cadre de la collaboration Budapest-Marseille-Wuppertal (BMW). Les résultats, en accord remarquable avec l’expérience, montrent que les calculs sur réseau peuvent maintenant prédire les propriétés des particules qui se désintègrent par interaction forte.
La QCD1 sur réseau permet en principe de prédire tout ce qui est régi par l’interaction forte une fois que les masses des quarks ont été fixées. Cependant il y a loin de la coupe aux lèvres car les calculateurs actuels ne peuvent traiter que des réseaux de petite dimension, ce qui limite les applications à des systèmes très simples. De plus les algorithmes de calcul ralentissent dramatiquement quand les masses des quarks légers approchent leurs vraies valeurs, voisines de zéro. C’est pourquoi l’immense majorité des calculs portent sur les propriétés (masse, taille, etc...) d’un seul hadron (nucléon, pion,...) et en général avec des masses de quarks loin de leurs valeurs physiques. La conséquence la plus néfaste est que le pion, le méson le plus léger, se voit attribuer par le calcul une masse nettement supérieure aux 140 Mev prévus par la nature, ce qui complique la comparaison avec l’expérience. En effet chaque observable doit être calculé avec des paramètres correspondant à plusieurs masses de pion et ensuite extrapolée vers la valeur physique de 140 Mev.Cette procédure, dite "extrapolation chirale" est le pain noir des latticistes (lattice mot anglais pour réseau).
Une autre difficulté évidente, est que la taille finie du réseau empêche les particules de s’éloigner indéfiniment les unes des autres, ce qui arrive pourtant aux produits de désintégration d’une particule instable. Si la masse des quarks était très grande toutes les particules seraient stables et on pourrait comparer directement les calculs à l’expérience. Mais les particules qui intéressent les physiciens nucléaires contiennent des quarks légers, ce qui les met dans la pire des situations : la petite masse des quarks ralentit terriblement le calcul et de plus rend instable la plupart des particules ! La physique nucléaire serait donc inaccessible aux calculs de QCD sur réseau? Les résultats que nous présentons ci-dessous montrent que ce n’est pas le cas.
Dans un calcul sur réseau la première étape consiste à créer, par un processus numérique, une "mer" de gluons dont les propriétés sont déterminées par la QCD. En simplifiant, le réseau ainsi créé "sait" comment il doit répondre à une perturbation. Dans une analogie musicale cette étape serait la fabrication et l’accordage de l’instrument, disons une guitare. Poursuivant l’analogie, si on frappe une corde, toutes les fréquences sont excitées mais, après une courte période transitoire, seules survivent les harmoniques permises par le matériau et la tension de la corde. Sur le réseau c’est pareil. Lorsqu’on crée un objet fait de quarks, cela perturbe le réseau qui réagit suivant les lois de la QCD. Après un régime transitoire il ne reste plus que les harmoniques permises. La QCD est évidemment un peu plus compliquée qu’une simple corde et le réseau a un grand nombre d’harmoniques possibles : ce sont les états physiques. En choisissant judicieusement le type d’excitation on peut produire l’état voulu et mesurer sa fréquence. Celle-ci est reliée à son énergie par la formule de Planck [1] E=hν et ensuite à sa masse par la formule2 d’Einstein [2] E=mc2.
Le cas des particules instables pose une difficulté supplémentaire car, à cause du principe d’incertitude d’Heisenberg3, plus la durée de vie est courte moins la masse est définie. On dit alors qu’elle a une largeur et pour le méson rho, qui se désintègre en 2 pions, elle est d’environ 150 Mev. Ceci est à comparer à la valeur centrale de la masse soit 775 Mev . Sur un réseau de taille finie, cet élargissement ne peut pas exister car les produits de désintégration, dans ce cas les 2 pions, ne peuvent pas s’éloigner indéfiniment. Cependant, grâce au formalisme établi par M. Luscher [3], il est possible de reconstruire cet effet en étudiant comment la masse calculée varie avec la taille du réseau.
Le calcul est exigeant en ressources informatiques car il faut exciter le réseau de multiples façons pour tomber sur celles qui contiennent une information sur la largeur. C’est le prix à payer pour reproduire, par le calcul, un phénomène physique pas du tout trivial : en première approximation le méson rho est fait d’un quark et d’un antiquark4 liés comme par une corde. Lorsque le rho se désintègre, le quark et l’antiquark partent chacun de leur côté, tirent sur la corde et la cassent. A chaque bout de la cassure il y a un quark et un antiquark et, en les combinant avec ceux qui étaient présents dans le rho, on peut fabriquer les deux pions, comme illustré dans la figure 1 (voir aussi l’animation ici). Calculer correctement la largeur du rho implique que ce mécanisme de brisure de corde, manifestation subtile du confinement des quarks, est bien décrit par la QCD sur réseau.
Figure 2: Le panneau supérieur montre la largeur du rho en fonction du carré de la masse du pion. Le panneau inférieur montre la valeur centrale de la masse. L’énergie est exprimée en"GeV"="1000MeV"
La figure 2 montre les résultats que nous avons obtenus dans le cadre de la collaboration BMW. Le panneau du bas montre la masse du rho en fonction de la masse du pion au carré5. Évidemment la masse physique du pion est Mπ=140 Mev et donc seul le premier point de la courbe correspond à la nature. On voit que le calcul est bien compatible avec la valeur expérimentale. La variation en fonction de Mπ2 est essentiellement linéaire comme prédit par la QCD si la masse des quarks est petite. Le panneau supérieur montre la largeur et à nouveau le point expérimental est bien compatible avec le calcul. On devine que la largeur va s’annuler vers Mπ ≈ 400Mev c’est-à-dire environ la moitié de la masse du rho. Au-delà le rho n’a plus assez d’énergie pour se désintégrer en deux pions. Il devient stable.
C’est bien sûr dans cette région de stabilité que l’immense majorité des calculs étaient faits auparavant. Nous savons maintenant qu’il est possible de faire ces calculs directement dans la région physique et que les particules instables font partie des applications de QCD sur réseau. Ces résultats, qui ont été présentés à la conférence Lattice2014 sous forme préliminaire, seront publiés prochainement [4].
1acronyme pour Quantum Chromo-Dynamics, la théorie de l’interaction forte
2Cette formule perd un peu son caractère magique si, comme c’est le cas ici, on choisit un système d’unités tel que c=1
3Voir l’épisode 23-02 de Big Bang Theory pour une illustration du principe.
4Le pion aussi est fait d’un quark et d’un antiquark, mais il n’a pas les mêmes nombres quantiques que le rho.
5 La raison de cette présentation bizarre est que la masse du pion au carré va comme la masse des quarks. C’est une conséquence de la brisure spontanée de la symétrie chirale de QCD. On pourrait faire le plot avec la masse des quarks sur l’axe des x mais comme les quarks n’existent pas à l’état libre, on préfère utiliser celle du pion qui est directement mesurable.
Références
[1] M. Planck, Annalen Phys. 4 (1901) 553.
[2] A. Einstein, Annalen Phys. 17 (1905) 891-921.
[3]M. Lüscher, Nucl. Phys. B364 (1991)237.
[4] T. Métivet et al., en préparation pour Phys. Rev. D.
Contacts : P. Guichon et T. Métivet
• Structure de la matière nucléaire › Structure en quarks et gluons des hadrons Constituants élémentaires et symétries fondamentales
• Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers (Irfu) • Le Département de Physique Nucléaire (DPhN)
• Nucleon Structure Laboratory (LSN) - The internal structure of hadrons