La quête des sources de rayons cosmiques, c’est à dire des particules hadroniques arrivant sur Terre avec des énergies tellement grandes qu’elles dépassent largement celles des collisionneurs créées par l'homme comme le LHC, est en cours depuis plusieurs décennies. Bien qu'étant ultra-relativistes, les rayons cosmiques sont déviés par les champs magnétiques présents dans tout l'Univers et leur direction d’arrivée sur la Terre ne nous renseigne donc plus sur leur origine. À ce jour, aucune source n’a pu être identifiée dans la distribution des directions d'arrivée des rayons cosmiques et le mécanisme d’accélération de ces particules reste encore une énigme.
Mais depuis quelques années, un nouvel angle d’attaque sur le mystère de l’origine des rayons cosmiques a été développé (par les physiciens de l’Irfu entre-autres): "l'astronomie multi-messager". Dans ces recherches, on utilise le fait que les interactions fondamentales créent des liens uniques entre différentes particules de haute énergie. Des observations combinées de divers messagers cosmiques pourraient en effet fournir les informations manquantes sur les phénomènes violents à l'origine des rayons cosmiques.
Les rayons gamma à haute énergie jouent un rôle important dans ce contexte. Ils sont abondamment produits dans la plupart des processus à haute énergie et fournissent une mine d'informations, telles que les localisations, des analyses morphologiques et des spectres d'énergie des sources. D'autres informations importantes sont fournies par les neutrinos de haute énergie : leur origine peut être directement liée à la présence de particules hadroniques. Bien qu'ils fournissent une pièce cruciale du puzzle dans la recherche des sources d'accélérateurs de rayons cosmiques, les neutrinos sont intrinsèquement difficiles à détecter. Même dans les observatoires comme IceCube qui utilise un volume instrumenté de la taille d’un cube d’1 km de coté dans la calotte glaciaire du pôle Sud, seuls quelques événements individuels ont été identifiés au cours des dernières années. Reconstruits avec une précision limitée, ces événements n'ont jusqu'à présent pas été liés à des sources astrophysiques détectées à d'autres longueurs d'onde. Il est donc devenu évident que seule une combinaison de divers messagers, tels que les neutrinos et les rayons gamma à haute énergie, peut rassembler les informations requises pour résoudre ce problème ancien. Par exemple, les observations d'une corrélation spatiale et temporelle entre rayons gamma et neutrinos pointeraient vers une région d'émission conjointe (identifiée par la bonne résolution spatiale fournie par les observations de rayons gamma) capable d'accélérer les particules hadroniques dont l’interaction avec le milieu provoque l'émission de neutrinos.
Coordonnées par F. Schussler, chercheur à l’Irfu, ces recherches ont été initiées il y a plusieurs années par la collaboration H.E.S.S. (e.g. F. Schussler et al., ICRC 2017), en étroite collaboration avec les deux principaux télescopes à neutrinos, IceCube et Antares. La mise en place d’un système d’alerte permet en seulement quelques dizaines de secondes d’échanger des messages annonçant la rare détection de neutrinos de haute énergie parmi un réseau mondial d'instruments. Grâce à un traitement entièrement automatisé de ces messages et la capacité des télescopes à pointer vers une nouvelle région du ciel très rapidement, H.E.S.S. est souvent l'observatoire le plus rapide du réseau. Cela a encore pu être démontré le 22 septembre 2017 : à 20h54m30.43s (UTC), un neutrino à haute énergie d'environ 290 TeV (IceCube-170922A) a été détecté dans une analyse automatisée qui fait partie du système d’alerte de IceCube. Un message a été distribué aux observateurs 43 secondes plus tard. La direction du neutrino, reconstruite à une surface d'environ 1°, pointe vers l'emplacement d'un blazar à rayons gamma connu TXS 0506+056. Ce blazar, probable source de l’accélération des rayons cosmiques (voir figure 1), est devenu observable par l’observatoire H.E.S.S. en Namibie environ 4 heures plus tard et un ensemble de données initiales de 1,3h a pu être obtenu durant cette nuit-là. Des observations supplémentaires ont été récoltées les nuits suivantes, mais aucune émission de rayons gamma n'a pu être détectée dans la région. Des limites supérieures à 7,5 x 10^-12 erg/cm^2/s (95% C.L.) sur le flux de rayons gamma ont ensuite été calculées.
Illustration d’artiste d’émission corrélée de neutrinos et rayons gamma par un blazar comme TXS 0506+056 (credit : IceCube, University Madison-Wisconsin). Un blazar est un noyau actif de galaxie (AGN) qui possède des jets de particules dirigés vers la Terre. Les AGN sont les candidats les plus probables pour l’accélération de rayons cosmiques aux énergies considérées ici. (credit : IceCube/NASA)
En haut : Photographie du télescope à neutrinos IceCube en surface au pôle Sud. © Amble / En bas : Vue schématique de l’évènement IceCube-170922A. Le code couleur représente le temps d’arrivée des signaux dans le détecteur (allant du rouge au bleu). © IceCube, University Madison-Wisconsin
Mais l’histoire ne s’arrête pas là !
Les observations de rayons gamma de plus basse énergie obtenues avec l'instrument LAT embarqué sur le satellite Fermi ont montré que le blazar TXS 0506+056 n’était pas dans son état normal. De fortes variations de flux de près d'un ordre de grandeur par rapport à la moyenne à long terme avaient été observées pendant plusieurs semaines depuis avril 2017. Comme indiqué ci-dessus, l'observation d'un neutrino pointant vers un blazar émettant des rayons gamma au cours d'une phase active suggère que les blazars peuvent être une source de rayons cosmiques de haute énergie. Cela a suscité l'intérêt de la communauté astronomique plus largement et a déclenché une vaste campagne d’observation allant des fréquences radio aux rayons gamma de haute énergie. Au cours de cette campagne, des rayons gamma de haute énergie (allant jusqu'à 400 GeV) ont été détectés par l'instrument MAGIC situé à l'Observatoire Roque de los Muchachos sur les îles Canaries à La Palma. L'émission aux rayons X a montré une variabilité spectrale, le flux dans la bande du visible était le plus élevé jamais observé ces dernières années. Un résumé de ces observations peut être trouvé dans une publication commune de tous les observatoires ayant participé à cette magnifique campagne d’observations (IceCube Collaboration et al., Multimessenger observations of a flaring blazar coincident with high-energy neutrino IceCube-170922A. Science 361, eaat1378 (2018).
Les chercheurs d’IceCube ont ensuite analysé la région du ciel autour de TXS 0506+056 en détail. Ils ont ainsi trouvé une fluctuation dans le flux de neutrinos venant de la région fin 2014 (IceCube Collaboration, Neutrino emission from the direction of the blazar TXS 0506+056 prior to the IceCube-170922A alert. Science 361, 147-151 (2018). Les recherches supplémentaires sur l’état du blazar à ce moment-là sont en cours. En exploitant les données d’un autre télescope à neutrinos installé dans la mer Méditerranée, la collaboration Antares a vérifié ces résultats en étroite coopération avec les collègues d’IceCube. Même si la région autour de TXS 0506+056 est l’une des plus brillantes du ciel vu par Antares, les résultats restent compatibles avec des fluctuations (http://antares.in2p3.fr/News/index.html).
Malgré toute l’excitation liée à la potentielle résolution d’une énigme vieille de plus de 100 ans, il est important de garder la tête froide. Il faut donc noter qu'il reste une probabilité de 0,1% que la coïncidence de l'événement neutrino avec le sursaut de TXS 0506+056 soit purement aléatoire. Cette probabilité est faible mais correspond environ à celle de trouver quatre fois d’affilée le même chiffre en lançant un dé. Pas vraiment exclu donc… En conclusion, la corrélation observée entre le neutrino énergétique IceCube-170922A et le blazar TXS 0506+056 pourrait indiquer que les blazars gamma sont effectivement des sources, pour au moins une fraction des neutrinos astrophysiques observés et peuvent donc faire partie des sources produisant des rayons cosmiques de haute énergie. Grâce à cet événement remarquable, la fenêtre vers l'astrophysique multi-messager avec des neutrinos de haute énergie et des rayons gamma de haute énergie vient donc d’être entrouverte. Ces nouvelles possibilités devront être vérifiées et exploitées par des observations futures. Les physiciens de l’Irfu, qui coordonnent ces observations avec H.E.S.S., s’affairent à la construction de l’observatoire de rayons gamma de nouvelle génération CTA (Chenrekov Telescope Array) et auront bientôt à leur disposition un instrument de tout premier plan pour continuer ces recherches.
Contact: Fabian Schussler
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